Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

Il quitta précipitamment la lunette sans se retourner seulement du côté de Solweg. Il venait d’être saisi par une de ces idées frustes, insensées, soudaines, mais impérieuses, irrésistibles; une de ces idées peut-être spéciales aux êtres affaiblis, et qui peuvent leur faire accomplir les actes les plus en opposition avec leur naturel, extrêmes dans les deux sens : des forfaits ou des prodiges. Il voulait savoir, savoir tout de suite, savoir par le plus court moyen ce qui se passait là-bas. Si un malheur était arrivé, il voulait être le premier à en être informé; il préférait presque ce malheur à l’incertitude. Il fallait coûte que coûte qu’il se fit transporter à Cadenabbia. Le danger ? Il ne s’était à aucun moment senti aussi insouciant de sa sécurité. Si Luisa, par hasard, était celle à qui il avait vu tendre dans l’eau les avirons, mieux valait pour lui la rejoindre au fond de ce lac ! Si elle vivait, il lui semblait qu’il ressentirait dans la mort même, la dernière volupté qu’il lui fût possible d’éprouver désormais par elle, lorsque son corps lui serait présenté. Elle le verrait sans une émotion peut-être, sans une larme; elle le jugerait un débris méprisable depuis l’instant qu’il avait cessé d’être son plaisir. N’était-ce pas la plus complète façon de s’abîmer devant elle ?

Il ne prit que le temps d’aller chercher dans sa chambre un chapeau de feutre; il descendit, redonna un autre coup d’œil à la longue-vue, qui lui fit distinguer un attroupement sur le rivage de Cadenabbia. Ces gens étaient évidemment attirés par le drame qui venait de se jouer sous leurs yeux; mais tout secours était inutile, car les barques demeurées autour du lieu du sinistre avaient la plus grande peine à se tenir. Il traversa le jardin en courant et héla un batelier. Aucun ne répondit. La rive était déserte et tous les canots tirés très haut sur la pente sablonneuse. De grosses lames, pareilles à celles de la mer, venaient cependant les lécher, et les plus fortes, en les secouant, faisaient rendre un bruit sourd aux avirons déplacés par le choc.

—    Ohé ! ohé !…

Personne ne se montrait. La pluie pourtant avait cessé, et le vent avait moins de rage.

Il s’apprêtait à détacher lui-même une barque et à se risquer seul. Il allait descendre, à l’extrémité du jardin, les marches qui conduisent à l’embarcadère de l’hôtel.

—    Ohé ! ohé !… vingt francs au premier qui me détache une barque !

À ce moment il entendit quelqu’un courir derrière lui, et, se retournant, il aperçut Solweg. Elle avait la figure blanche comme sa chemisette de percale dont le pureté de neige contrastait avec le paysage sombre et souillé par l’ouragan. Le vent avait bouleversé ses cheveux et lui ébouriffait les tempes de leur jolie poussière d’or. Il crut qu’elle avait quelque chose à lui dire, car elle courait vers lui et il était seul. Elle ouvrait la bouche, en effet, pour parler; mais il détourna aussitôt la tête vers trois bateliers qui se précipitaient à son service. Il ne fit qu’un bond et fut dans la barque la plus rapprochée. Il prit un seul rameur et empoigna lui-même la seconde paire d’avirons, afin de ne penser à rien pendant la traversée.

—    Mauvais temps ! fit le batelier.

—    Oui, oui, dépêchons-nous !

L’homme dodelina de la tête et dit :

—    La demoiselle avait raison, monsieur.

—    La demoiselle ? Quelle demoiselle ?…

—    Dame ! quand on tient à quelqu’un !… Elle ne voulait pas laisser partir monsieur ?

Gabriel releva la tête du côté de Solweg qu’il avait oubliée. Il la vit porter son mouchoir à ses yeux et s’enfuir en courant.

Quoi ! était-il vrai que cette pauvre enfant l’aimait ? Il revit sa figure éplorée, ses cheveux blonds en désordre, sa bouche entrouverte pour lui dire un mot qu’il ne lui avait pas laissé le temps de prononcer.

Elle voulait lui dire : « Ne partez, pas, je vous en supplie ! » Mieux valait qu’il ne l’eût pas entendu, puisqu’il aurait eu la dureté de lui montrer qu’il méprisait sa supplication.

Puis, les efforts physiques qu’il était obligé de faire lui coupèrent toute réflexion. Le vent avait de courts apaisements, mais des brusques retours si vifs, que les deux rameurs ne cessaient pas d’être tenus en haleine. Le batelier naturellement bavard se taisait, laissant de temps à autre échapper un juron où le nom de la Madone revenait avec insistance, dans une confusion complète de l’imprécation et de la prière. Gabriel ne se rendit aucun compte de la façon dont ils firent cette courte et brutale traversée. Un chapeau de femme ballotté à la surface de l’eau, qui le frappa, dans le temps qu’ils approchaient de Cadenabbia, lui rappela tout à coup ce qu’ils venaient faire là. Le souci de la lutte pour sa propre défense durant tout le trajet, lui avait fait négliger jusqu’au motif pour lequel il exposait sa vie.

Ce chapeau, en tout cas, n’était pas celui de Luisa. Cette seule constatation fit virer le sens de sa préoccupation, et il ne fut plus soutenu que par la perspective de l’immense plaisir qu’il aurait à apprendre que Luisa allait bien, et qu’elle était là, tranquille et belle, à regarder de loin la tempête.

—    Monsieur, dit le batelier, c’est noir de monde.

Gabriel tourna la tête et retrouva l’affluence de gens qu’il avait découverts à la lorgnette.

—    Il y a eu un malheur, dit l’homme en clignant de l’œil du côté du chapeau qui balançait déjà loin d’eux sa large paille élégante et ses fleurs fraîches.

Un grand nombre de personnes les entourèrent à leur arrivée. On avait suivi avec intérêt les péripéties de leur traversée.

Gabriel regarda tout autour de lui. Il n’avait qu’un but, apercevoir Luisa.

Elle se frayait un passage, avec son mari, au travers des groupes, pour parvenir jusqu’à lui.

L’un et l’autre étaient fort anxieux depuis qu’ils avaient reconnu Dompierre à la lorgnette, dans la barque.

—    Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ? s’écria Mme Belvidera; est-ce qu’il est arrivé quelque chose là-bas ?

—    Là-bas ? fit-il.

Il était complètement hébété par le bonheur de la voir vivante, d’entendre sa voix. Il souriait; il aurait voulu lui sauter au cou, l’embrasser, lui dire seulement : « Toi ! toi ! C’est toi !… » Il ne comprenait même pas pourquoi elle avait pu s’inquiéter de ce qui se passait « là-bas », c’est-à-dire de ce qui aurait pu arriver à la petite Luisa.

—    Là-bas ? répétait-il, mais rien du tout, il n’y a rien !…

—    Vraiment ! vraiment ! mais il dit vrai; il a l’air heureux comme s’il arrivait d’une promenade d’agrément… Mais alors, s’il n’y a rien, qu’est-ce que vous venez faire ici par un temps pareil ? Vous êtes fou !

—    Ce que je viens faire ?… Mais je ne sais pas… je ne sais pas !…

—    Ne plaisantez pas tout haut, dit Mr Belvidera, car tous ces gens seraient furieux; vous leur avez donné des émotions désagréables depuis une demi-heure; ils vous ont cru perdu; s’ils savaient que vous n’aviez pas de motifs sérieux pour vous exposer et un homme avec vous, vous comprenez qu’ils seraient en droit de vous faire un accueil froid.

—    Ah ! dit Gabriel, au diable ! mais je suis bien heureux de vous trouver là !

Il respirait avec enthousiasme; il éprouvait une espèce d’ivresse après l’heure mauvaise qu’il venait de vivre. Il leur prenait les mains à tous les deux. Il se tenait à quatre pour ne pas faire une imprudence, ne pas dire franchement toute sa joie, ne pas dire pourquoi il était venu !

—    Venez ! vous avez besoin de prendre quelque chose, dirent-ils.

Ils l’entraînèrent à l’intérieur. Une fois seuls, Mr Belvidera lui mit la main sur l’épaule :

—    Voyons ! dit-il, sérieusement, où avez-vous la tête ?… Est-ce une gageure ?

C’était lui souffler le mot. Il ne l’eût pas trouvé. Puisqu’il fallait donner une raison à son escapade, autant valait celle-là qu’une autre.

—    Une gageure ! vous l’avez dit. C’est absurde, c’est fou : c’est peut-être criminel, tant que vous voudrez ? C’est une gageure !

Mr et Mme Belvidera joignirent les mains :

—    Enfant ! enfant que vous êtes !

Et, l’imagination lui revenant tout en prenant coup sur coup plusieurs petits verres de marsala, il ne vit plus de raison de s’arrêter dans le chemin de mensonge où on l’avait innocemment introduit.

—    Et, dit-il, vous ne devineriez pas la personne qui a tenu cette gageure contre moi ?

Il cherchait encore, à part lui, la personne qu’il pourrait bien nommer.

—    Oh ! dit Mme Belvidera, je ne vois guère que madame de Chandoyseau qui soit assez…

—    Chut ! fit-il, il suffit, madame; vous avez trouvé !… Mais, je vous en prie, ne lui infligez aucun blâme : elle a pris la chose en riant et je suis le seul coupable.

Un mouvement se produisit dans la salle où ils étaient et l’on aperçut, au milieu de plusieurs personnes qui le soutenaient, un jeune homme affreusement pâle, les vêtements désordonnés et mouillés, les cheveux trempés. On le poussait comme malgré lui, on l’emmenait.

—    Ah ! dit Mme Belvidera que Gabriel interrogeait des yeux, c’est abominable ! Il vient de perdre sa jeune femme, une petite princesse hongroise; c’étaient de nouveaux mariés, arrivés ici ce matin. Elle a été enlevée de la barque par le premier coup de vent : elle riait, paraît-il, en se mirant dans l’eau calme… Cet ouragan est arrivé tout d’un coup, comme une bête lancée au galop.

—    Vraiment ! dit Gabriel. Puis il revit le chapeau de paille avec des fleurs, sur l’eau; c’était donc celui de la petite princesse hongroise; il pensa à la joie qu’il avait eue à reconnaître que ce n’était pas celui de Luisa. Le plaisir de la savoir saine et sauve, le faisait sourire malgré lui.

—    Ah ! dit Mme Belvidera, tout cela ne vous fait rien, à vous ! Tenez ! vous ne ferez jamais qu’un vilain égoïste !

René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

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