Jane Eyre

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Charlotte Brontë

Jane Eyre ou Les mémoires d'une institutrice

Je continuai à longer la rue, regardant toutes les maisons à droite et à gauche; mais je ne pus trouver aucune raison ni même aucun prétexte pour entrer dans l'une d'elles. Pendant une heure j'errai autour du village, m'éloignant quelquefois un peu, puis revenant sur mes pas. Très fatiguée et souffrant beaucoup du manque de nourriture, j'entrai dans un petit sentier et je m'assis sous une haie; mais je me remis bientôt en route, espérant trouver quelque ressource ou du moins obtenir quelque renseignement. Au bout du sentier, j'aperçus une jolie petite maison devant laquelle était un petit jardin bien soigné et tout brillant de fleurs; je m'arrêtai. Pourquoi m'approcher de la porte blanche et toucher au bouton luisant ? pourquoi les habitants de cette demeure auraient-ils désiré m'être utiles ? Néanmoins je m'approchai et je frappai. Une jeune femme au regard doux et proprement habillée vint m'ouvrir la porte; je demandai d'une voix basse et tremblante, car mon cœur était sans espoir et mon corps épuisé, si l'on avait besoin d'une servante.

« Non, me répondit-elle, nous ne prenons pas de domestique.

—    Pouvez-vous me dire, continuai-je, où je trouverais un travail quelconque ? Je suis étrangère et ne connais personne ici; je voudrais travailler à n'importe quoi. »

Mais ce n'était pas l'affaire de cette jeune femme de penser à moi ou de me chercher une place; d'ailleurs, que de doutes devaient éveiller à ses yeux ma position et mon histoire ! Elle secoua la tête et me dit qu'elle était fâchée de ne pouvoir me donner aucun renseignement, et la porte blanche se referma doucement et poliment, mais elle se referma en me laissant dehors; si elle l'eût laissée ouverte un peu plus de temps, je crois que je lui aurais mendié un morceau de pain, car j'étais tombée bien bas.

Je ne pouvais pas me décider à retourner au village, où d'ailleurs je n'entrevoyais aucune chance de secours. Je me sentais plutôt disposée à me diriger vers un bois peu distant, et dont l'épais ombrage semblait inviter au repos; mais j'étais si malade, si faible, si tourmentée par la faim, que l'instinct me fit errer autour des demeures humaines, parce que là il y avait plus de chance de trouver de la nourriture; la solitude ne serait plus ce qu'elle était autrefois pour moi, et le repos ne me soulagerait pas, car la faim me poursuivait et me rongeait comme un vautour.

Je m'approchai des maisons; je les quittai; je revins, puis je m'éloignai de nouveau, repoussée sans cesse par la pensée que je n'y trouverais rien, que je n'avais pas le droit de réclamer de la sympathie pour mes souffrances. Le jour s'avançait pendant que j'errais ainsi comme un chien affamé et perdu. En traversant un champ, j'aperçus le clocher de l'église devant moi; je marchai dans cette direction. Près du cimetière, au milieu d'un jardin, je vis une petite maison bien bâtie, que je pensai être le presbytère. Je me rappelai que les étrangers qui arrivent dans un lieu où ils ne connaissent personne et qui cherchent un emploi s'adressent quelquefois au ministre; c'est la tâche des ministres d'aider, du moins de leurs avis, ceux qui veulent s'aider eux-mêmes. Il me semblait que j'avais quelque droit d'aller là chercher un conseil. Reprenant courage et rassemblant le peu de forces qui me restaient, j'atteignis la maison; je frappai à la porte de la cuisine; une vieille femme vint m'ouvrir. Je lui demandai si c'était bien là le presbytère.

« Oui, me répondit-elle.

—    Le ministre y est-il ?

—    Non.

—    Reviendra-t-il bientôt ?

—    Non, il n'est pas dans le pays.

—    Est-il allé loin ?

—    Pas très loin, à peu près à trois milles; il a été appelé par la mort subite de son père. Il est à Marsh-End, et ne reviendra probablement que dans une quinzaine de jours.

—    Y a-t-il des dames dans la maison ? »

Elle me répondit qu'elle était seule et qu'elle était femme de charge. Je ne pouvais pas lui demander du secours à elle; je ne pouvais pas encore mendier : je partis donc.

Je repris mon fichu de soie et je me remis à penser au pain de la petite boutique. Oh ! si j'avais seulement eu une croûte, une bouchée de pain pour apaiser mes angoisses ! Instinctivement je retournai vers le village; je revis la boutique et j'entrai. Bien que la femme ne fût pas seule, je me hasardai à lui demander si elle voulait me donner un petit pain en échange du fichu de soie.

Elle me regarda d'un air de soupçon et me répondit qu'elle n'avait jamais fait de marché semblable.

Presque désespérée, je lui demandai la moitié du petit pain; elle me refusa; de nouveau en me disant qu'elle ne pouvait pas savoir d'où me venait ce fichu.

Je lui demandai si elle voulait prendre mes gants.

Elle me répondit qu'elle ne pourrait rien en faire.

Mais il n'est point agréable de traîner sur ces détails. Il y a des gens qui trouvent de la joie à songer à leurs douleurs passées : quant à moi, il m'est douloureux de penser à ces jours d'épreuve; je n'aime point à me rappeler ces moments d'abattement moral et de souffrance physique. Je ne blâmais aucun de ceux qui me repoussaient; je sentais que c'était là ce à quoi je devais m'attendre et que je ne pouvais pas l'empêcher. Un mendiant ordinaire est souvent soupçonné; un mendiant bien vêtu l'est toujours. Il est vrai que je demandais du travail; mais qui était chargé de m'en procurer ? Ce n'étaient certainement pas les personnes qui me voyaient pour la première fois et ne savaient pas à qui elles avaient affaire. Quant à la femme qui ne voulait pas prendre mon fichu en échange de son pain, elle avait raison, si l'offre lui semblait étrange ou l'échange peu profitable. Mais arrêtons-nous maintenant; je suis fatiguée de parler de cela.

Un peu avant la nuit, je passai près d'une ferme. Le fermier était assis sur le seuil de la porte et mangeait du pain et du fromage pour son souper; je m'arrêtai et je lui dis :

« Voulez-vous me donner un morceau de pain ? j'ai bien faim. »

Il me regarda avec surprise; mais, sans rien répondre, il coupa une grosse tartine et me la donna. Il ne m'avait pas prise pour une mendiante, mais pour une dame très originale que son pain noir aurait tentée; dès que j'eus perdu sa maison de vue, je m'assis et je me mis à manger.

N'espérant trouver aucun abri dans les maisons, j'allai chercher un refuge dans le bois dont j'ai déjà parlé; mais ma nuit fut mauvaise et mon repos sans cesse interrompu. La terre était humide, et l'air froid; plusieurs fois je fus dérangée par des bruits de pas et obligée de changer de place; je ne me sentais ni tranquille ni en sûreté. Il plut vers le matin, et tout le jour suivant fut humide. Ne me demandez pas, lecteurs, de vous donner un compte rendu exact de cette journée; comme la veille, je demandai de l'ouvrage et je fus repoussée; comme la veille, j'eus faim. Je ne mangeai qu'une seule fois dans tout le jour; passant devant la porte d'une ferme, je vis une petite fille qui allait jeter un reste de soupe dans l'auge à cochon; je la priai de me le donner. Elle me regarda d'un air étonné.

« Maman, cria-t-elle, voilà une femme qui me demande la soupe.

—    Eh bien ! donne-la lui, si c'est une mendiante, répondit une voix dans la maison; le cochon n'en a pas besoin. »

L'enfant versa dans mes mains la soupe qui, en refroidissant, était devenue presque ferme; je la dévorai avidement.

Voyant la nuit venir, je m'arrêtai dans un sentier solitaire, où je me promenais depuis plus d'une heure.

« Mes forces m'abandonnent, me dis-je; je sens bien que je ne pourrai pas aller beaucoup plus loin : vais-je encore passer cette nuit comme une vagabonde ? faudra-t-il, maintenant que la pluie commence à tomber, poser ma tête sur le sol froid et humide ? Je crains de ne pas pouvoir faire autrement; car qui voudra me recevoir ? Mais ce sera horrible avec cette faim, ce froid, cette faiblesse, cette tristesse et ce complet désespoir ! Il est probable que je mourrai avant demain matin. Et pourquoi ne puis-je pas accepter la pensée de la mort ? Pourquoi chercher à conserver une vie sans saveur ? Parce que je sais que Mr Rochester vit encore, ou du moins je le crois; puis, la nature se révolte à l'idée de mourir de faim et de froid. Oh ! Providence, soutiens-moi encore un peu, aide moi, dirige moi ! »

Mes yeux voilés errèrent sur le paysage obscurci et brumeux : je vis que je m'étais éloignée du village. Il était tout à fait hors de vue; les champs qui l'entouraient avaient même disparu; par des chemins de traverse j'étais revenue du côté des rochers de granit; et, entre moi et les montagnes, il n'y avait plus que quelques champs presque aussi sauvages et aussi incultes que les bruyères.

« Eh bien ! me dis-je, j'aime mieux mourir ici que dans une rue ou sur une route fréquentée, et, s'il y a des corbeaux dans ce pays, j'aime mieux que les corbeaux et les corneilles rongent ma chair sur mes os que de voir mon corps emprisonné dans un atelier ou jeté dans une fosse commune. »

Je me dirigeai du côté de la montagne et je l'atteignis. Il ne s'agissait plus que de trouver un enfoncement où je me sentirais, sinon en sûreté, du moins cachée; mais je n'aperçus qu'une surface unie, sans variations de terrain, verte dans les endroits où croissaient la mousse et le jonc, noire dans les lieux où le sol ne portait que des bruyères. La nuit venait et je ne pouvais déjà plus distinguer ces teintes différentes que grâce aux taches sombres ou lumineuses qu'elles formaient. Il m'eut été impossible de remarquer la différence des couleurs depuis la chute du jour.

Mes yeux continuaient à errer sur les montagnes et sur les rochers dont l'extrémité disparaissait au milieu de ce triste paysage, quand tout à coup, sur le sommet d'une montagne éloignée, j'aperçus une lumière. Je pensai d'abord que ce devait être un feu follet qui allait bientôt s'éteindre; mais la lumière continuait à briller sans reculer ni avancer. « C'est un feu de joie qu'on allume, » pensai-je, m'attendant à le voir bientôt s'agrandir; mais ne le voyant ni grandir ni diminuer, j'en conclus que ce devait être la lumière d'une maison. « Mais elle est trop éloignée, me dis-je, pour l'atteindre; et quand même elle serait tout près, à quoi cela me servirait-il ? Je n'irais pas frapper à une porte pour me la voir fermer à la figure. »

Je me couchai dans le lieu où je me trouvais, et je cachai mon visage contre terre. Je restai tranquille un instant; le vent de nuit soufflait sur la montagne et sur moi, et allait mourir au loin en mugissant; la pluie tombait épaisse et me mouillait jusqu'aux os. Si mes membres s'étaient engourdis, si de cet état j'avais passé au doux froid de la mort, la gelée aurait pu tomber sur moi, je ne l'aurais pas sentie; mais ma chair, vivante encore, tressaillait sous cette atmosphère humide. Au bout de peu de temps je me levai.

Charlotte Brontë - traduction: Mme Lesbazeilles Souvestre

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