Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

Un matin, étant descendu dans les jardins avant que la grande chaleur ne fût élevée, Gabriel vit s’éloigner du côté d’Isola Bella une barque portant les couleurs françaises et où il reconnut, sous le toit de coutil blanc qui l’abritait du soleil, Mme Belvidera. Il héla aussitôt un batelier qui le connaissait et qui, par une attention délicate, se mit en devoir de hisser à l’arrière de l’embarcation le pavillon de son pays.

—    Non ! non ! lui cria-t-il, mettez aujourd’hui les couleurs italiennes !

C’était un enfantillage amoureux autant qu’inoffensif.

À son arrivée au petit port d’Isola Bella, il rencontra la jeune femme attardée aux environs du débarcadère.

—    Je vous confie, dit-elle, que j’aurais une grande envie de visiter Isola Bella sans la compagnie des touristes et des guides. Croyez-vous que cela soit possible ?

Il prit en riant le ton qu’avait Mme de Chandoyseau lorsqu’elle parlait de l’art mystique :

—    Sphinge ! dit-il, ô vous dont la pensée demeure un mystère et qui sondez miraculeusement les arcanes les plus profonds !… qui vous a dit que j’avais eu la précaution de faire demander au comte Borromée la permission de me promener dans ses domaines à loisir ?… et de plus que j’avais précisément cette permission dans mon portefeuille ?

—    Vrai ?

—    Tenez ! fit-il en lui tendant la carte. Prenez ce talisman, il vous suffira de le présenter au chef-jardinier qui vous laissera aller en paix… Et je ferai comme lui, madame, ajouta-t-il en s’inclinant, puisque telle est votre répugnance pour les cicerones.

—    Non, dit-elle, il paraît qu’il y a beaucoup d’escaliers et de pentes : vous m’offrirez le bras !

Et elle lança son rire clair et franc, faisant retourner la tête de plusieurs hommes du port qui demeurèrent les yeux fixés sur elle.

Gabriel ne pouvait pas quitter son visage, et il était affolé de son sourire ouvert sur la rangée des dents éclatantes. Il se tenait pour ne lui pas tomber sur la bouche :

—    Je t’aime ! je t’aime ! prononça-t-il à mi-voix.

Elle reçut toute la chaleur de son amour sans rejoindre les lèvres, et la trace d’une langueur heureuse éteignit seulement dans ses yeux la flamme du sourire :

—    Quel pays ! quel temps ! quelle beauté ! dit-elle enfin en lui enlevant son regard qu’elle promena tout autour d’elle, sur le port garni de petites barques de couleurs claires, sur le lac lumineux, sur les montagnes lointaines dont les cimes bleues se perdaient dans le ciel.

—    Je suis folle ! dit-elle.

—    Moi aussi !

—    Dieu est trop bon, la terre trop belle…

—    Oui, oui, il y a des moments où l’on oublie les conditions de la vie et où l’on touche la vie elle-même dans sa plénitude, comme un résultat merveilleux… D’ailleurs on ne sait pas, non, on ne sait pas ce que c’est; on ignore ce qui vous passe par la chair et par la cervelle…

—    Ça passe…

—    Chut !

—    Taisons-nous, vous avez raison.

Ils prirent le chemin du palais Borromée par où l’on gagne les jardins.

Il s’effaçait pour laisser passer la jeune femme sous les portes chargées outre mesure de vignes-vierges, de lierres et d’une pesante chevelure de lianes aux floraisons inconnues. Parfois il devait lui donner la main en la précédant, pour écarter les végétations encombrantes. D’autres fois il lui arrivait de la laisser faire quelques pas en avant, parce que ce qu’il avait voulu lui dire au moment où elle passait tout contre lui, expirait sur ses lèvres. Au reste, qu’a-t-on à dire dès que l’on aime ? Mais la beauté de sa taille et de ses mouvements l’accablait particulièrement. Elle était grande et développée; mais mince à la ceinture et aux attaches; ses gestes avaient de la lenteur et de l’aisance; son visage était calme et heureux; il semblait que ses yeux eussent la faculté d’adoucir les gens et les choses, et que tous ses environs reçussent d’elle on ne sait quelles facilités, quels contours arrondis, ou quelque chose de comparable à la caresse générale, tiède et savoureuse d’un bain.

Elle escaladait sans fatigue les terrasses superposées; empruntait une sorte de légèreté au maniement de son ombrelle blanche, et, se retournant de temps en temps, elle disait, dans le pur éclat de son bien-être :

—    Comment ça va-t-il ?

—    Ah !

Elle s’arrêtait tout à coup :

—    Dieu que ça sent bon ! Qu’est-ce que ça sent ?

Ils passaient sous d’énormes magnolias en fleurs et des massifs de roses les entouraient; mais, pour lui, il marchait dans son sillage et croyait ne respirer qu’elle.

—    Qu’est-ce que ça sent ? répétait-il gauchement.

—    Dites ! dites ! fit elle en lui cognant l’épaule du bout de son ombrelle qu’elle avait fermée pour passer sous les branches basses.

Elle le vit pâlir un peu en battant des narines. Elle lut dans ses yeux toute la pauvreté servile du chien qui marche à côté de son maître et jette sur la main qui le tient en laisse un regard d’esclave et d’amoureux. Elle se pencha vers lui comme une déesse pitoyable et lui tendit ses lèvres, toute sa bouche imprégnée du parfum de sa jeunesse et de ce matin enchanté.

Après une longue étreinte, seulement, elle songea à regarder si personne ne les voyait, et à cette pensée, elle rougit très simplement, très sincèrement.

Ils montaient en silence les marches de marbre de la dernière terrasse. Elle ramassa à ses pieds une feuille gigantesque de quelque plante tropicale, et s’en servit avec grâce comme d’un éventail. Elle s’arrêta, un peu essoufflée, à la fin.

—    Pas une âme dans les jardins, ce matin; nous sommes seuls, nous sommes bien…

Il se rapprocha d’elle; ils n’en finissaient pas de gravir ces escaliers.

René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

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