Charlotte Brontë

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Charlotte Brontë

Jane Eyre ou Les mémoires d'une institutrice

Et que pensait Mr Saint-John de cet ange terrestre ? Je me fis naturellement cette question lorsque je le vis se tourner vers elle et la regarder, et je cherchai la réponse dans sa contenance; mais ses yeux s'étaient déjà détournés de la péri, et il regardait une humble touffe de marguerites qui croissait près de la porte.

« Une belle soirée ! mais il est un peu tard pour être seule dehors, dit-il en écrasant sous ses pieds la tête neigeuse des marguerites fermées.

—    Oh ! dit-elle, je suis arrivée de S*** (et elle nomma une grande ville éloignée de vingt milles environ) cette après-midi. Mon père m'a dit que vous aviez ouvert votre école, et que la nouvelle maîtresse était arrivée. Alors, après le thé, je me suis habillée et je suis descendue dans la vallée pour la voir, la voilà ? demanda-t-elle en m'indiquant.

—    Oui, répondit Saint-John.

—    Pensez-vous vous habituer à Morton ? me demanda-t-elle d'un ton simple, naïf et direct, qui, bien qu'enfantin, me plaisait.

—    J'espère que oui, répondis-je; j'ai plusieurs raisons pour le croire.

—    Avez-vous trouvé vos écolières aussi attentives que vous l'espériez ?

—    Oui.

—    Votre maison vous plaît-elle ?

—    Beaucoup.

—    L'ai-je gentiment meublée ?

—    Très gentiment.

—    Ai-je fait un bon choix en prenant Alice Wood pour vous aider ?

—    Oui, certainement; elle est adroite et apprend bien. »

Je pensais que cette jeune fille devait être Mlle Oliver, l'héritière favorisée également par la fortune et par la nature. Je me demandais quelle heureuse combinaison de planètes avait présidé à sa naissance.

« Je viendrai de temps en temps vous aider, ajouta-t-elle; ce sera une distraction pour moi de vous visiter quelquefois; j'aime les distractions. Monsieur Rivers, si vous saviez comme j'ai été gaie pendant mon séjour à S***. Hier, j'ai dansé jusqu'à deux heures du matin. Le régiment de… est stationné à S*** depuis les émeutes; les officiers sont les hommes les plus agréables du monde; comme ils font honte à nos aiguiseurs de couteaux et à nos marchands de ciseaux ! »

Il me sembla voir Mr Rivers avancer sa lèvre inférieure et relever sa lèvre supérieure. Il est certain que sa bouche se comprima et que le bas de son visage prit une expression plus sombre et plus triste que jamais, lorsque la joyeuse jeune fille lui parla du bal. Il cessa de regarder les marguerites et leva sur elle un regard sévère, scrutateur et significatif. Elle y répondit par un second sourire qui allait bien à sa jeunesse, à sa fraîcheur et à ses yeux brillants.

La jeune fille, voyant Saint-John redevenu muet et froid, se remit à caresser Carlo.

« Ce pauvre Carlo m'aime, dit-elle; il ne s'éloigne pas de ses amis, lui; il n'est pas sombre, près d'eux, et s'il pouvait parler, il ne garderait pas le silence. »

Pendant qu'elle caressait la tête du chien, en se penchant avec une grâce naturelle devant le maître jeune et austère de l'animal, je vis la figure de Mr Rivers s'enflammer, je vis ses yeux sévères s'adoucir tout à coup, et briller comme dominés par une force irrésistible. Ainsi animé, il était presque aussi beau qu'elle; sa poitrine se souleva une fois; son grand cœur, fatigué d'une contrainte despotique, sembla vouloir s'épandre en dépit de toute volonté, et fit un vigoureux effort pour obtenir sa liberté : mais Saint-John le dompta, comme un cavalier résolu dompte un cheval fougueux; il ne répondit ni par une parole ni par un mouvement à la gentille avance faite par la jeune fille.

« Mon père se plaint de ce que vous ne venez plus jamais nous voir, dit Mlle Oliver en levant les yeux; vous êtes comme étranger à Vale-Hall. Le soir, mon père est seul; il ne se porte pas très bien; voulez-vous venir avec moi pour le voir ?

—    L'heure n'est pas favorable pour déranger Mr Oliver, répondit Saint-John.

—    Pas favorable mais si, au contraire; c'est l'heure où papa a le plus besoin de compagnie; les travaux sont terminés et il n'a plus rien qui l'occupe. Venez, monsieur Rivers; pourquoi êtes-vous si sauvage et si triste ? » Et, voyant que Saint-John persistait dans son silence, elle reprit : « Oh ! j'avais oublié, dit-elle en secouant sa belle tête bouclée et en paraissant fâchée contre elle; je suis si folle et si légère ! Excusez-moi. J'avais tout à fait oublié que vous avez une bien bonne raison pour ne pas désirer répondre à mon bavardage; Diana et Marie vous ont quitté aujourd'hui, Moor-House est fermé et vous êtes seul. Je vous assure que je vous plains; venez voir papa.

—    Pas ce soir, mademoiselle Rosamonde, pas ce soir. »

Mr Saint-John partait comme un automate; lui seul savait combien ce refus lui coûtait d'efforts.

« Eh bien, puisque vous êtes si entêté, je vais vous quitter; car je n'ose pas rester plus longtemps; la rosée commence à tomber. Bonsoir. »

Elle lui tendit la main; il la toucha à peine.

« Bonsoir, » répéta-t-il d'une voix basse et sourde comme un écho.

Elle partit, mais revint au bout d'un instant.

« Êtes-vous bien portant ? » demanda-t-elle.

Elle pouvait bien faire cette question; car la figure de Saint-John était aussi blanche que la robe de la jeune fille.

« Très bien, » répondit-il, et, après s'être incliné, il s'éloigna.

Elle prit un chemin, lui un autre; deux fois elle se retourna pour le regarder, et, légère comme une fée, continua sa route à travers les champs. Quant à lui, il marchait avec fermeté et ne se retourna pas.

Ce spectacle de la souffrance et du sacrifice d'un autre éloigna mes pensées de mes douleurs personnelles. Diana Rivers avait déclaré que son frère était inexorable comme la mort; elle n'avait pas exagéré.

Charlotte Brontë - traduction: Mme Lesbazeilles Souvestre

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