Les maîtres sonneurs

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George Sand

Les maîtres sonneurs

Je vis que Brulette était portée à blâmer Joseph très sévèrement et je pensai devoir le défendre un peu :

—    Je suis loin d’approuver ce que sa conduite montre d’ingratitude envers vous, dis-je à Thérence; mais, puisque vous en êtes assez revenue pour voir selon la justice, convenez qu’au fond de son idée, il y avait un respect pour vous et une crainte de vous tromper. Tout le monde n’est pas vous, ma belle fille des bois, et je pense même que peu de gens ont le cœur assez pur et le courage assez franc pour aller droit au but et dire, comme cela, les choses telles qu’elles sont. Et puis, vous avez une somme de force et de vertu dont Joseph, et bien d’autres en sa place, ne se sentiraient peut-être point capables.

—    Je ne vous entends point, dit Thérence.

—    Si fait moi, dit Brulette. Joseph craignait sans doute de se laisser jeter un charme par votre beauté, et de vous aimer pour cela, sans pouvoir vous donner tout son cœur, comme vous le méritez.

—    Oh ! dit Thérence, toute rougissante d’orgueil fâché, c’est juste de cela que je me plains ! Joseph a craint de m’entraîner dans quelque faute, dites le mot. Il n’a pas compté sur ma raison et sur mon honneur. Eh bien, son estime m’eût consolée, au lieu que son doute est une chose humiliante. N’importe, Brulette, je lui pardonne tout, parce que je n’en souffre plus et me sens au-dessus de lui; mais rien n’ôtera du fond de mon cœur que Joseph a été ingrat envers moi et qu’il a vu petitement son devoir. Je vous dirais : N’en parlons plus, si je n’étais obligée de vous raconter le reste; mais il le faut, autrement vous ne sauriez quoi penser de la conduite de mon frère.

—    Ah ! Thérence, dit Brulette, il me tarde bien d’apprendre de vous s’il n’y a pas eu de suites à un malheur qui nous tourmentait tous là-bas !

—    Mon frère, dit Thérence, n’a pas fait ce qu’on s’imaginait. Au lieu de s’en aller cacher son malheureux secret dans les pays éloignés, il est revenu sur ses pas au bout de huit jours. Il a été chercher le carme à son couvent, qui est du côté de Montluçon, où il savait qu’il le trouverait revenu de sa tournée.

»Frère Nicolas, qu’il lui a dit, je ne peux pas vivre avec un mensonge si lourd sur le cœur. Vous m’avez dit de m’en confesser à Dieu, mais il y a sur la terre une justice qui, pour n’être pas toujours bien rendue, n’en est pas moins une loi venue du ciel. Il faut donc que je me confesse aussi aux hommes, et que j’endure la peine et le blâme que j’ai pu mériter.

» — Un moment, mon fils, a répondu le moine; les hommes ont inventé la peine de mort, que Dieu réprouve, et ils vous tueront peut-être volontairement pour avoir tué par mégarde.

» — Ça n’est pas possible, a dit mon frère. Je n’ai pas voulu tuer, et je le prouverai.

» — Vous le prouverez par témoins, a dit le moine; alors vous compromettrez vos compagnons, votre chef, qui est mon neveu et qui n’est pas plus assassin que vous dans son intention : vous les exposerez à être tourmentés et vous vous verrez entraîné à trahir les jurements que vous avez faits à votre confrérie. Tenez, restez à mon couvent et attendez-moi. Je me charge d’arranger tout, pourvu que vous ne me demandiez pas trop comment. »

»Là dessus le carme a été trouver son abbé, lequel l’a renvoyé devant son évêque, celui que, dans les campagnes, nous appelons le grand prêtre, comme dans les temps anciens, et qui est évêque de Montluçon. Le grand prêtre, qui a le pouvoir d’être écouté des plus grands juges, a dit et fait des choses que nous ne savons point; puis il a mandé mon frère devant lui et lui a dit : « Mon fils, confessez-vous à moi comme à Dieu. » Et Huriel ayant dit toute la vérité de bout en bout, l’évêque lui a dit encore : « Faites-en pénitence, mon fils, et repentez-vous. Votre affaire est arrangée devant les hommes; vous n’en serez jamais inquiété; mais vous devez apaiser le mécontentement de Dieu, et pour cela, je vous engage à quitter la compagnie et la confrérie des muletiers, qui sont gens sans religion et dont les pratiques secrètes sont contraires aux lois du ciel et de la terre. » Et mon frère lui ayant humblement remontré qu’il s’y trouvait pourtant d’honnêtes gens : « C’est tant pis, a dit le grand prêtre. Si les honnêtes gens qui s’y trouvent refusaient les serments qui s’y font, le mal sortirait de cette société-là, et ce serait une corporation d’ouvriers aussi estimable que toute autre. »

»Mon frère a réfléchi aux paroles du grand prêtre, et aurait souhaité réformer les mauvaises coutumes de ses confrères, ce qui lui paraissait plus utile que de les abandonner. Il a donc été les trouver et leur a fort bien parlé, à ce qu’on m’a dit; mais, après l’avoir écouté très doucement, ils lui ont répondu ne pouvoir et ne vouloir rien changer dans leurs usances. Sur quoi, il leur a payé le dédit convenu, a vendu tous ses mulets, et n’a gardé que son clairin pour notre service. Par ainsi, Brulette, ce n’est pas un muletier que vous allez voir, mais un bon et solide fendeux de bois qui travaille avec son père.

—    Et qui a dû avoir un peu de peine à s’y habituer, peut-être ? dit Brulette, cachant mal le plaisir qu’elle goûtait dans toutes ces nouvelles.

—    S’il a senti quelque peine à changer de travail, répondit Thérence, il s’en est consolé en se souvenant que vous aviez peur des muletiers, et que dans vos pays, on les avait en abomination. Mais puisque j’ai contenté votre impatience de savoir comment mon frère était sorti de ses peines, il faut que vous m’entendiez vous reparler de Joseph, pour vous en apprendre une chose qui vous fâchera peut-être, belle Brulette, et vous étonnera encore plus.

Comme Thérence disait cela avec un peu de malice et de gaieté, Brulette ne s’en inquiéta point, et la pria de s’expliquer.

—    Sachez donc, dit Thérence, que nous avons passé ces trois derniers mois en la forêt de Montaigu, où nous avons rencontré Joseph bien portant, mais toujours sérieux et comme recueilli en lui-même; et, si vous voulez connaître où il est, je vous dirai que nous l’avons laissé par là avec mon père, qui l’aide à se faire recevoir maître sonneur; car vous savez, ou ne savez pas, que cela aussi est une confrérie, et qu’il y faut des pratiques dont on ne dit pas le secret. Joseph a été embarrassé d’abord en nous voyant. Il se sentait honteux pour me parler, et nous eût peut-être évités, si mon père, après lui avoir reproché son manque de fiance et d’amitié, ne l’eût retenu, sachant bien qu’il lui était encore nécessaire. En s’assurant que j’étais tranquille et sans mauvaise ressouvenance, Joseph s’est enhardi à nous redemander notre amitié, et mêmement a tâché de s’excuser de sa conduite; mais mon père, qui ne lui voulait point laisser mettre le doigt sur la blessure, a tourné la chose en plaisanterie, et lui a fait travailler le bois et la musique, à seules fins de le mener vitement au bout de sa tâche.

Or, comme il ne nous parlait point de vous autres, je m’en suis étonnée, et l’ai questionné beaucoup sans en pouvoir tirer un mot. Ni mon frère ni moi n’avions de vos nouvelles, qui ne nous sont venues que la semaine dernière, quand nous avons passé par notre pays d’Huriel. Nous étions donc tourmentés à votre sujet, et mon père ayant dit un peu vivement à Joseph que s’il avait des lettres de son pays, il devait au moins nous dire qui vit ou qui meurt, Joseph lui a répondu : « Tout le monde va bien et moi aussi. » Et il disait cela d’une voix qui sonnait bien creux.

Mon père, qui n’y va point par quatre chemins, lui a commandé de parler; mais lui, d’un ton raide : « Je vous dis, mon maître, que tous nos amis de là-bas sont contents, et que si vous me voulez accorder votre fille en mariage, je serai aussi content que les autres. »

Nous avons pensé d’abord qu’il devenait fou, et ne lui avons répondu qu’en riant, encore que son air nous donnât de l’inquiétude; mais il y revint sérieusement deux jours après et me demanda à moi-même si j’avais de l’amitié pour lui. Je n’eus point d’autre vengeance à faire d’une offre si tardive que de lui répondre :

—    Oui, Joseph, j’ai de l’amitié pour vous, comme Brulette en a.

Il serra la bouche, baissa la tête et n’y revint pas.

Mais mon frère l’ayant pris dans un autre moment, en a eu cette réponse :

—    Huriel, je ne pense plus à Brulette, et te prie de ne m’en jamais parler.

Il n’y a pas eu moyen d’en tirer davantage, sinon qu’il voulait, aussitôt qu’il serait reçu maître sonneur, aller pratiquer un bout de temps en son pays, pour montrer à sa mère qu’il était en état de la soutenir; après quoi, il irait se fixer avec elle dans la Marche, ou dans le Bourbonnais si je voulais être sa femme.

Alors il y a eu entre mon père, mon frère et moi de grandes explications. Tous deux me voulaient faire confesser que j’y consentirais peut-être; mais Joseph y revenait trop tard pour moi, et j’avais fait trop de réflexions à son sujet. J’ai refusé tranquillement, ne sentant plus rien pour lui, et sentant bien aussi qu’il n’avait jamais rien eu pour moi. Je suis fille trop fière pour vouloir être un remède contre le dépit. J’ai pensé que vous lui aviez écrit pour lui ôter l’espérance…

—    Non, dit Brulette, je ne l’ai point fait, et c’est tout bonnement grâce à Dieu qu’il m’a oubliée. C’est peut-être qu’il vous connaît mieux, ma Thérence, et que…

—    Non, non, dit résolument la fille des bois : si ce n’est par dépit contre votre indifférence, c’est alors par dépit contre ma guérison. Il ne ferait donc cas de moi que parce que je n’en fais plus assez de lui ! Si c’est là son amour, ce ne serait pas le mien, Brulette ! Tout ou rien; oui pour la vie en toute franchise, ou non pour la vie en toute liberté !

»Mais voilà cet enfant qui s’éveille, et je vous veux emmener à ma demeurance du moment, qui est ce vieux château du Chassin.

—    Ne nous direz-vous, au moins, fit Brulette, bien intriguée de tout ce qu’elle apprenait, comment et pourquoi vous êtes dans le pays d’ici ?

—    Vous êtes trop pressée de savoir, répondit Thérence; soyez-le donc un peu plus de voir !

Et la prenant par le cou avec son beau bras nu, tout brun du soleil, elle l’emmena sans lui donner le temps de ramasser Charlot, qu’elle prit comme un chebrilion sous son autre bras, encore qu’il fût déjà lourd comme un petit bœuf.

George Sand

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