Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

On vit une dernière fois la figure de Carlotta, environnée de tout ce que la saison pouvait encore fournir de fleurs. La petite blessure de la tempe était invisible, et le repos de la mort idéalisait à peine ses traits qui avaient toujours été beaux et tranquilles.

Quand la bière où ce corps charmant était couché à demi découvert, parut sous le portail de la petite chapelle d’Isola Madre, un saisissement parcourut l’assistance, composée de personnes innombrables massées dans le parterre étroit, juchées sur l’appui des fenêtres, sur les escaliers, sur la terrasse supérieure, et répandues fort loin dans les jardins. Ce peuple des îles et des lacs d’Italie, presque païen encore, avait un mouvement de révolte de ce qu’on lui ravît une si grande beauté.

Mais tout disparut promptement, et les gens trop éloignés, qui n’avaient pas entendu le bruit sourd de la chute du cercueil dans la terre et qui se haussaient sur la pointe des pieds, n’aperçurent plus que les fleurs que chacun jetait et qui se superposaient en une sorte de montagne croulante et sans cesse surélevée.

Après quoi, des centaines de barques s’éloignèrent d’Isola Madre dans toutes les directions. De petites lames dures agitaient le lac et toutes ces coques de noix vacillaient. La crainte du danger détourna les esprits de la tristesse de ce que l’on venait de voir et de tout ce que l’on sentait irrévocablement passé. En mettant le pied à terre, Mme Belvidera s’approcha de son amant et lui dit :

—    Adieu, mon ami; nous partons.

Le malheureux s’attendait à tout. Cependant, il porta la main à la gorge, comme s’il se sentait étouffer.

—    Ne prenez pas cette figure-là, je vous en prie ! dit-elle. Je vous ai prévenu pour éviter que mon mari vous annonçât la nouvelle le premier. Ah ! de grâce ! ne lui faites pas cette figure-là !…

—    Bien ! bien !… J’aurai le sourire sur les lèvres !

—    Je ne vous demande pas cela… Mon Dieu ! que vous êtes nerveux ! Je vous supplie seulement de vous tenir, de… l’épargner !…

—    …De l’épargner ?…

—    Oui. Oh ! j’ai peur, si vous saviez, j’ai une peur de ce dernier moment !…

—    Ah !

—    Dame ! mon cher ami, vous ne vous voyez pas ! mais il y a des fois où vous tremblez en lui donnant la main !

—    Ah !

—    Ça vous fâche que je vous dise ça ?

—    Non, non ! Oh ! je ne songe pas à me fâcher !

—    Enfin, vous ne voulez pas faire le malheur de toute ma vie ?

—    Non, non ! je ne veux pas faire votre malheur; soyez tranquille : je ne tremblerai pas en lui donnant la main !… Mais, ajouta-t-il, les yeux à l’envers, quand partez-vous ?

—    Tantôt, après déjeuner.

—    Tantôt ! fit-il atterré;… alors… c’est fini !

—    Allons ! dit-elle, soyez raisonnable !

Dompierre monta chez lui. Il ne se sentait pas le cœur de déjeuner. La résignation et les paroles blessantes de sa maîtresse n’entamaient pas son amour et ne faisaient qu’exaspérer sa douleur. Les dernières semaines de sa liaison avaient été un enfer; cependant il eût souhaité qu’elles durassent indéfiniment.

Il entendit Lee, qui demeurait enfermé dans sa chambre depuis la mort de Carlotta. Autre drame, terrible et muet peut-être pour toujours. Il s’accouda à la fenêtre et attendit que l’omnibus de l’hôtel fit crier le gravier des allées en venant s’ouvrir devant la porte du hall et ensevelir à jamais pour lui, dans sa boîte noire brillante, aux grosses lettres d’or, Luisa !

Luisa emportée, disparue ! dans un instant ! dans l’instant qui vient !…

Ces minutes d’exaspération ne sont pas assez longues. Et pourtant il lui a semblé que le temps du déjeuner n’en finissait pas. Mais qu’il voudrait donc demeurer là des jours, dans l’attente d’un moment où Luisa paraîtrait, oh ! même de loin, là-bas, au tournant d’une allée. Il écoute le petit bruit incessant du jet d’eau; il n’a pas la force de tourner la tête du côté du massif des cyprès.

C’est fait. Il vient d’apercevoir la lourde voiture. Un cri retentit. Il a reconnu sa voix. C’est elle qui appelle la fillette :

—    Luisa !

Ce cri se prolonge et se perd dans les jardins. Il voit de loin l’enfant qui court, les cheveux au vent.

Il descend. Mr Belvidera vient à lui, les mains tendues; il s’excuse de partir si rapidement; il est rappelé par dépêche.

—    Je vous rends votre liberté, monsieur, dit-il; la gratitude que je vous dois pour avoir prolongé votre séjour à cause de nous, n’est pas de celles qui s’oublient; je vous garderai, cher monsieur, une infinie reconnaissance et une vive amitié. J’espère que…

—    Mais ça a été un plaisir pour moi, dit Dompierre.

Il ne trouve drôle ni ce que lui dit le mari de Luisa, ni la tragique banalité des phrases de politesse qu’il lui répond. Il paraît pâle, même sous la couche de bronze de sa peau; tout le ton de sa figure semble s’être mis à l’unisson de ses yeux bleus et de sa moustache claire. Dans le mouvement du départ, il espère que son trouble ne sera pas remarqué. Mais il a observé sa main. Il l’a posée dans la main du mari; elle ne tremblait pas. Cet honnête homme s’en ira avec sa belle illusion. Le bonheur de Luisa ne sera pas compromis. Si elle avait vu sa main, cette fois-ci, elle eût été contente.

La voilà qui descend, avec des paquets, des ombrelles, des plaids. Elle demande à Mme de Chandoyseau si son chapeau n’est pas posé de travers. Elle a oublié un gant; elle fait remonter la femme de chambre. Elle appelle la petite Luisa que tout le monde embrasse.

—    Nous ne sommes pas en retard, au moins ?

L’omnibus est là, béant. Les malles sont posées sur l’impériale en lourd échafaudage; on a retiré la petite échelle accrochée à la tringle de fer, et un homme tient ouverte la porte de la voiture. Mr Belvidera gratifie les portiers, les maîtres d’hôtel, les valets de chambre, les garçons de table et les faquins.

—    Allons ! allons !

Mme Belvidera, qui n’a pas eu seulement le temps de serrer la main de tout le monde, se tourne vers Dompierre, et, avec un sourire très bon, très aimable :

—    Adieu, monsieur, dit-elle.

Il s’incline et prend la main qu’elle lui donne, sans oser la serrer.

—    Adieu, madame.

Mr et Mme Belvidera et l’enfant sont installés, avec deux étrangers, dans ce grand coffre anonyme, dans ce corbillard commun, dans cet impassible instrument de séparations, qui a fait répandre plus de larmes qu’aucune voiture de deuil. Un employé galonné en ferme la portière à grand bruit, et soulève sa casquette. Alors, de l’intérieur, ce sont des sourires et des signes de main. Le fouet du cocher a claqué. Le véhicule s’ébranle, et dans le temps de trois secondes, il a tourné sur la route et disparu.

Et on entend l’appel mélancolique, le long sifflet du bateau qui approcha de l’embarcadère.

René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

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