Le parfum des îles Borromées | |
Page: .25./.53. René BoylesveLe parfum des îles BorroméesIl essayait en vain de se raisonner. Puisqu’elle avait trompé son mari, il était évident qu’elle ne l’aimait pas. Sans doute ! et telle est la conclusion du bon sens commun. Mais n’avait-il pas maintes fois observé les erreurs, — exceptionnelles à la vérité — de ces jugements instinctifs ? Pourquoi ne lui avait-elle jamais parlé de lui ? Pourquoi n’avait-elle pas obéi au mouvement si ordinaire qui porte la femme infidèle à flétrir, et si souvent à souiller avec un acharnement cruel, entre les bras de son amant, l’image importune de celui qu’elle trahit ? Il se creusait la mémoire; il tournait et retournait le sens des paroles qu’elle avait prononcées en mille circonstances; il ne trouvait pas d’autre allusion vraisemblable que celle qu’elle avait eue, un matin, sur la terrasse d’Isola Bella, pendant une minute de songerie : « C’est la première fois, lui avait-elle dit, que la vue d’un beau paysage ne m’est pas gâtée par quelqu’un ». Était-ce en vertu d’une logique bien rigoureuse qu’il pouvait soupçonner le chevalier Belvidera d’être celui qui gâtait la vue des beaux paysages ? Assurément non. Et quand même c’eût été lui, il avait plusieurs moyens inégalement graves de produire ce résultat fâcheux. Était-ce par le fait de sa seule présence ? alors il pouvait être détesté. Était-ce par un défaut de sensibilité, par un mot malheureux ? une femme a tôt fait d’oublier ces peccadilles. Aurait-elle pu tromper son mari sans cesser de l’aimer ? Telle était la question qu’il se posait, quand une voix connue, venant de l’autre extrémité du salon, lui fit relever les paupières, et il aperçut dans la pénombre de moins en moins épaisse, Mme de Chandoyseau assise, en une pose langoureuse, non loin du révérend Lovely. Solweg était au piano, dont elle caressait le clavier sans appuyer les doigts, en parcourant des yeux des partitions de musique. Ses éternels témoins ! La Chandoyseau et Solweg seraient encore là quand Mme Belvidera et son mari, viendraient prendre leurs chapeaux sur la chaise de tapisserie; elles le verraient se lever à l’approche de la jeune femme; elles entendraient les phrases de politesse banale qu’il échangerait avec l’homme qui lui arrachait le cœur; elles épieraient l’ébranlement de sa voix. L’une assisterait à l’entrevue avec la joie de sa méchanceté; l’autre, avec son irritante compassion ? Il voulut se lever et fuir, éviter à tout prix ces deux femmes. La vue des chapeaux superposés sur la chaise de tapisserie le fascina de nouveau et il demeura fixé sur place, « Ils vont venir là ! ils vont venir là, forcément », lui répétait une sorte de voix intérieure. Ailleurs il les manquerait peut-être; s’il remettait à ce soir, à demain, la rencontre, il n’aurait peut-être plus le courage de les voir côte à côte; il aurait peut-être fui définitivement. Il fallait les attendre là, en face de leurs deux chapeaux posés familièrement, presque amoureusement, l’un sur l’autre. Le révérend Lovely était aussi fiévreux que Dompierre. Celui-ci entendait sa voix sourde, son accent grotesque, que des hésitations, peut-être des réticences, entrecoupaient fréquemment. Ses gestes étaient désordonnés. Le « Malin », sous les apparences de la damnable Herminie, le faisait cruellement souffrir. Il s’agitait sur son siège, avec le malaise d’un débutant dans l’exercice de la galanterie; et il s’efforçait de couvrir son embarras par une volubilité que brisait malheureusement sa double inexpérience de la langue française et de la langue amoureuse. Mme de Chandoyseau, tantôt alanguie, improvisait une atmosphère troublante en agitant son éventail, levant son menton et offrant son cou et sa gorge à l’air agité; tantôt penchée d’un brusque élan du côté du pauvre pasteur, l’accablait de sa perfide séduction. Mistress Lovely somnolait sur un magazine anglais, à quelque distance de son mari. Sa tête à cheveux gris, d’une insigne laideur, avait à intervalles réguliers une défaillance en avant qui faisait glisser ses lunettes à l’extrémité de son nez, et la réveillait à demi. Elle relevait la taille, rajustait ses lunettes, et redressait la revue dont elle semblait reprendre assidûment la lecture. Mais l’édifice s’affaissait presque aussitôt et le sommeil impitoyable semblait jouer comme un enfant cruel avec cette tête disgracieuse. Le salon s’était à peu près dépeuplé. Le révérend était à bout de paroles; Mme de Chandoyseau flattait l’air mollement de son éventail quasi fermé : dans le silence, on entendit une grosse mouche se lever et faire une demi-douzaine de zigzags en bourdonnant. Puis, un mot inattendu, inouï, stupéfiant, fut prononcé presque à haute voix par le clergyman. Gabriel sursauta, mistress Lovely fut tout à coup debout, et Solweg, avec un à-propos admirable, toucha enfin le piano dont les notes harmonieuses couvrirent la confusion générale. Le révérend, dans un mouvement d’affolement, s’était oublié jusqu’à prononcer sur le ton le plus passionné le petit nom de Mme de Chandoyseau : — Herminie ! Mistress Lovely, levée soudain, comme un spectre, empoigna son mari par le bras et l’entraîna dehors. Solweg n’interrompit pas la mélodie qu’avaient commencé d’égrener ses doigts agiles; sa sœur aînée n’eut pas un mouvement, et Dompierre renversa la tête en arrière sur le dossier de son fauteuil, dans l’attitude de la plus grande nonchalance, suivant des yeux, vers le plafond, les lignes brisées que décrivait la mouche bourdonnante. Non pas par la porte que tout le monde prenait communément pour entrer au salon et en sortir, mais par une porte donnant dans la salle à manger et située juste derrière Gabriel Dompierre, Mme Belvidera entra. Elle eut la surprise de trouver le jeune homme sur ses pas; poussa un petit « ah ! » et dit aussitôt avec simplicité : — Mon Dieu ! comme il fait sombre chez vous ! Son mari la suivait; elle se retourna vers lui et dit : — Monsieur Dompierre, mon mari. À cause de l’obscurité de la pièce, Mr Belvidera ne devait apercevoir qu’imparfaitement le Français, mais celui-ci distinguait jusqu’au moindre des traits du nouveau venu. Il reçut d’un seul coup toute l’impression que cet homme devait lui produire dans la suite. Mr Belvidera avait un de ces caractères nets et délimités qu’il est inutile de se reprendre à deux fois pour connaître. Sans hésitation, il tendit la main en disant qu’il connaissait Mr Dompierre, par les paroles élogieuses que Mr de Chandoyseau, dont il venait de faire la connaissance, avait prononcées en sa faveur. Gabriel sentit la poignée de main forte, un peu dure, des natures toutes loyales et toutes droites, en même temps qu’il recevait son regard clair, pur, tranchant, qui lui valait un peu l’aspect militaire classique, dans sa meilleure acception : honnête et brave. Cet homme-là pouvait manquer de clairvoyance vis-à-vis des mille replis de la perversité humaine; mais il devait avoir la plus grande lucidité dans les questions même ardues où la malignité et la ruse n’avaient pas de prise. C’est ainsi qu’il n’avait pas soupçonné la « gaffe » que commettait Mr de Chandoyseau — à l’instigation de sa femme bien entendu — en prononçant l’éloge du jeune homme, parce qu’il était incapable de voir les dessous déloyaux; mais c’est ainsi qu’il avait senti et apprécié sur-le-champ la bonne foi de Mr de Chandoyseau et renversait instantanément sur son jeune compatriote la sympathie que Mr de Chandoyseau avait très réellement pour lui. Mr Belvidera était de taille assez haute; il portait une moustache forte et noire, ses cheveux commençaient à peine à grisonner; il était vêtu sans recherche, mais avec une sorte d’élégance naturelle provenant de la force et de la droiture de toute sa personne. Mme de Chandoyseau avait prononcé une fois en sa vie une opinion dépourvue d’arabesques superflues, en disant qu’il était « un homme très bien ». C’était le caractère le plus propre à inspirer la plus prompte sympathie. Mme Belvidera, Mme de Chandoyseau et Solweg étaient autour du groupe et recevaient, chacune à leur manière, le contre-coup du drame muet qui se jouait en ce moment-ci par le fait de cette amitié naturelle insurmontable qui naissait et s’établissait, là, sous leurs yeux, entre deux hommes qu’un secret terrible pouvait faire s’égorger dans un instant. Gabriel n’osait lever les yeux sur ces dames, à cause de l’assurance qu’il avait que le chevalier découvrirait son amour, dans le moment où il regarderait Luisa. Il était si éperdument épris et si malheureux que cet homme intelligent ne pouvait demeurer longtemps avant de discerner la sincérité de ses sentiments. Sur un point, au moins, il était désormais rassuré : Mr Belvidera ne pouvait pas soupçonner sa femme. Fut-ce un mouvement généreux qui inspira à Solweg l’idée d’entraîner sa sœur ? Ces dames s’éloignèrent et ils furent au moins allégés de ces témoins étrangers. Quelle devait être la torture de la malheureuse Luisa ! Gabriel ne lui devait-il pas, lui aussi, d’abréger cette scène en se retirant, quitte à froisser Mr Belvidera ? Il allait le faire et il cherchait un prétexte pour s’en aller, rompu, meurtri, désespéré de la tournure des choses, quand le chevalier, par une fatalité du sort ironique qui gouverne le monde, s’excusa d’être obligé de le quitter pour son courrier politique et lui dit gracieusement : — Je vous laisse ma femme. Il n’eût pu être ridicule que si une sotte de l’espèce de la Chandoyseau se fût trouvée là au moment où il prononça ces mots. Tout le sublime du monde n’est devenu grotesque que par le pullulement des imbéciles. Cet homme évidemment incapable d’un mensonge, d’une dissimulation, d’un mouvement douteux, faisait simplement l’honneur à sa femme, non seulement de ne la pas soupçonner, mais de ne même pas prendre garde que quelqu’un pût la soupçonner. Les deux amants restèrent sans pouvoir se regarder. Après un long moment de silence et d’embarras, Luisa dit avec une impatience dans la voix : — Ouvrez donc ! on n’y voit pas ici ! Il ouvrit les volets d’une des portes-fenêtres. Le jour éclatant entra, et la vue des verdures et des fleurs lui fit l’effet d’un réveil brusque à l’issue d’un mauvais rêve. Mais ce ne fut que pour lui donner plus vive la sensation de la réalité. Sans regarder encore Luisa, les yeux perdus dans l’admirable décor qui avait servi de cadre à leur amour, il lui dit : — Je vais partir. — Non ! fit-elle avec assurance. — « Non ! » vous voulez donc que je reste là à souffrir sous vos yeux ?… Il se tourna vers elle à ce moment et la regarda. Elle était demeurée debout contre la table du milieu, une de ses mains froissant la couverture d’une publication quelconque. Elle était vêtue d’une blouse de percale blanche avec un col d’homme et une cravate mauve; ses bras transparaissaient sous le tissu léger. Sa robe était d’un blanc tout uni, et il voyait l’extrémité de son petit soulier jaune s’agiter fébrilement. Il était assez près d’elle pour respirer l’odeur de délire que tout son corps répandait et dont il lui semblait qu’il ne pût pas plus se passer que d’air et de pain. Il fut envahi de la courbature générale qu’il avait ressentie dès les premiers jours à la vue de la « Sirène »; c’était un affaissement complet de sa personnalité, de son énergie, de sa conscience; il n’était plus qu’une chose fondue sous le rayonnement de cette séduction vivante. Il rencontra le regard de la jeune femme abaissé sur lui et d’abord incertain, mais qui, en plongeant dans ses yeux, prit une assurance, une sérénité soudaines. Elle lui dit avec un sourire fin : — Je savais bien que vous ne partiriez pas ! Puis elle tourna vivement sur les talons et s’enfuit. René BoylesveLe parfum des îles BorroméesPage: .25./.53. |