Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

Arrivés sur la grande plate-forme aux dalles de marbre qui domine l’île entière et est comme le faite d’un colossal reposoir, ils s’accoudèrent à une balustrade regardant le lac. Le soleil ardent l’immobilisait tout entier, et les villages avaient l’air d’être couchés sur les rives, comme des bêtes bienheureuses. En face d’eux, Stresa perdu dans la brume de chaleur, mais dont on distinguait le drapeau du débarcadère, souvenir de leur arrivée et de l’angoisse qu’avait causée au jeune homme celle qu’il appelait la « Sirène ». Puis venaient, le long de la route, la série des jardins aux arbres courts, soigneusement rognés pour le souci de la vue du lac : les jardins de la duchesse de Gênes, et ceux de l’hôtel, témoins de leurs aveux. Vers la gauche, l’Isola Madre, la mère du groupe des Borromées, gorgée de végétation, paraissait dormir, repue, derrière son grand palais rose peuplé de jardiniers. Quelques voiles blanches filaient au loin.

Après une minute de songerie muette en face d’une des plus belles vues du monde, Mme Belvidera dit, d’un ton de religieuse admiration :

—    Mon ami, voilà des moments inoubliables…

Il fit signe qu’il pensait comme elle. Elle hésita un peu, avant d’ajouter :

—    Vous êtes, je crois bien, le premier homme que j’aie rencontré, et qui soit capable de ne pas interrompre d’un mot la grande émotion que l’on éprouve à côté de lui… J’ai vu beaucoup de belles choses et de beaux paysages; ils m’ont toujours été gâtés par quelqu’un.

Cette phrase fut doublement sensible à Gabriel, parce qu’il pensait qu’elle faisait peut-être allusion par ce « quelqu’un » à son mari, de qui ils n’avaient jamais parlé, et qui lui avait paru si loin, dans la première exaltation, que son image, vraiment, ne l’avait pas atteint un seul instant. Qui était-il, comment était-il ? Cette question si tôt venue d’ordinaire à l’esprit de qui s’éprend d’une jeune femme mariée, avait été étouffée chez lui par la farouche, absorbante et soudaine passion que la Florentine lui avait inspirée. Pensait-elle à lui en ce moment, à quelque propos fâcheux qu’il aurait eu en face des lieux qu’ils avaient visités ensemble ? La comparaison qui s’établissait alors dans son esprit, si favorable qu’elle parût être à l’amant, troubla la limpidité de son bonheur. Il vit qu’elle-même avait un pli léger au front, qu’elle effaça presque aussitôt pour se replonger dans la rêverie en regardant au loin. Mais elle semblait ne plus rien voir. À quoi pensait-elle ? Il commençait d’en souffrir, quand tout en continuant d’ouvrir de larges yeux dans le vide, elle se rapprocha de Gabriel et lui saisit la main appuyée sur la balustrade brûlante, en desserrant les lèvres du geste particulier qu’elle avait pour appeler le baiser.

Il étreignit sa main, et il s’approchait de sa bouche. Un bruit les fit retourner brusquement du côté de la terrasse peuplée d’innombrables statues et plantée d’obélisques de marbre rose.

Une faible brise venait de détacher de l’arbre deux oranges, et les fruits, ayant rebondi sur la paroi des caisses, roulaient jusqu’à leurs pieds.

Elle poussa un cri de surprise et rit d’avoir eu peur pour si peu. Au même instant, les célèbres colombes des Borromées s’élevèrent; elles passèrent en tournoyant au-dessus de leurs têtes, firent ainsi plusieurs fois le tour de l’île; puis leur troupe élégante alla s’abattre sur la toiture du palais qu’elle parut couvrir d’une épaisse cendre bleue.

Il se pencha au-dessus de la balustrade, d’où la vue surplombe les terrasses superposées.

—    Voilà, dit-il, la cause de l’émoi des colombes; c’est l’heure où les premiers visiteurs vont leur jeter du grain dans la grande cour du palais, et j’aperçois la première troupe de nos trouble-fête qui s’avance là-bas sous la conduite d’un jardinier.

—    Ils vont venir là ?

—    Certainement, c’est d’ici qu’on leur fait voir le profil de Napoléon couché sur la montagne…

—    Où ça ? où ça ? fit-elle.

—    Ah ! ah ! vous aussi, dit-il, en riant de ce genre de curiosité. Et il lui fit voir le profil de Napoléon. Elle se haussait sur le bout des pieds. Tout en riant, il la trouvait adorable.

—    Je suis enfant, dites ?

—    Mais non : femme, simplement.

—    Ah ! trop ! trop ! dit-elle avec un gros soupir et l’embrassant avant de se mettre à courir pour éviter la troupe des touristes.

—    Où allez-vous ?… mais vous allez tomber sur eux tout juste par là !…

—    Par où faut-il aller alors ?

—    Venez, venez de ce côté !

Ils descendirent quatre à quatre des marches et des marches; d’autres oranges tombaient à la secousse du sol, et leur roulaient sur les talons.

—    Ne riez donc pas ! mais ne riez donc pas ainsi; vous allez vous couper le souffle !

La chaleur et la course rosaient la peau de ses joues habituellement mate, et sur les tons de paille, illuminés de soleil de la garniture intérieure de l’ombrelle, sa figure prenait une extraordinaire animation. Par le simple caprice de fuir les touristes, elle se faisait une peur terrible de les rencontrer et, à chaque tournant d’allée, poussait des cris. De grands lézards se précipitaient affolés derrière les espaliers. Elle écrasait du pied les extrémités débordantes de lourdes plantes grasses. Les colombes avaient repris leur vol tournant et semblaient jouer comme eux.

—    Les voilà ! criait Mme Belvidera.

—    Qui ? les touristes ?

—    Non, les colombes !

Et elle était tout heureuse de lui avoir fait peur; car il en arrivait à partager sa crainte de tomber dans cette agglomération compacte de malheureux réunis autour d’un guide qui leur récite durant une grande heure le catalogue complet de l’horticulture. Il s’arrêta en face d’une portière de lierre qui devait fermer l’entrée d’une grotte, et fit signe à la jeune femme de venir se réfugier là-dessous. Il souleva l’énorme et lourd rideau végétal, et ils se trouvèrent dans une obscurité complète.

—    Oh ! comme il fait noir là-dedans ! dit-elle.

Alors, il la saisit dans ses bras. Il lui baisait confusément les cheveux, le cou et le visage, et ses lèvres ivres lui happaient la gorge dont la forme était sensible au travers de la chemisette légère. L’odeur de sa peau moite se mêlait bizarrement à un relent de terreau gras sans doute déposé dans la grotte, et à l’âpre saveur des lierres.

—    Écoute, écoute ! fit-elle, oh ! cette fois-ci ce sont eux… Nous allons les voir passer à travers le rideau de lierre !

—    Ah ! mais… ah ! mais… il ne faudrait pas tout de même qu’ils s’avisassent d’entrer ici !

—    Il ne manquerait que cela ! par exemple !

—    Mais cela serait très possible !

—    Oh ! que j’ai peur ! que j’ai peur !

Elle allait se blottir au fond de la grotte. Elle renversa des outils de jardinage dont l’acier se choquant fit du bruit, et elle vint plus morte que vive se jeter au cou de Gabriel.

Fort heureusement, un éclat de rire général, parti du groupe des touristes, avait couvert le bruit malencontreux. Le guide répéta en italien le plaisant propos qui avait valu cette forte hilarité de la part d’une dizaine d’Allemands qui étaient là. Il expliquait que cette grotte portait le nom de « chambre de Vénus » et que la tradition voulait que le manteau de feuillage y fût poussé naturellement, sans que personne y eût mis la main, et pour la seule raison de la pudeur. Tout le monde trouva l’à-propos excessivement drôle, car on n’est pas difficile sur la qualité de l’esprit au cours d’une excursion botanique.

Ce disant, le guide facétieux secouait le manteau de lierre de la façon la plus inquiétante et sans se douter que sa plaisanterie médiocre avait pour les amants un sel particulier. Dans une des éclaircies que leur valait le balancement imprimé par ce satané bonhomme à la portière naturelle, Gabriel faillit pousser lui-même une exclamation. Il venait d’apercevoir, derrière le groupe barbu des Teutons, Mr et Mme de Chandoyseau ! Si par malheur une tige de lierre venait à se rompre et à les découvrir, Mme Belvidera était compromise, et aux yeux de cette pie-borgne de Parisienne qui tenait à sa merci tout l’Hôtel des Îles Borromées.

Il avoua son inquiétude à la jeune femme. Elle-même reconnut leurs bons amis les Chandoyseau par la fenêtre intermittente dont le jardinier les gratifiait trop abondamment.

—    Mais, dit-elle, ils ont avec eux une jeune fille que je n’ai pas aperçue encore à l’hôtel ?

—    Allons donc ! Madame de Chandoyseau connaîtrait quelqu’un dont elle ne nous aurait pas entretenus ?

—    Mon ami, cette jeune fille, qui est fort bien, entre parenthèses, donne le bras à Madame de Chandoyseau.

Ah ! Dieu soit loué; les voilà qui s’en vont ! dit-elle en l’embrassant avec toute la joie d’être sauvée.

—    Mais non ! mais non ! fit-il vivement, en la repoussant, cette jeune fille est encore là… tenez ! tenez ! la voici… ah ! saperlotte !…

Il avait eu à peine le temps d’écarter la tête de Mme Belvidera, que la jeune fille demeurée en arrière, soulevait le rideau de lierre et passait dans la déchirure lumineuse qu’elle produisait à leurs yeux, sa très jolie tête blonde qui demeura pétrifiée en apercevant un monsieur et une dame élégants enfermés là et la dévisageant elle-même avec les marques de l’effarement le plus complet. Elle rougit; fit le mouvement de se retirer; mais sa stupéfaction même la laissa assez de temps inerte pour qu’elle gardât de leurs physionomies une empreinte suffisante à les inquiéter. Enfin elle s’enfuit en courant, et ils entendirent la voix aigrelette de Mme de Chandoyseau :

—    Solweg ! Solweg ! eh bien ! que fais-tu là, ma jolie ?

René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

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