Les maîtres sonneurs

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George Sand

Les maîtres sonneurs

A ce moment, Brulette, qui nous écoutait, se montra, et, mal habituée à être traitée de la sorte, mais contente cependant d’entendre expliquer la conduite d’Huriel, elle s’assit auprès de Thérence et lui prit la main d’un air sérieux, où il y avait de la compassion et du reproche en même temps. Thérence en fut un peu apaisée et lui dit d’une manière plus douce :

—    Pardonnez-moi, Brulette, si je vous ai fait de la peine; mais, véritablement, je ne me le reprocherai point, si je vous amène à de meilleurs sentiments. Voyons, convenez que votre conduite a été fausse et votre cœur dur. Je ne sais pas si c’est la coutume en vos pays de se faire désirer avec l’intention de se refuser; mais moi, pauvre fille sauvage, je trouve le mensonge criminel et ne comprends rien à ces manéges-là. Or donc, ouvrez les yeux sur le mal que vous faites. Je ne vous dirai pas que mon frère y succombera : c’est un homme trop fort et trop courageux, il est aimé de trop de filles qui vous valent bien, pour ne pas en prendre son parti : mais ayez pitié du pauvre Joset, Brulette ! Vous ne le connaissez point, encore que vous ayez été élevée avec lui; vous l’avez jugé imbécile, et c’est au contraire un grand esprit. Vous le croyez froid et indifférent, tandis qu’il est rongé d’une tristesse qui prouve le contraire : mais son corps est trop faible et ne saura tenir contre le chagrin, si vous l’abusez. Donnez-lui votre cœur comme il le mérite, c’est moi qui vous en prie et qui vous maudirai si vous le faites mourir !

—    Est-ce que vous pensez ce que vous me dites là, ma pauvre Thérence ? répondit Brulette en la regardant à travers les yeux. Si vous voulez savoir le fond de mon idée, je crois que vous aimez Joseph et que je vous donne, malgré moi, une forte jalousie qui vous porte à me chercher des torts. Eh bien, regardez-y mieux, mon enfant, je ne veux point rendre ce garçon amoureux de moi, je n’y ai jamais songé, et je regrette qu’il le soit. Je suis même toute portée à vous aider à l’en guérir, et si j’avais su ce que vous me faites voir, je ne serais point venue ici, encore que votre frère m’eût dit la chose être nécessaire.

—    Brulette, dit Thérence, vous me croyez bien peu fière, si vous jugez que j’aime Joseph comme vous l’entendez, et que je descends jusqu’à la jalousie pour vos agréments. La manière dont je l’aime, je n’ai pas sujet de m’en cacher ni d’en avoir honte devant personne. S’il en était ainsi, j’aurais, à tout le moins, assez d’orgueil pour ne pas laisser croire que je vous le dispute. Mais mon amitié pour lui est si franche et si honnête que je me porterai courageusement à le défendre contre vos piéges. Ainsi, aimez-le franchement comme moi, et, au lieu de vous en vouloir, je vous aimerai et vous estimerai; je reconnaîtrai vos droits, qui sont plus anciens que les miens, et je vous aiderai à l’emmener dans son pays, à la condition qu’il y sera votre seul ami et votre mari. Autrement, attendez-vous à trouver en moi une ennemie qui vous donnera ouvertement condamnation. Il ne sera pas dit que j’aurai aimé cet enfant et soigné ce malade, pour qu’une belle coquette de village le vienne tuer sous mes yeux.

—    C’est bien, dit Brulette qui avait repris toute sa fierté; je vois de plus en plus que vous êtes amoureuse et jalouse, et j’en suis plus tranquille pour m’en aller et le laisser à vos soins. Que votre attache soit honnête et franche, je n’en doute pas; je n’ai pas, comme vous, des raisons pour être colère et injuste. Pourtant, je m’étonne de ce que vous voulez me faire rester et me paraître amie. C’est là où finit votre sincérité, et je vous déclare que j’en veux savoir la raison, sans quoi je ne m’y prêterai point.

—    La raison, vous la dites vous-même, répondit Thérence, quand vous vous servez de vilains mots pour m’humilier. Vous venez de prononcer que j’étais amoureuse et jalouse : si c’est comme cela que vous expliquez la force et la bonté de mon sentiment pour Joseph, vous ne manquerez point de le lui faire croire aussi, et ce jeune homme, qui me doit le respect et la reconnaissance, se croira le droit de me mépriser et de se moquer de moi en lui-même.

—    Vous avez raison, Thérence, dit Brulette, qui avait le cœur et l’esprit trop justes pour ne pas estimer la fierté de la fille des bois. Je dois vous aider à garder votre secret, et je le ferai. Je ne vous dis pas que je vous aiderai de tout mon pouvoir auprès de Joseph; votre hauteur s’en offenserait, et je comprends que vous ne vouliez pas recevoir son amitié de moi comme une grâce; mais je vous prie d’être juste, de réfléchir, et même de me donner un conseil que, plus douce et plus humble que vous, je vous demande pour la gouverne de ma conscience.

—    Dites donc, je vous écoute, répondit Thérence, apaisée par la soumission et la raison de Brulette.

—    Sachez, avant tout, dit celle-ci, que je n’ai jamais eue d’amour pour Joseph, et, si cela pouvait vous guérir, je vous en dirais la cause.

—    Dites-la, je la veux savoir ! s’écria Thérence.

—    Eh bien, la cause, dit Brulette, c’est qu’il ne m’aime pas comme je voudrais être aimée. J’ai connu Joseph dès ses premiers ans; il n’a jamais été aimable avant de venir ici, et il vivait si retiré en lui-même que je le jugeais égoïste. À présent, je veux croire qu’il ne l’était pas d’une mauvaise façon; mais, d’après l’entretien que nous avons eu hier ensemble, je suis toujours assurée que j’aurais, en son cœur, une rivale dont je serais vilement écrasée, et cette maîtresse qu’il préférera à sa propre femme, ne vous y trompez pas, Thérence, c’est la musique.

—    J’ai quelquefois songé à ce que vous dites là, répondit Thérence, après avoir réfléchi un peu, et en montrant bien, par son air soulagé, qu’elle aimait mieux avoir à se battre contre la musique, dans le cœur de Joseph, que contre l’aimable Brulette. Joseph, dit-elle, est très souvent dans l’état où j’ai vu quelquefois mon père, c’est-à-dire que le plaisir de musiquer est si grand pour eux, que rien ne compte auprès de celui-là; mais mon père n’en est pas moins si aimant et si aimable, que je ne suis point jalouse de son plaisir.

—    Eh bien, Thérence, dit Brulette, espérons qu’il rendra Joseph tout pareil à lui et par conséquent digne de vous.

—    De moi ? pourquoi de moi plus que de vous ? Dieu m’est témoin que je ne m’occupe pas de moi quand je travaille et prie pour Joseph. Mon sort me tourmente bien peu, allez, Brulette, et je ne comprends guère qu’on se souvienne de soi-même dans l’amitié qu’on a pour une personne.

—    Alors, dit Brulette, vous êtes comme une manière de sainte, ma chère Thérence, et je sens que je ne vous vaux point; car je me compte toujours pour quelque chose, et même pour beaucoup, quand je me permets de rêver le bonheur dans l’amour. Peut-être n’aimez-vous point Joseph comme je me l’imaginais; mais quoi qu’il en soit, je vous prie de me dire comment je dois me comporter avec lui. Je ne suis point du tout sûre qu’en lui ôtant l’espérance, je lui porterais le coup de la mort : autrement, vous ne me verriez pas si tranquille; mais il est malade, c’est bien vrai, et je lui dois du ménagement. Voilà où mon amitié pour lui est grande et sincère, et où je ne suis pas si coquette que vous pensez; car s’il est vrai que j’aie cinquante galants en mon village, où serait mon avantage et mon divertissement de venir relancer en ces bois le plus humble et le moins recherché de tous ? Il me semblait, au contraire, que je méritais mieux de votre estime, puisqu’à l’occasion, je savais lâcher sans regret ma joyeuse compagnie, pour venir porter assistance à un pauvre camarade qui se réclamait de mon souvenir.

Thérence, comprenant enfin qu’elle avait tort, se jeta au cou de Brulette, sans lui demander aucunement excuse, mais en lui marquant par des caresses et par des larmes qu’elle s’en repentait franchement.

Elles en étaient là quand Huriel, suivi de ses mules, devancé par ses chiens, et monté sur son petit cheval, parut au bout de l’allée où nous étions.

Le muletier venait nous faire ses adieux; mais rien, dans son air, ne marquait le chagrin d’un homme qui se veut guérir, par la fuite, d’un amour nuisible. Il paraissait, au contraire, dispos et content, et Brulette pensa que Thérence ne l’avait mis au rang de ses amoureux que pour donner une raison de plus, bonne ou mauvaise, à son premier dépit.

Elle essaya même de lui faire dire le vrai motif de son départ, et, comme il prétendait avoir de l’ouvrage qui pressait, Thérence, de son côte, disant le contraire et s’efforçant à le retenir, Brulette, un peu piquée du courage qu’il marquait, lui fit reproche de s’ennuyer en la compagnie des Berrichons. Il se laissa plaisanter et ne voulut rien changer à son dessein; ce qui finit par offenser Brulette et la porta à lui dire :

—    Puisque je ne vous verrai peut-être plus jamais, ne pensez-vous pas, maître Huriel, qu’il serait temps de me rendre un gage qui ne vous appartient pas, et qui vous pend toujours à l’oreille ?

—    Oui-da, répondit-il, je crois qu’il m’appartient comme mon oreille appartient à ma tête, puisque c’est ma sœur qui me l’a donné.

—    Votre sœur n’a pu vous donner ce qui est à Joseph ou à moi.

—    Ma sœur a fait sa première communion tout comme vous, Brulette, et quand j’ai rendu votre joyau à Joset, elle m’a donné le sien. Demandez-lui si ce n’est point la vérité.

Thérence rougit beaucoup, et Huriel riait en sa barbe. Brulette crut comprendre que le plus trompé des trois était Joseph, qui portait, comme une relique, à son cou, le petit cœur d’argent de Thérence, tandis que le muletier portait toujours celui qui lui avait été confié d’abord. Elle ne se voulut point prêter à cette fraude, et s’adressant à Thérence :

—    Ma mignonne, lui dit-elle, je crois que le gage que garde Joset lui portera bonheur, et m’est avis qu’il le doit conserver; mais puisque celui-ci est à vous, je vous requiers le redemander à votre frère, afin de m’en faire un don, qui me sera très précieux venant de vous.

—    Je vous ferai n’importe quel autre don vous souhaiterez de moi, répondit Thérence, et ce sera de grand cœur; mais celui-ci ne m’appartient plus. Ce qui est donné est donné, et je ne pense pas qu’Huriel me le veuille restituer.

—    Je ferai, dit vivement Huriel, ce que Brulette voudra. Voyons, le commandez-vous ?

—    Oui, dit Brulette, qui ne pouvait plus reculer, encore qu’elle regrettât son idée en voyant l’air fâché du muletier. Il ouvrit aussitôt son anneau d’oreille et en retira le gage qu’il remit à Brulette, disant :

—    Soit fait comme il vous plaît. Je serais consolé de perdre le gage de ma sœur, si je pensais que vous ne le donnerez, ni ne l’échangerez.

—    La preuve que je ne le ferai point, dit Brulette en l’attachant au collier de Thérence, c’est que je le lui donne en garde. Et quant à vous, dont voici l’oreille déchargée de ce poids, vous n’avez plus besoin d’aucun signe pour vous faire reconnaître quand vous reviendrez en mon pays.

—    C’est bien honnête de votre part, répondit le muletier; mais comme j’ai fait mon devoir envers Joseph, et que vous savez, à présent, ce que vous aviez besoin de savoir pour le rendre heureux, je n’ai plus à me mêler de ses affaires. Je pense que vous l’emmènerez et que je n’aurai plus jamais occasion de retourner en votre pays. Adieu donc, belle Brulette, je vous augure tous les biens que vous méritez, et vous laisse en ma famille, qui, mieux que moi, vous servira ici et vous reconduira chez vous quand vous le souhaiterez.

Là-dessus, il s’en alla chantant :

Un mulet, deux mulets, trois mulets Sur la montagne, voyez-les; Au diable c’est la bande.

Mais il me parut que sa voix n’était point aussi assurée qu’elle s’efforçait de le paraître; et Brulette, qui se sentait mal à l’aise, voulant échapper à l’attention de Thérence, revint avec elle et moi auprès de Joseph.

George Sand

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