Les maîtres sonneurs

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George Sand

Les maîtres sonneurs

Comme mes yeux étaient tombés sur l’enfant, les siens s’y tournèrent aussi, et puis revinrent sur moi, si étonnés, si clairs d’innocence, que je fus honteux de mon doute comme d’une injure que je lui aurais dite :

—    Ce n’est rien, répliquai-je vitement. Je disais “Et Charlot”, parce que je m’imaginais le voir s’éveiller.

Dans ce moment-là, une sonnerie de musette se fit entendre de l’autre côté de l’eau, dans les chênes, et Brulette en fut secouée comme une feuille par un coup de vent.

—    Oui-da, lui dis-je, la danse va s’engager chez la mariée, et je pense qu’on envoie la musique pour te chercher.

—    Non ! non ! dit Brulette, qui était devenue pâle. Ce n’est ni un air, ni une musette du pays. Tiennet, Tiennet… ou je suis folle… ou celui qui joue là-bas…

—    Le vois-tu ? lui dis-je, avançant sur la terrasse et regardant de tous mes yeux; serait-ce le père Bastien ?

—    Je ne vois personne, dit-elle en me suivant; mais ce n’est pas le grand bûcheux… Ce n’est pas non plus Joseph… C’est…

—    Huriel peut-être ! Ça me paraît moins sûr que la rivière qui nous en sépare; mais allons-y tout de même; nous trouverons un gué, et s’il est par là, il faudra bien que nous l’attrapions au passage, ce beau muletier, et sachions ce qu’il pense.

—    Non, Tiennet, je ne veux point quitter ni déranger Charlot.

—    Au diable Charlot ! Alors, attends-moi là; j’y vas tout seul.

—    Non, non, non ! Tiennet ! s’écria Brulette en me retenant à deux mains; l’endroit est dangereux pour descendre.

—    Quand je m’y devrais casser le cou, je te veux sortir de la peine où tu es ! m’écriai-je.

—    Quelle peine ? fit-elle en me retenant toujours et en se ravisant de son premier trouble, par un effort de sa fierté. Qu’est-ce que ça me fait, que ce soit Huriel ou tout autre qui passe dans ce bois ? Crois-tu que je veuille faire courir après quelqu’un qui, me sachant là, passerait peut-être encore plus loin.

—    Si c’est là ce que vous pensez, fit une douce voix derrière nous, il faudra donc que nous nous en allions ?

Nous nous étions retournés au premier mot : la belle Thérence était devant nos yeux.

—    À sa vue, Brulette, qui avait tant murmuré de son oubli, perdit tout son courage, et tomba dans ses bras en versant un grand flot de pleurs.

—    Eh bien, eh bien, dit Thérence en l’embrassant avec la force d’une vraie fille de fendeux qu’elle était, m’avez vous crue oublieuse de nos amitiés ? Pourquoi jugez-vous mal des gens qui n’ont point passé un jour sans songer à vous ?

—    Dites-lui vitement si votre frère est là, Thérence, m’écriai-je, car… Brulette, se retournant, mit sa main sur ma bouche, et je me repris en riant pour dire : Car j’ai grand-soif de le revoir.

—    Mon frère est là, dit Thérence; mais il ne vous sait point si près… Tenez, le voilà qui s’éloigne, car sa musique ne s’entend quasiment plus.

Elle regarda Brulette, qui redevenait pâle, et ajouta en riant :

—    Il est trop loin pour que je puisse l’appeler, mais il ne tardera pas de tourner par ici et de venir au vieux château. Alors, si vous ne le méprisez pas trop, Brulette, et si vous ne m’en empêchez pas, je lui ferai une petite surprise, à quoi il ne s’attend guère; car il ne croyait vous saluer que ce soir. Nous devions aller vous faire visite à votre bourg, et c’est un bonheur que je vous aie trouvée ici pour nous sauver d’un retard dans notre rencontre. Rentrons sous ce bois, car s’il vous apercevait d’où il est, il serait capable de se noyer en passant la rivière, dont il ne connaît point encore les gués.

Nous retournâmes nous asseoir autour de Charlot, que Thérence regarda, demandant, de son grand air simple et franc, s’il était à moi :

—    À moins que je ne fusse marié depuis longtemps, lui répondis-je, ce qui n’est pas…

—    Il est vrai, reprit-elle en le regardant mieux, c’est déjà un petit bonhomme; mais vous auriez pu être marié quand vous êtes venu chez nous. Puis, elle avoua, en riant, qu’elle se faisait peu d’idée de la croissance des marmots, n’en voyant guère pousser dans les bois où elle vivait toujours, et où les humains ont peu coutume d’amener et d’élever leurs familles :

—    Vous me retrouvez aussi sauvage que vous m’avez laissée, reprit-elle, mais cependant moins quinteuse, et j’espère que ma douce Berrichonne n’aura plus à se plaindre de ma méchante humeur.

—    En effet, dit Brulette, vous me paraissez plus gaie, mieux portante, et si fort embellie qu’on a les yeux éblouis de vous regarder.

C’était là une remarque qui m’avait brûlé la vue dès le premier moment. Thérence avait fait une provision de santé, de fraîcheur et de clarté dans la figure qui la changeait en une autre femme. Si elle avait encore l’œil un peu enfoncé sous le front, son sourcil noir ne se tordait plus pour en cacher le feu, et s’il y avait toujours de la fierté dans son rire, il y avait aussi de la belle gaieté qui, par moments, faisait reluire ses dents brillantes comme des perles de rosée dans une fleur. Ses joues n’étonnaient plus par leur blancheur de fièvre, le soleil de mai l’ayant un peu mordue en voyage; mais il y avait poussé des roses; et je ne sais pas quoi de jeune, de fort, de vaillant dans toute sa mine me fit sauter le cœur à une idée qui me vint, je ne sais comment, en regardant si le signe noir comme un velours, qu’elle avait au coin de la bouche, était toujours bien à la même place.

—    Mes amis, nous dit-elle en essuyant ses beaux cheveux, crêpelés naturellement, que la chaleur avait collés à son front, puisque nous avons un moment pour nous parler avant que mon frère soit ici, je vous veux, sans grimace et sans honte, régaler de mon histoire; car à cette histoire-là tient celle de plusieurs autres. Seulement, dis-moi, Brulette, si ce Tiennet, dont tu faisais autrefois grande estime, est, comme il me paraît, toujours le même, et si je peux reprendre la causette avec toi comme le jour où nous l’avons laissée, il y aura un an à la moisson qui vient ?

—    Oui, ma chère Thérence, tu le peux, répondit ma cousine, contente d’en être tutoyée pour la première fois.

—    Eh bien, Tiennet, dit Thérence avec une vaillantise de bonne foi sans pareille, et qui la faisait bien différer de la retenue et craintive Brulette, je ne vous apprendrai rien en vous disant que l’an passé, avant votre visite chez nous, je m’étais attachée à un pauvre garçon triste et souffrant de son corps, comme une mère s’attache à son enfant. Je ne le savais pas encore épris d’une autre, et lui, voyant mon amitié, dont je ne me cachais point, n’avait pas le courage de me dire que j’en serais mal payée. Pourquoi Joseph, car je peux bien le nommer, et vous voyez, mes amis, que ça ne me fait point changer de couleur, pourquoi Joseph, à qui j’avais tant demandé, dans ses défaillances de maladie, de me dire la cause de ses peines, m’avait-il juré n’en avoir point d’autre que le regret de sa mère et de son pays ? Il me jugeait donc lâche et me faisait injure, car s’il se fût ouvert à moi, c’est moi qui aurais été chercher Brulette, sans sourciller, et sans tomber dans le tort de prendre une mauvaise opinion d’elle, comme cela m’est arrivé, dont je me confesse et lui demande pardon.

—    Tu l’as déjà fait, Thérence, et il n’y a rien à pardonner quand l’amitié y est déjà.

—    Oui, mon enfant, reprit Thérence, mais le tort que tu oublies, je n’en ai pas moins gardé souvenance, et, pour tout au monde, j’aurais voulu le réparer auprès de Joseph en lui conservant mes soins, mon amitié, ma bonne humeur après ton départ. Songez, mes amis, que je n’avais jamais menti, moi, et que, dès mon plus jeune âge, mon père, qui s’y connaît, m’avait surnommée Thérence la sincère. Quand, sur les bords de votre Indre, la dernière fois que je vous vis, à moitié chemin de chez vous, je parlai seule à seul un moment avec Joseph, le priant de revenir chez nous et lui promettant que rien ne serait changé dans mon intérêt pour son repos et sa santé, pourquoi a-t-il refusé, dans son cœur, de me croire ? Et pourquoi, me promettant, des lèvres, de revenir, mensonge dont je ne fus point dupe, se retira-t-il de moi pour toujours en me méprisant, comme une fille sans souci et sans honte qui le tourmenterait de quelque lâche folleté d’amour ?

—    Eh quoi, dis-je, est-ce que Joseph, qui n’a passé que vingt-quatre heures avec nous, n’est pas retourné auprès de vous autres, pour, à tout le moins, vous dire ses desseins et faire ses adieux ? Depuis qu’il nous a quittés, nous n’avons point eu de nouvelles de lui.

—    Si vous n’en avez point eu nouvelles, reprit Thérence, je vas vous en dire. Joseph est retourné en nos bois sans nous voir, sans nous parler. Il est venu nuitamment comme un voleur qui a honte du soleil. Il est entré en sa loge pour prendre sa cornemuse et ses effets, et il est parti sans saluer le seuil de la cabane de mon père, sans seulement détourner la tête de notre côté. Je l’ai vu, je ne dormais pas. J’ai suivi de l’œil toutes ses actions, et quand il a été enfoncé dans le bois, je me suis sentie aussi tranquille qu’une morte. Mon père m’a réchauffée au soleil du bon Dieu et de son grand cœur. M’emmenant avec lui dans la lande, il m’a parlé tout un jour, ensuite toute une nuit, jusqu’à ce qu’il m’ait vue prier et dormir. Vous connaissez un peu mon père, mes chers amis, mais vous ne pouvez pas savoir comme il aime ses enfants, comme il les console, comme il sait trouver tout ce qu’il faut leur dire pour les rendre semblables a lui, qui est un ange du ciel caché sous l’écorce d’un vieux chêne.

»Mon père m’a guérie; sans lui, j’aurais méprisé Joseph; à présent, je ne l’aime plus, voilà tout !

Et, finissant ainsi, Thérence essuya encore son beau front, mouillé de sueur, reprit son haleine, embrassa Brulette, et me tendit, en riant, une grande main blanche et bien faite, dont elle secoua la mienne avec la franchise qu’un garçon eût pu y mettre.

George Sand

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