Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

La mort de Carlotta révolutionna l’Hôtel des Iles Borromées Tout le monde la connaissait, lui achetait des fleurs chaque jour, et avait coutume d’aller l’entendre, le soir, soit dans les jardins, soit sur le lac. Sa beauté était proverbiale, et Mme de Chandoyseau l’avait agrémentée d’une légende qui ne contribuait qu’à piquer davantage la curiosité. Les regards étaient dirigés sur Gabriel Dompierre qui souffrait cruellement, condamné à ne paraître ni trop affecté ni indifférent, et condamné cependant à s’entretenir comme le premier venu, d’un sujet dont l’actualité brillante absorbait tous les esprits.

On se porta, après le dîner, dans les jardins, du côté du lac. Beaucoup avaient l’intention de se faire conduire jusqu’à l’endroit où le crime avait été commis, et ceux-ci ne cessaient d’interroger Dompierre sur le lieu précis où le corps était resté étendu. « À quel signe le reconnaître, monsieur ? y avait-il des traces ?… » Quelques-uns affectaient de ne pas l’interroger, bien qu’il eût été l’un des premiers témoins de l’assassinat. C’étaient les personnes discrètes, et qui voulaient épargner le pauvre jeune homme.

Quant à ceux qui n’allaient point à l’Isola Madre, ils éprouvaient un instinctif besoin de contempler au moins de loin la figure désormais sinistre de l’île qui contenait cette nuit le corps inanimé de la Carlotta.

L’allée qui longeait le bord de l’eau, en face de l’Isola Madre, se trouva garnie d’une foule compacte. On avait fait apporter des sièges en quantité, et tous les pensionnaires de l’hôtel étaient là, animés de l’étrange curiosité que donne le voisinage de la mort.

Le révérend Lovely était en proie à une agitation inaccoutumée. Il allait et venait; s’introduisait dans un groupe comme s’il allait prendre la parole; ouvrait la bouche, puis la refermait, et partait, pour recommencer le même inquiétant manège. Quelques jeunes femmes se le montraient du doigt, et un éclat de rire léger fusait tout à coup au milieu de la pesante contenance générale.

—    Qu’est-ce qu’a donc notre révérend ?

—    Personne ne le sait !… On dit qu’il n’aimait pas la Carlotta.

—    Alors c’est de la joie ?…

—    Non, non ! il paraît au contraire très peiné !

—    Vieil hypocrite !

—    Oh ! je vous assure que ce n’est pas un mauvais homme !

—    Est-ce qu’on sait jamais, avec ces mines-là !

—    N’est-il pas amoureux de Mme de…

—    Chut ! la voici; elle fait une drôle de tête elle aussi, on dirait qu’elle a perdu quelqu’un de sa famille.

—    Quand on pense que sa petite sœur était là-bas, et qu’elle a vu le cadavre ! Pourvu qu’elle ne soit pas retombée malade !

—    Chère petite !

—    Oh ! celle-là, c’est un ange !

Le ciel était pur, rempli d’étoiles; l’air était calme et doux. Malgré le murmure des voix, le grand silence du lac était sensible, et la certitude qu’aucun chant ne s’élèverait ce soir de là-bas, du côté de la grosse masse enténébrée de l’île mère, répandait une angoisse, étreignait la gorge de tous ceux que cette musique avait émus.

Assis en face de Mme Belvidera, Gabriel Dompierre, accablé, tournait la tête tantôt du côté de la jeune femme et tantôt vers cette grande plaine immobile où s’était mirée la période la plus tumultueuse de sa vie. Ni l’un ni l’autre des deux amants n’osaient parler. Mais tous deux comprenaient le sens du mystère que la nature impitoyable semblait avoir représenté devant eux et pour eux. Car l’illusion de la vie est telle que la plupart des événements et des choses y paraissent vraisemblablement organisés pour ou contre chacun de nous.

Ils se rappelaient cette voix entendue sur le lac, dès la première soirée de leur séjour, cet attrait irrésistible qui les avait placés côte à côte dans une même barque, à la poursuite de la séduction flottante qu’avait été la jolie marchande de fleurs. Et chaque soir la chanson ardente et naïve avait été une invitation nouvelle à l’amour. Cette mélodie les avait été chercher, les avait attirés, fascinés, jusqu’à ce qu’elle les berçât aux bras l’un de l’autre dans la barque amarrée sur le sable, aux environs des lauriers-roses. Quelle volonté cachée, quel caprice inconnu avait prémédité et exigé leurs baisers, leurs extases et jusqu’à leur douleur présente ?

Et la figure de Carlotta grandissait dans leur esprit. Certaines paroles de Lee leur revenaient à la mémoire, et ils ne souriaient plus du poète qui avait salué en cette fille des Borromées, le génie du lac et des îles. Qu’est-ce exactement que la réalité, dans le monde ? À quel point précis se différencie-t-elle du rêve ?

Maintenant, il avait disparu, le joli dieu des îles et du lac. Jamais plus aucune de ces rives ne recevrait l’image de sa beauté, ni ses fleurs, ni ses chansons ! Le vent sévère de l’arrière automne allait disperser les mille parcelles desséchées des ombrages que son charme avait pénétrés. Tout allait se faner, se dénuder et mourir; tout ce pays serait prochainement dépeuplé. Les îles Borromées étaient sans âme.

Tout à coup, il y eut un mouvement dans les groupes, et l’on entendit s’élever la voix du révérend Lovely. Ce fut une surprise si grande, et ce qu’il se mit à dire était si extraordinaire que chacun se demanda si l’on devait rire ou si l’on assistait à une de ces scènes telles que la foi religieuse ou la passion élevée jusqu’à la démence peuvent seules en provoquer.

Le révérend parla de la jeune morte sur le ton qu’il eût employé au prêche du dimanche, quand il prenait texte d’un fait divers quelconque pour en tirer une morale pratique. Puis il passa rapidement aux bruits qui avaient couru sur le compte de la pauvre fille, sur de prétendues liaisons scandaleuses, dont nombre de personnes avaient pu être incommodées.

On s’approchait; on se poussait le coude. Plusieurs trouvaient l’allusion un peu violente. En vérité, c’était manquer de tact. Mme Belvidera, que ses intimes émotions étouffaient, faillit se trouver mal à ce surcroît d’épreuves pour le malheureux jeune homme qu’elle plaignait. Dompierre était devenu pâle de colère.

Mais soudain l’anxiété générale vira, à la plus inattendue des révélations.

Le révérend affirmait, du ton et du geste de la plus forte conviction, que les bruits qui avaient couru étaient faux, que Carlotta était honnête, et qu’elle était morte vierge sous les coups d’un fiancé soupçonneux induit lui-même en erreur par suite de misérables calomnies qui avaient trompé tout le monde.

« Ah ! ça, pensaient Mme Belvidera et Dompierre, est-ce qu’il va accuser publiquement Mme de Chandoyseau ! » Ils n’osaient la chercher des yeux, de peur de voir son trouble. Eux-mêmes avaient pitié d’elle.

« Qu’est-ce qu’il peut savoir de tout cela ? » se demandaient la plupart des auditeurs du clergyman.

Il dit tout de suite ce qu’il en savait. La sueur lui perlait au front. Il avait une figure d’illuminé. Ses yeux prenaient un feu inaccoutumé. Toute sa personne, si remarquable habituellement par son aspect de placidité, semblait contractée par un effort extrême. Et, — ce qui contrastait avec la tristesse du sujet et le mal qu’il paraissait prendre à le développer, — il y avait une espèce de joie, quelque chose de comparable au plaisir d’un homme ivre, dans l’expression de sa physionomie et dans le timbre de sa voix.

Ce qu’il en savait ? Mais c’était bien simple, dit-il; c’était lui-même qui était l’auteur de ces calomnies !

Tout l’auditoire frémit; il y eut des « oh ! », des « ah ! », et des chuchotements, et des exclamations, et des protestations à haute voix.

Il répéta : « C’est moi ! c’est moi ! c’est moi ! »

Il était étranglé, littéralement. Il porta même la main à sa gorge comme pour élargir le garrot qui lui rompait le souffle. Mais les mots passèrent; on les entendit bien : « C’est moi ! c’est moi ! c’est moi ! » Et aussitôt qu’ils furent passés, le martyr sourit. Il ne voulut pas regarder celle pour qui il avait l’ineffable bonheur de souffrir; mais il ferma les yeux; il la vit au dedans de lui, et il pensa aussi sans doute qu’à ce moment-là, Dieu, qui a pitié des pauvres créatures, lui pardonnait sa passion.

Quand il releva les paupières, il était radieux. Il expliqua avec aisance comment la chose invraisemblable s’était produite, comment le démon s’était emparé de lui, et l’avait porté à salir la réputation d’une enfant. Ce qu’il avait fait était immonde, disait-il. Jamais le pécheur n’était descendu si bas dans la turpitude. Il n’y avait pas d’excuse à sa faute (en disant cela, il pensait à ses désirs adultères), il l’avait commise pleine et entière, telle qu’il la confessait à la face de tous. Par là, il avait déshonoré sa vie, souillé son habit, répandu l’opprobre jusque sur les siens. Il s’accusait et gonflait sa misère. Une étrange volupté l’enivrait. Il avait de la peine à finir de s’abîmer. Songez que c’était la seule façon qui lui restât d’éprouver du plaisir par l’amour !

—    Il est fou ! c’est évident ! telle fut l’opinion de tous.

Mme de Chandoyseau ne savait où se mettre. Ce n’était pas cela qu’elle avait attendu de son clergyman. Elle avait compté sur une intervention discrète, sur un aveu habilement adressé à Dompierre ou à quelqu’un de particulier. Ce vieil imbécile embrouillait les choses sans profit, et il se perdait lui-même inutilement. C’était une amère dérision.

—    Il est fou ! il est fou ! chuchotait-on de toutes parts.

Quelques-uns cependant prenaient le parti de l’admirer.

—    C’est crâne, tout de même, ce qu’il a fait là, en avouant ça !

—    Mais ce n’est pas lui qui a inventé les histoires de la Carlotta !

—    Eh bien ! alors, c’est encore mieux ! Il s’est sacrifié pour quelqu’un !

—    Ah ! pour un sacrifice, ça c’en est un, par exemple !

—    Mais d’abord, ces histoires-là sont-elles inventées par quelqu’un ?

—    Vous les croyez fondées ?

—    Je n’en sais rien.

—    Ni moi non plus.

Un certain nombre de personnes serrèrent la main du vieillard quand il eut fini de parler. Il eût été moins étonné de les voir ramasser des pierres et le lapider. Ce cas échéant eût prolongé son douloureux ravissement. Mais les forces lui manquèrent, à la suite d’un si violent ébranlement, et ses jambes fléchirent.

Mistress Lovely était demeurée à côté de lui, impassible. Peut-être son mari l’avait-il avertie de ce qu’il ferait ce soir. Elle trouvait que cet acte était chrétien, et l’approuvait. Elle se baissa, sans émotion, et le secourut à l’aide de sels et d’eaux de Cologne qu’elle portait sans cesse, afin d’être prête à soulager ses semblables. On l’aida, et l’on transporta le révérend.

Dans le tumulte, très peu s’aperçurent de la barque de Lee, qui aborda aux marches situées près de l’endroit où se trouvaient Mr et Mme Belvidera et Dompierre. Avec son grand chapeau et son manteau romantique, le poète traversa la foule comme une ombre. Il marchait à grands pas et d’une allure précipitée.

Une curiosité invincible fit lever Gabriel. Il avait hâte de savoir l’impression de l’accident sur cette étrange cervelle. Machinalement, Mr et Mme Belvidera se levèrent avec lui et le suivirent. Ils portaient le poids des événements, et parlaient peu. Ils se promenèrent de long en large dans le jardin des annexes, où Gabriel les avait entraînés; ils firent le tour du jet d’eau au perpétuel murmure. Le jeune homme leva la tête malgré lui : on allumait la lumière dans la chambre de Lee. Il brûlait de regarder, de tâcher de surprendre la figure de l’Anglais, de savoir… Mais ce moyen était par trop indiscret; de plus, il n’était pas seul; il essaya d’entraîner ses compagnons. Mais tout à coup, il leur dit, sans pouvoir se maîtriser :

—    Regardez !

Ils levèrent la tête dans la direction de la lumière. Lee était assis, la figure en plein dans la clarté de la lampe; il venait de se mettre à sa table de travail, simplement, mais ses mains étaient inertes, tombées devant lui, et, pour la première fois de sa vie, des larmes coulaient le long de ses joues.

Mr Belvidera était stupéfait. Son étonnement augmenta en remarquant que Dompierre éprouvait une véritable joie à lui répéter :

—    Regardez ! regardez !

Dompierre raconta ce qu’il savait des relations de Lee et de la marchande de fleurs.

—    C’était donc lui ! s’écria Mr Belvidera.

—    Il n’était pas son amant, dit Dompierre, et vous voyez, il vient seulement de s’apercevoir qu’il l’aimait.

—    Le malheureux !

—    Il souffre de son orgueil abattu; mais que n’a-t-il pas souffert avant de pouvoir pleurer comme cela !

—    Oui, dit Mme Belvidera, cela se voyait sur sa figure. Maintenant il sera moins laid.

Ils restaient tous les trois immobiles et très émus devant ce baptême de la douleur d’amour qui achevait de faire d’un poète un homme.

René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

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