Charlotte Brontë

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

La lumière était encore là; on la voyait mal à travers la pluie, mais on la voyait toujours. Je m'efforçai de marcher de nouveau; je traînai lentement mes membres épuisés dans cette direction. J'arrivai au delà de la montagne en traversant un marécage qui aurait été impraticable en hiver, et qui même alors, au milieu des plus grandes chaleurs, était mou et vacillant. Je tombai deux fois, mais je me relevai et je pris courage; cette lumière était tout mon espoir, il fallait l'atteindre.

Après avoir dépassé la montagne, j'aperçus une ligne blanche au milieu des rochers de granit, je m'approchai. C'était une route conduisant dans la direction de la lumière, qui brillait alors sur une petite colline entourée d'arbres; ceux-ci me parurent être des sapins, autant que l'obscurité me permit de distinguer leur forme et leur feuillage. Au moment où j'allais l'atteindre, mon étoile conductrice disparut; quelque obstacle se trouvait entre elle et moi. J'étendis la main pour sentir ce que c'était : je distinguai les pierres d'un petit mur; au-dessus il y avait quelque chose comme une palissade, et en dedans une haie haute et épineuse. Je continuai à marcher en tâtant; tout à coup un objet blanchâtre frappa mes yeux; c'était une porte avec un loquet : au moment où je la touchai, elle glissa sur ses gonds; de chaque côté se trouvait un buisson noir. Ce devait être un houx ou un if.

Je franchis le seuil et j'aperçus la silhouette d'une maison noire, basse et longue; mais je ne vis plus la lumière, tout était sombre. Les habitants de la maison s'étaient-ils retirés pour le repos du soir ? je le craignais. En cherchant la porte, je rencontrai un angle; je tournai, et alors le doux rayon m'apparut de nouveau à travers les vitres en losanges d'une petite fenêtre grillée. Celle-ci était placée à un demi-pied au-dessus du sol, et rendue plus petite encore par un lierre ou une autre plante grimpante, dont les feuilles touffues recouvraient toute cette partie de la maison. L'ouverture était si étroite qu'on avait regardé comme inutile d'avoir des volets ou des rideaux. Je m'arrêtai. Écartant un peu le feuillage, je pus voir tout ce qui se passait à l'intérieur. J'aperçus une pièce propre et sablée, un dressoir de noyer sur lequel étaient rangées des assiettes d'étain qui reflétaient l'éclat d'un brillant feu de tourbe, une horloge, une grande table blanche et quelques chaises. La lumière qui m'avait guidée brillait sur la table, et, à sa lueur, une vieille femme, au visage un peu rude, mais d'une propreté scrupuleuse, comme tout ce qui l'entourait, tricotait un bas.

Je remarquai tous ces détails à la hâte, car ils n'avaient rien d'extraordinaire. Près du foyer, j'aperçus un groupe plus intéressant, assis dans une douce union au sein de la chaleur qui l'entretient. Deux gracieuses jeunes femmes, de véritables ladies, étaient assises, l'une sur une chaise, l'autre sur un siège plus bas; toutes deux étaient en grand deuil, et leurs sombres vêtements faisaient ressortir la blancheur de leur cou et de leur visage. Un vieux chien couchant reposait sa lourde tête sur les genoux d'une des jeunes filles; l'autre berçait sur son sein un chat noir.

Il me sembla étrange de voir de telles jeunes filles dans une aussi humble cuisine : je me demandai qui elles étaient. Elles ne pouvaient pas être les enfants de la femme qui travaillait devant la table, car celle-ci avait l'air d'une paysanne, et les jeunes filles, au contraire, me parurent délicates et distinguées. Jamais je n'avais vu de figures semblables aux leurs et pourtant, lorsque je les regardais, leurs traits me semblaient familiers. Je ne peux pas dire qu'elles fussent jolies : elles étaient trop pâles et trop sérieuses pour que ce mot pût leur convenir. Lorsqu'elles étaient penchées sur leur livre, leur expression pensive allait presque jusqu'à la sévérité. Sur un guéridon placé entre elles deux, j'aperçus une chandelle et deux grands volumes qu'elles consultaient souvent; elles les comparaient au petit livre qu'elles tenaient à la main, comme quelqu'un qui s'aide d'un dictionnaire pour une traduction. La scène était aussi silencieuse que si tous les personnages eussent été des ombres, et cette pièce, éclairée par le feu, ressemblait à un tableau. Le silence était si grand que j'entendais les cendres tomber sous la grille et l'horloge tinter dans son petit coin obscur; il me sembla même que je distinguais le bruit des aiguilles à tricoter de la vieille femme. Aussi, lorsqu'une voix rompit enfin cet étrange silence, les paroles arrivèrent clairement jusqu'à moi.

« Écoutez, Diana, s'écria tout à coup une des studieuses écolières; Franz et le vieux Daniel sont ensemble pendant la nuit, et Franz raconte un rêve qui l'a effrayé. Écoutez ! »

Et, d'une voix basse, elle se mit à lire quelque chose de tout à fait inintelligible pour moi; c'était une langue étrangère, mais ni le français ni le latin. Je ne savais pas si c'était du grec ou de l'allemand.

« C'est fort, dit-elle, lorsqu'elle eut fini; j'aime cela. »

L'autre jeune fille, qui avait levé la tête pour écouter sa sœur, répéta, en regardant le feu, la ligne qu'on venait de lui lire. Plus tard, j'appris la langue et j'eus le livre entre les mains; aussi vais-je citer la ligne tout de suite, quoiqu'elle n'eut aucune signification pour moi le jour où je l'entendis pour la première fois. La voici : « Da trat herfor einer anzusehen wie die sternen nacht. » (L'un d'eux s'avança pour voir les étoiles pendant la nuit…)

« Bon, bon ! s'écria l'une des sœurs; et je vis briller son œil noir et profond. Voyez ici, maintenant; vous avez sous les yeux un archange dur et puissant; voici ce qu'il dit. Ces lignes valent cent pages de style ampoulé : Ich wage die gedanken in der schale meines zornes und die werke mit dem gevichte meines grimms. (Je pèse les pensées dans la balance de ma colère et les œuvres avec les poids de mon courroux.) J'aime aussi cela. »

Toutes deux se turent de nouveau.

« Y a-t-il un pays où l'on parle ainsi ? demanda la vieille femme en levant les yeux de dessus son tricot.

—    Oui, Anna; il y a un pays beaucoup plus grand que l'Angleterre où l'on ne parle pas autrement.

—    Ce qui est sûr, c'est que je ne sais pas comment ils se comprennent; et si l'une de vous y allait, je parie qu'elle devinerait tout ce qu'ils disent.

—    Il est probable, en effet, que nous comprendrions quelque chose, mais pas tout : car nous ne sommes pas aussi savantes que vous le croyez, Anna; nous ne parlons pas l'allemand, et nous ne la comprenons qu'à l'aide d'un dictionnaire.

—    Et quel bien cela vous fera-t-il quand vous le comprendrez tout à fait ?

—    Nous avons l'intention de l'enseigner plus tard, ou du moins les éléments, et alors nous gagnerons plus d'argent que maintenant.

—    C'est probable. Mais à présent, cessez d'étudier, en voilà assez pour ce soir.

—    Je le crois en effet, car je suis fatiguée; et vous, Marie ?

—    Horriblement. Après tout, c'est un rude travail que d'étudier une langue sans autre maître qu'un dictionnaire.

—    Oh ! oui; surtout une langue aussi difficile que l'allemand. Mais quand Saint-John arrivera-t-il donc ?

—    Il ne tardera certainement pas beaucoup maintenant. Il est juste dix heures, dit-elle en retirant une petite montre d'or de sa ceinture; il pleut très fort. Anna, voulez-vous avoir la bonté d'aller voir si le feu du parloir ne s'éteint pas ? »

La femme se leva, ouvrit une porte à travers laquelle j'aperçus vaguement un passage, et je l'entendis remuer le feu dans une chambre. Elle revint bientôt.

« Ah ! enfants, s'écria-t-elle, cela me fait mal d'aller dans cette chambre; elle est si triste maintenant, avec ce grand fauteuil vide, repoussé dans un coin ! »

Elle essuya ses yeux avec son tablier, et l'expression des jeunes filles, de grave qu'elle était, devint triste.

« Mais il est maintenant dans une place meilleure, continua Anna, nous ne devrions pas désirer qu'il fût ici; et puis on ne peut pas avoir une mort plus tranquille que ne l'a été la sienne.

—    Vous dites qu'il n'a pas une seule fois parlé de nous ? demanda une des jeunes filles.

—    Il n'en a pas eu le temps; il est parti en une minute, votre pauvre père. Il avait été un peu souffrant le jour précédent, mais ce n'était presque rien; et lorsque Mr John lui demanda s'il voulait qu'on envoyât chercher l'une de vous, il se mit à rire. Le jour suivant, il y a de cela une quinzaine, il avait encore la tête un peu lourde; il alla se coucher, mais il ne s'est pas réveillé; il était presque tout à fait mal lorsque votre frère entra dans la chambre. Oh ! enfants, c'était le dernier de la vieille race; car vous et Mr John, vous êtes d'une espèce toute différente; vous avez beaucoup de rapport avec votre mère; elle était presque aussi savante que vous. Comme figure, elle ressemblait à Marie; Diana rappelle plutôt son père. »

Je trouvais que les deux sœurs se ressemblaient tellement, que je ne pouvais pas comprendre la différence faite entre elles deux par la servante, car je vis alors que c'était une servante. Toutes deux étaient blondes et sveltes; toutes deux avaient des figures intelligentes et distinguées. Il est vrai que les cheveux de l'une étaient un peu plus foncés que ceux de l'autre, et qu'elles ne se coiffaient pas toutes deux de la même manière : les cheveux blonds cendrés de Marie étaient séparés sur le milieu de la tête et retombaient en boucles bien lissées sur les tempes; les boucles plus brunes de Diana recouvraient tout son cou. L'horloge sonna dix heures.

« Je suis sûre que vous voudriez votre souper, observa Anna; et Mr John aussi le désirera lorsqu'il reviendra. »

Et elle se mit à préparer le repas. Les deux jeunes filles se levèrent et semblèrent vouloir se diriger vers le parloir. Jusque-là j'avais été si occupée à les regarder, leur tenue et leur conversation avaient si vivement excité mon intérêt, que j'avais presque oublié ma triste position; mais maintenant, je me la rappelais, et, par le contraste, elle me parut encore plus douloureuse et plus désespérée; et combien il me semblait difficile d'attendrir sur mon sort les habitants de cette maison, de leur persuader même que mes besoins et mes souffrances n'étaient pas un mensonge, d'obtenir d'elles un abri ! Lorsque je m'avançai vers la porte, et que je frappai en tremblant, je compris que cette dernière idée était une véritable chimère. Anna vint m'ouvrir.

« Que voulez-vous ? me demanda-t-elle avec étonnement, en m'examinant à la lueur de sa chandelle.

—    Puis-je parler à vos maîtresses ? demandai-je.

—    Vous feriez mieux de me dire ce que vous leur voulez. D'où venez-vous ?

—    Je suis étrangère.

—    Que venez-vous faire ici à cette heure ?

—    Je voudrais un abri pour cette nuit dans un hangar, ou ailleurs, et un morceau de pain pour apaiser ma faim. »

Charlotte Brontë

Jane Eyre

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