Jane Eyre

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Je ne me rappelle que très confusément les trois jours et les trois nuits qui suivirent mon arrivée dans cette maison; je pensais peu; je ne faisais rien. Je sais que j'étais dans une petite chambre et dans un lit étroit. Il me semblait que j'étais attachée à ce lit, car j'y restais aussi immobile qu'une pierre, et m'en arracher eut presque été me tuer. Je ne faisais point attention au temps; je ne m'apercevais pas de l'arrivée du soir ou du matin. Je voyais quand quelqu'un entrait dans la chambre ou la quittait; je pouvais même dire qui c'était; je comprenais ce qui se disait, lorsque celui qui parlait était près de moi; mais je ne pouvais pas répondre : il m'était aussi impossible d'ouvrir mes lèvres que de remuer mes membres. Anna était celle qui me visitait le plus souvent; je n'aimais pas à la voir, parce que je sentais qu'elle m'aurait voulue loin de là, qu'elle ne comprenait pas ma position et qu'elle était mal disposée à mon égard. Diana et Marie entraient dans la chambre une ou deux fois par jour, et je les entendais murmurer à côté de moi des phrases semblables à celles-ci :

—    C'est bien heureux que nous l'ayons fait entrer.

—    Oh oui ! car on l'aurait certainement trouvée morte le lendemain, si elle fût restée dehors toute la nuit. Je me demande ce qui a pu lui arriver.

—    Elle a supporté de grandes souffrances, je crois, la pauvre voyageuse pâle et amaigrie !

—    À en juger d'après sa manière de parler, ce n'est pas une personne sans éducation; son accent est très pur, et les vêtements qu'on lui a retirés, bien que souillés et mouillés, étaient beaux et presque neufs.

—    Elle a une figure singulière, maigre et hagarde, et qui me plaît pourtant; quand elle est animée et en bonne santé, je parie que sa physionomie doit être agréable. »

Pas une seule fois je ne les entendis regretter l'hospitalité qu'ils m'avaient accordée; pas une seule fois je ne les vis témoigner, à mon égard, de défiance ou d'aversion. Je me sentais bien.

Mr Saint-John ne vint me voir qu'une seule fois; il me regarda, et dit que mon état léthargique était la réaction inévitable qui devait suivre toute fatigue excessive. Il déclara inutile d'envoyer chercher un médecin; il était sûr, disait-il, que, livrée à elle-même, la nature n'en agirait que mieux. Il ajouta que chacun de mes nerfs avait été violemment excité et qu'il fallait un profond sommeil à tout le système; que je n'avais pas de maladie et que ma convalescence, une fois commencée, serait rapide. Il dit toutes ces choses en peu de mots et à voix basse. Après une pause, il ajouta, du ton d'un homme peu accoutumé à l'expansion :

« Une physionomie extraordinaire, et qui certainement n'indique ni la vulgarité ni la dégradation.

—    Loin de là, répondit Diana; à dire vrai, Saint-John, je m'attache à cette pauvre petite créature; je voudrais pouvoir la garder toujours.

—    Il est probable que ce sera impossible, répondit Mr Saint-John; vous verrez qu'elle se trouvera être quelque jeune lady qui, ayant eu un malentendu avec ses amis, les aura quittés dans un moment d'irréflexion. Nous réussirons peut-être à la leur rendre, si elle n'est pas trop entêtée; mais je vois sur son visage des lignes qui indiquent une telle force de volonté que je doute un peu du succès. Il me regarda quelques minutes, puis ajouta : « Sa figure exprime la sensibilité, mais elle n'est pas jolie.

—    Elle est si malade, Saint-John !

—    Malade ou non, elle ne peut être jolie; la grâce et l'harmonie manquent dans ses traits. »

Le troisième jour, je fus mieux; le quatrième, je pus parler, remuer, me lever sur mon lit et me tourner. Anna m'apporta un peu de gruau et une rôtie sans beurre; je pense que ce devait être vers l'heure du dîner. Je mangeai avec plaisir; cette nourriture me sembla bonne, et je ne lui trouvai pas cette saveur fiévreuse qui, jusque-là, avait empoisonné tout ce que j'avais mangé. Quand Anna me quitta, je me sentais forte et animée, comparativement du moins à ce que j'étais auparavant. Au bout de quelque temps, je fus rassasiée de repos et tourmentée par le besoin de l'action. Je désirais me lever; mais quels vêtements mettre ? je n'avais que mes habits mouillés et tachés de boue, avec lesquels j'étais tombée dans la mare et je m'étais couchée à terre. J'eus honte de paraître ainsi vêtue devant mes bienfaiteurs; mais cette humiliation me fut épargnée. Sur une chaise, au pied du lit, j'aperçus tous mes habits propres et séchés. Ma robe de soie noire était pendue au mur; toutes les traces de boue avaient été enlevées; les plis formés par la pluie avaient disparu; en un mot, elle était propre et en état d'être portée. Mes bas et mes souliers, bien nettoyés, étaient redevenus présentables. Il y avait dans la chambre de quoi me laver et une brosse et un peigne pour arranger mes cheveux. Après bien des efforts qui m'obligèrent à me reposer toutes les cinq minutes, je parvins enfin à m'habiller. Mes vêtements pendaient le long de mon corps, car j'avais beaucoup maigri; mais je m'enveloppai dans un châle pour cacher l'état où j'étais. Enfin, j'étais propre; je n'avais plus sur moi ni taches de boue ni traces de désordre, deux choses que je détestais tant et qui m'avilissaient à mes propres yeux. Je descendis l'escalier de pierre en m'aidant de la balustrade; j'arrivai à un passage bas si étroit qui me conduisit bientôt à la cuisine.

En y entrant, je sentis l'odeur du pain nouvellement cuit, et la chaleur d'un feu généreux arriva jusqu'à moi. On sait combien il est difficile d'arracher les préjugés d'un cœur qui n'a pas subi la bonne influence de l'éducation, car ils y sont aussi fortement enracinés que les mauvaises herbes dans les pierres. Aussi Anna avait-elle été d'abord froide et roide à mon égard; dernièrement elle s'était un peu radoucie, et lorsqu'elle me vit propre et bien habillée, elle alla même jusqu'à sourire.

« Comment ! vous vous êtes levée ! dit-elle; alors vous êtes mieux; vous pouvez vous asseoir dans ma chaise, sur la pierre du foyer, si vous le désirez. »

Elle m'indiqua le siège; je le pris. Elle continua son ouvrage, me regardant de temps en temps du coin de l'œil; puis se tournant de mon côté après avoir retiré quelques pains du four, elle me dit tout à coup :

« Avez-vous jamais mendié avant de venir ici ? »

Un instant je fus indignée; mais, me rappelant que la colère serait hors de propos, et qu'en effet elle avait dû me prendre pour une mendiante, je lui répondis tranquillement, mais avec une certaine fermeté :

« Vous vous trompez lorsque vous supposez que je suis une mendiante; je ne suis pas plus une mendiante que vous ou que vos jeunes maîtresses. »

Après une pause, elle reprit :

« Je ne comprends pas cela; et pourtant vous n'avez pas de maison ni de magot, je parie.

—    On peut n'avoir ni maison ni argent (car je suppose que c'est là ce que vous voulez dire), sans être pour cela une mendiante dans le sens où vous l'entendez.

—    Êtes-vous savante ? me demanda-t-elle au bout de quelque temps.

—    Oui.

—    Mais vous n'avez jamais été en pension ?

—    Si, pendant huit ans. »

Ella ouvrit ses yeux tout grands.

« Alors pourquoi ne pouvez-vous pas vous suffire ! reprit-elle.

—    Jusqu'ici je me suis suffi à moi-même, et j'espère que je me suffirai plus tard encore. Qu'allez-vous faire de ces groseilles ? demandai-je en la voyant apporter une corbeille de fruits.

—    Des tartes.

—    Donnez-les-moi, je vais les éplucher.

—    Je ne vous demande pas de m'aider.

—    Mais il faut que je fasse quelque chose; donnez-les-moi.

—    Vous n'avez pas été habituée aux gros ouvrages; je le vois à vos mains, dit-elle; vous avez peut-être été couturière ?

—    Non, vous vous trompez; mais peu importe ce que j'ai été : ne vous en tourmentez pas plus; mais dites-moi le nom de la maison où vous demeure ?

—    Il y en a qui l'appellent Marsh-End, d'autres Moor-House.

—    Et le mettre de la maison s'appelle Mr Saint-John.

—    Il ne demeure pas ici; il n'y est que depuis peu de temps; sa maison est dans sa paroisse, à Morton.

—    Le village qui est à quelques milles d'ici ?

—    Oui.

—    Et qu'est-il ?

—    Il est pasteur. »

Je me rappelai la réponse que m'avait faite la vieille femme de charge du presbytère quand je lui avais demandé à voir le pasteur.

« Alors, repris-je, c'était ici la maison de son père ?

—    Oui, le vieux Mr Rivers demeurait ici; et son père, son grand-père et son arrière-grand-père y avaient demeuré avant lui.

—    Alors, le monsieur que j'ai vu s'appelle Mr Saint-John Rivers ?

—    Oui, Saint-John est comme son nom de baptême.

—    Et ses sœurs s'appellent Diana et Marie Rivers ?

—    Oui.

—    Leur père est mort ?

—    Il y a trois semaines. Il est mort subitement.

—    Ils n'ont pas de mère ?

—    Elle est morte il y a plusieurs années.

—    Demeurez-vous depuis longtemps dans la famille ?

—    Depuis trente ans. Je les ai élevés tous les trois.

—    Cela prouve que vous avez été une servante honnête et fidèle. Je le déclarerai hautement, bien que vous ayez eu l'impolitesse de m'appeler une mendiante. »

Charlotte Brontë

Jane Eyre ou Les mémoires d'une institutrice

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