Jane Eyre

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Charlotte Brontë

Jane Eyre ou Les mémoires d'une institutrice

Je me sentais comme pressée dans un vêtement de fer; la persuasion avançait vers moi à pas lents, mais assurés. J'avais beau fermer les yeux, les derniers mots prononcés par Saint-John venaient d'éclaircir pour moi le sentier qui m'avait d'abord paru impraticable; l'œuvre qui m'avait semblé si vague et si confuse devenait moins impossible à mesure qu'il parlait, et prenait une forme positive sous sa main créatrice. Il attendait ma réponse; je lui demandai un quart d'heure pour réfléchir.

« Très volontiers, » me répondit-il.

Et se levant, il s'éloigna un peu, se jeta sur une touffe de bruyère et attendit en silence.

« Je puis faire ce qu'il me demande, me dis-je, je suis bien forcée de le voir et de le reconnaître. Je le puis, si toutefois ma vie est épargnée; mais je sens bien que mon existence ne pourra pas être longue sous ce soleil de l'Inde. Eh bien ! après ? peu lui importe à lui; quand l'heure de mourir sera venue, il me rendra avec un visage serein au Dieu qui m'aura donnée à lui. Je vois tout cela bien clairement. En quittant l'Angleterre, j'abandonnerai un pays aimé, mais vide pour moi. Mr Rochester n'y demeure pas; et quand même il y serait, qu'est-ce que cela pour moi ? Je dois vivre sans lui; rien n'est plus absurde et plus faible que d'attendre chaque jour un changement impossible qui nous réunisse; comme Saint-John me l'a dit un jour, je dois chercher un autre intérêt dans la vie pour remplacer celui que j'ai perdu. La tâche qu'il me propose n'est-elle pas la plus glorieuse que Dieu puisse assigner et l'homme accepter ? Ces nobles labeurs, ces sublimes résultats, ne sont-ils pas bien faits pour remplir le vide des affections détruites, des espérances perdues ? Je crois qu'il faut dire oui; et cependant je frémis. Hélas ! si je suis Saint-John, je renonce à la moitié de moi-même; si je pars pour l'Inde, je vais au-devant d'une mort prématurée; et l'intervalle où je quitterai l'Angleterre pour l'Inde et celui où je quitterai l'Inde pour la tombe, comment sera-t-il rempli par moi ? Cela aussi, je le vois bien clairement; je lutterai pour satisfaire Saint-John jusqu'à ce que chacun de mes nerfs en souffre, et je le satisferai; j'accomplirai tout ce qu'il a pu concevoir. Si je vais avec lui, si je fais le sacrifice qu'il me demande, je le ferai entièrement. Je déposerai tout sur l'autel, mon cœur, ma vie, la victime entière enfin. Il ne m'aimera jamais, mais il m'approuvera. Je lui montrerai une énergie qu'il n'a pas encore vue, des ressources qu'il ne soupçonne pas. Oui, je peux travailler à une tâche aussi rude que lui, et sans me plaindre davantage.

« Oui, il m'est possible de consentir à ce qu'il me demande; il n'y a qu'une chose que je ne peux pas accepter, qui m'épouvante trop : il m'a priée d'être sa femme, et il n'a pas plus le cœur d'un mari pour moi que ce rocher gigantesque et sauvage, au bas duquel bouillonne le torrent. Il tient à moi, comme un soldat à une bonne arme, et voilà tout. Si je ne suis pas mariée à lui, je ne m'en affligerai pas; mais puis-je accepter cela ? puis-je le voir exécuter froidement son plan, supporter la cérémonie du mariage, recevoir de lui l'anneau d'alliance, souffrir toutes les formes de l'amour (car, je n'en doute pas, il les observera scrupuleusement), et savoir que son esprit est loin de moi ? Pourrai-je endurer la pensée que chaque jouissance qu'il m'accordera sera un sacrifice fait à ses principes ? Non, un tel martyre serait horrible; je ne veux pas avoir à le supporter; je vais lui dire que je l'accompagnerai comme sa sœur, et non pas comme sa femme. »

Je regardai de son côté : il était toujours là tranquillement étendu, son visage tourné vers moi; ses yeux perçants m'examinaient attentivement; il se leva promptement et s'approcha de moi.

« Je suis prête à aller aux Indes, dis-je, si je suis libre.

—    Votre réponse demande une explication; elle n'est pas claire.

—    Jusqu'ici, repris-je, vous avez été mon frère d'adoption, moi votre sœur d'adoption; continuons à vivre ainsi, car nous ferons mieux de ne pas nous marier. »

Il secoua la tête.

« Une fraternité d'adoption ne suffit pas dans ce cas. Si vous étiez ma véritable sœur, ce serait différent; je vous emmènerais et je ne chercherais pas de femme. Mais les choses étant ce qu'elles sont, il faut que notre union soit consacrée par le mariage, sans cela elle est impossible; des obstacles matériels s'y opposent. Ne les voyez-vous pas, Jane ? Réfléchissez un instant, et votre bon sens vous guidera. »

Je réfléchis quelque temps; mais j'en revenais toujours là : c'est que nous ne nous aimions pas comme doivent s'aimer un mari et une femme, et j'en concluais que nous ne devions pas nous marier.

« Saint-John, dis-je, je vous regarde comme un frère; vous, vous me regardez comme une sœur : continuons à vivre ainsi.

—    Nous ne le pouvons pas, nous ne le pouvons pas, me répondit-il d'un ton bref et résolu; c'est impossible. Vous avez dit que vous iriez avec moi aux Indes; rappelez-vous que vous l'avez dit.

—    À une condition.

—    Oui, oui. Mais le point important c'est de quitter l'Angleterre, de m'aider dans mes travaux futurs, et vous l'acceptez. Vous avez déjà presque mis la main à l'œuvre; vous êtes trop constante pour la retirer. Vous ne devez vous inquiéter que d'une chose : de connaître le meilleur moyen pour accomplir l'œuvre que vous entreprenez. Simplifiez vos intérêts, vos sentiments, vos pensées, vos désirs et vos aspirations si compliqués. Réunissez toutes ces considérations en un seul but : celui de bien remplir la mission que vous a assignée votre puissant maître; et pour cela il faut que vous ayez un aide; non pas un frère, c'est un lien trop faible, mais un époux. Moi non plus je n'ai pas besoin d'une sœur, car elle pourrait m'être enlevée un jour. Il me faut une femme; c'est la seule compagne que je puisse sûrement influencer pendant la vie et conserver jusqu'à la mort. »

Ses paroles me faisaient frémir; mes membres, et jusqu'à la moelle de mes os, subissaient sa domination.

« Eh bien, Saint-John, cherchez une autre que moi, dis-je, une autre qui vous conviendra mieux.

—    Qui conviendra mieux à mon projet, à ma vocation, voulez-vous dire ? Je vous le répète encore, ce n'est pas au corps insignifiant, à l'être lui-même, aux sens égoïstes de l'homme enfin que je désire m'unir, c'est au missionnaire.

—    Eh bien ! je donnerai mon énergie au missionnaire, c'est tout ce dont il a besoin. Mais je ne me donnerai pas moi-même; ce ne serait qu'ajouter le bois et la peau à l'amande. Il n'en a pas besoin, je les garde.

—    Vous ne le pouvez pas, vous ne le devez pas. Pensez-vous que Dieu sera satisfait de cette semi-oblation ? qu'il acceptera ce sacrifice mutilé ? C'est la cause de Dieu que je plaide; c'est sous son étendard que je vous enrôle; et en son nom je ne puis pas accepter une fidélité partagée : il faut qu'elle soit entière.

—    Oh ! dis-je, je donnerai mon cœur à Dieu; mais vous, vous n'en avez pas besoin. »

Je crois qu'il y avait un peu de sarcasme réprimé dans le ton avec lequel je prononçai ces mots, et dans le sentiment qui les accompagnait. Jusque-là j'avais craint Saint-John silencieusement, parce que je ne l'avais pas compris. Il m'avait tenue en respect, parce que je doutais. Jusque-là je ne savais pas ce qu'il y avait en lui du saint et ce qu'il y avait de l'homme mortel. Mais bien des choses venaient de m'être révélées par cette conversation; je commençais à pouvoir analyser sa nature. Je voyais ses faiblesses, je les comprenais. Cette belle forme assise à mes côtés sur un banc de bruyère, c'était un homme faible comme moi. Le voile qui couvrait sa dureté et son despotisme venait de tomber; je vis son imperfection, et je pris courage. J'étais auprès d'un égal avec lequel je pouvais discuter, et auquel je pouvais résister si bon me semblait.

Il était demeuré silencieux après m'avoir entendue parler; je me hasardai à le regarder : ses yeux penchés sur moi exprimaient à la fois une grande surprise et un profond examen.

Il semblait se demander si je le raillais et ce que signifiait ma conduite.

« N'oublions pas, me dit-il au bout de peu de temps, qu'il s'agit d'une chose sainte, d'une chose dont nous ne pouvons pas parler légalement sans commettre une faute. J'espère, Jane, que vous étiez sérieuse quand vous avez dit que vous donneriez votre cœur à Dieu. C'est tout ce que je vous demande; détachez votre cœur des nommes pour là donner à votre Créateur, et alors la venue du royaume de Dieu sur la terre sera le but de vos efforts les plus sérieux, l'objet de vos délices. Vous serez prête à faire tout ce qui sera nécessaire pour cela. Vous verrez combien vos efforts et les miens deviendraient plus vigoureux, si nous étions unis, de corps et d'esprit par le mariage; c'est là la seule union qui puisse donner la persévérance et la continuité aux desseins et aux destinées des hommes, et alors, passant sur tous les caprices insignifiants, les difficultés triviales, les délicatesses de sentiment, oubliant les scrupules sur le degré, l'espèce, la force ou la tendresse des inclinations personnelles, vous vous hâterez d'accepter cette union.

—    Croyez-vous ? dis-je brièvement.

Et alors je regardai ses traits beaux dans leur harmonie, mais étrangement terribles dans leur tranquille sévérité; son front, où on lisait le commandement, mais qui manquait d'ouverture; ses yeux brillants, profonds, scrutateurs, mais jamais doux; sa taille grande et imposante. J'essayai de me figurer que j'étais sa femme; mais en voyant ce tableau, cette union me semblait de plus en plus impossible. Je pouvais être son vicaire, son camarade. À ce titre je pourrais traverser l'Océan avec lui, travailler sous le soleil de l'Orient, dans les déserts de l'Asie; admirer et exciter son courage, sa piété et sa force; accepter tranquillement sa domination; sourire avec calme devant son invincible ambition; séparer le chrétien de l'homme; admirer profondément l'un et pardonner librement à l'autre. Il est certain qu'attachée à lui par ce seul lien, je souffrirais souvent, mon corps aurait à supporter un joug bien pesant; mais mon cœur et mon esprit seraient libres; il me resterait toujours une âme indépendante; et, dans mes moments d'isolement, je pourrais m'entretenir avec mes sentiments naturels, que rien n'aurait enchaînés. Mon esprit recèlerait des recoins qui ne seraient qu'à moi, et que Saint-John n'aurait jamais le droit de sonder; des sentiments qui s'y développeraient, frais et abrités, sans que son austérité pût les flétrir, ni ses pas de guerrier les anéantir. Mais je ne pouvais pas accepter le rôle de femme; je ne pouvais pas être sans cesse retenue, domptée; je ne pouvais pas étouffer le feu de ma nature, le forcer à brûler intérieurement, ne jamais jeter un cri, et laisser la flamme captive consumer ma vie.

« Saint-John ! m'écriai-je après avoir pensé à toutes ces choses.

—    Eh bien ? me répondit-il froidement.

—    Je vous le répète, je consens à partir avec vous comme votre compagnon, non pas comme votre femme. Je ne puis pas vous épouser et devenir une portion de vous.

—    Il faut que vous deveniez une portion de moi, répondit-il fermement; sans cela le reste est impossible. Comment moi, qui n'ai pas encore trente ans, pourrais-je emmener aux Indes une jeune fille de dix-neuf ans, si elle n'est pas ma femme ? Si nous ne sommes pas unis par le mariage, comment pourrons-nous vivre toujours ensemble, quelquefois dans la solitude, quelquefois au milieu des tribus sauvages ?

—    C'est très possible, répondis-je brièvement; c'est aussi facile que si j'étais votre véritable sœur, ou un homme, un prêtre comme vous.

—    On sait que vous n'êtes pas ma sœur, et je ne puis pas vous faire passer pour telle; le tenter serait attirer sur tous deux des soupçons injurieux. Du reste, quoique vous ayez le cerveau vigoureux de l'homme, vous avez aussi le cœur de la femme, et ce serait impossible.

—    Ce serait possible, affirmai-je avec quelque dédain, parfaitement possible. J'ai un cœur de femme, c'est vrai, mais non pas par rapport à vous. Je n'ai pour vous que la constance du camarade, la franchise, la fidélité et l'affection d'un compagnon de lutte, le respect et la soumission d'un néophyte; rien de plus, n'ayez pas peur.

—    C'est ce dont j'ai besoin, dit-il, comme se parlant à lui-même; c'est bien là ce dont j'ai besoin. Il y a des obstacles, il faudra les franchir… Jane, dit-il tout haut, vous ne vous repentirez pas de m'avoir épousé, soyez-en certaine. Il faut nous marier; je vous le répète, c'est le seul moyen, et notre mariage sera sûrement suivi d'assez d'amour pour rendre cette union juste, même à vos yeux. »

Je ne pus pas m'empêcher de m'écrier en me levant et en m'appuyant contre le rocher :

« Je méprise ce faux sentiment que vous m'offrez; oui, Saint-John, et quand vous me l'offrez, je vous méprise vous-même. »

Il me regarda fixement en comprimant sa lèvre bien dessinée; il serait difficile de dire s'il fut surpris ou irrité, car il sut se dominer entièrement.

« Je ne m'attendais pas à entendre ces mots sortir de votre bouche, me dit-il; je crois n'avoir rien fait ni rien dit qui méritât le mépris. »

Je fus touchée par sa douceur et gagnée par son maintien noble et calme.

« Pardonnez-moi, Saint-John, m'écriai-je; mais c'est votre faute si j'ai été excitée à parler ainsi : vous avez entrepris un sujet sur lequel nous différons d'opinion et que nous ne devrions jamais discuter. Le seul nom de l'amour est une pomme de discorde entre nous; que serait donc l'amour même ? Que ferions-nous ? qu'éprouverions-nous ? Mon cher cousin, abandonnez votre projet de mariage, oubliez-le.

—    Non, dit-il; c'est un projet longtemps chéri, le seul qui puisse me faire atteindre mon grand but; mais je ne veux plus vous prier maintenant. Demain je pars pour Cambridge. J'ai là plusieurs amis auxquels je voudrais dire adieu. Je serai absent une quinzaine de jours. Pendant ce temps, vous songerez à mon offre, et n'oubliez pas que, si vous la rejetez, ce n'est pas moi, mais Dieu, que vous refusez. Il se sert de moi pour vous ouvrir une noble carrière; si vous voulez être ma femme, vous pourrez y entrer; sinon vous condamnez votre vie à être une existence de bien-être égoïste et complète obscurité. Prenez garde d'être comptée au nombre de ceux qui ont refusé la foi et qui sont pires que les infidèles. »

Il s'arrêta et, se retournant une fois encore, il regarda les rivières et les montagnes. Mais il refoula ses sentiments au fond de son cœur, parce que je n'étais pas digne de les lui entendre exprimer. Quand nous retournâmes à la maison, son silence me fit comprendre tout ce qu'il éprouvait pour moi. Je lus sur son visage le désappointement d'une nature austère et despotique qui avait été en butte à la résistance là où elle comptait sur la soumission; la désapprobation d'un juge froid et inflexible qui avait trouvé chez un autre des sentiments et des manières de voir qu'il ne pouvait point admettre. En un mot, l'homme aurait voulu me forcer à l'obéissance, et ce n'était que le chrétien sincère qui supportait ma perversité avec tant de patience et laissait un temps si long à ma réflexion et à mon repentir.

Ce soir-là, après avoir embrassé ses sœurs, il jugea convenable de ne pas même me donner une poignée de main, et il quitta la chambre en silence. Comme, sans avoir d'amour, j'avais beaucoup d'affection pour lui, je fus attristée par cet oubli volontaire, si attristée que mes yeux se remplirent de larmes.

« Je vois, me dit Diana, que pendant votre promenade vous et Saint-John vous vous êtes disputés; mais suivez-le : il vous attend et se promène dans le corridor; il se réconciliera facilement. »

Dans ces choses-là, j'ai peu d'orgueil; j'aime mieux être heureuse que digne. Je courus après lui; il était au bas de l'escalier.

« Bonsoir, Saint-John, dis-je.

—    Bonsoir, Jane, me répondit-il tranquillement.

—    Donnez-moi une poignée de main, » ajoutai-je.

Quelle pression légère et froide il fit sentir à mes doigts ! Ce qui était arrivé dans la journée lui avait profondément déplu. La cordialité ne pouvait pas l'échauffer, ni les larmes l'émouvoir. Ainsi, avec lui, il n'y aurait jamais d'heureuse réconciliation, de joyeux sourires, de généreuses paroles; cependant le chrétien était patient et doux.

Quand je lui demandai s'il m'avait pardonné, il me répondit qu'il n'avait pas l'habitude de se souvenir des injures, qu'il n'avait rien à pardonner puisqu'il n'avait pas été offensé.

Après m'avoir fait cette réponse, il me quitta; j'aurais préféré qu'il m'eût jetée à terre.

Charlotte Brontë - traduction: Mme Lesbazeilles Souvestre

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