Raymond Roussel

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Raymond Roussel

Locus Solus

En l’an 550 après avoir conquis la Médie, Cyrus, visitant Ecbatane en vainqueur, aperçut dans les palais et les temples, sous mille aspects divers, une frappante profusion d’or.

Désirant connaître la provenance de tant de métal précieux, il apprit l’existence, sous le mont Arouastou, d’une opulente mine alors épuisée.

Comme on pouvait, par haine de l’envahisseur, avoir mensongèrement donné le gisement pour actuellement stérile, Cyrus — songeant qu’au reste, bonne foi admise, une veine jadis si riche était en mesure de receler encore quelque filon ignoré — se rendit aux lieux indiqués avec une foule de travailleurs.

Trouvant effectivement la mine dépouillée jusqu’en ses plus secrètes impasses, il fit creuser de nouvelles galeries — et admira un jour, certain pesant bloc d’or capturé à de grandes profondeurs par une de ses équipes.

Mais les recherches subséquentes, dirigées en tous sens, furent infructueuses, et le monarque revint à Ecbatane avec son unique spécimen.

Fidèle à une antique tradition, Cyrus, lorsqu’il forçait une capitale, recevait avec magnificence, du haut d’un trône improvisé sur la place publique, l’humble hommage des grands du royaume en présence du peuple assemblé — puis, d’un seul trait, vidait un vase précieux empli d’eau puisée à la plus marquante artère fluviale de la contrée; le conquérant, en assimilant à sa personne même cette onde nationale, prenait symboliquement possession du pays dompté.

Impatient de fouiller la mine du mont Arouastou, susceptible, en cas de non-épuisement, d’être méchamment soustraite en hâte à son exploitation future par inondation ou ravage, Cyrus avait quitté Ecbatane en renvoyant à son retour l’habituelle solennité, où devait servir l’eau du Choaspes, grand affluent du Tigre.

Cette fois, au lieu d’adopter n’importe quel cratère pour son emblématique rasade, il fit forger une coupe dans le bloc d’or ramené de la mine. Le conquérant boirait ainsi l’eau du Choaspes dans une matière déterminée qui, récemment extraite par lui même du sol de la région asservie, renforcerait la signification de son acte.

Au jour dit, devant une foule immense, un trône drapé de riches étoffes brillait au soleil en plein cœur d’Ecbatane. Cyrus y prit place auprès d’une table de marbre où se dressait la coupe d’or remplie d’avance d’eau du Choaspes et tous les dignitaires mèdes vinrent tour à tour faire leur soumission au nouveau maître.

Le défilé terminé, Cyrus, au milieu d’un grand silence, porta la coupe jusqu’à ses lèvres.

Mais il eut beau la renverser au-dessus de sa tête rejetée en arrière, l’eau, retenue par une force étrange, ne put franchir son gosier.

Troublé, il écarta l’objet et perçut aussitôt un cri de surprise proféré par tous : l’eau, sans tomber, pendait au-dessous de la coupe, qui, lancée au loin par Cyrus effrayé, atteignit la foule, où elle passa de main en main; le liquide l’avait suivie dans sa chute et, glissant extérieurement au long du métal, se balançait maintenant sous le pied sans séparation possible. L’or exerçait sur la masse d’eau une invincible et mystérieuse attraction.

Convaincus dès lors que, par décret des dieux, Cyrus, n’ayant pu boire l’eau du Choaspes, ne devait pas posséder leur sol, les Mèdes, enhardis, esquissèrent un mouvement de révolte. Ce fut à grand-peine que les soldats perses rangés autour du trône protégèrent Cyrus contre les attaques de la multitude.

Fâcheusement impressionné par l’événement, le conquérant partit le lendemain vers d’autres contrées, laissant en Médie une forte garnison apte à maîtriser la rébellion naissante.

Et jamais, dans la suite, Cyrus ne parvint à soumettre entière ment les Mèdes, qui, regardant chaque jour avec confiance, vu l’incident de la coupe, leur délivrance comme prochaine, travaillaient sourdement sans relâche à secouer le joug des Perses.

Hérodote présente le fait comme une légende. Mais, suivant Canterel, rien, au point de vue scientifique, ne s’opposait à ce qu’un or géologiquement doté de tels éléments chimiques spéciaux exerçât sur une masse liquide un sérieux pouvoir attractif. Considérant donc l’aventure comme plausible, toujours le maître avait nourri le projet — hasardeux certes, mais défendable — de faire chercher dans les plus secrets replis de la fameuse mine quelque second lingot ravisseur d’eau.

Il avait un jour exposé son plan à l’archéologue Derocquigny, prêt à partir pour entreprendre une série de fouilles non loin du mont Elvend, qui n’est autre que l’ancien Arouastou.

Enthousiasmé par l’idée, Derocquigny, une fois sur les lieux, creusa le sol juste à l’endroit — nettement déterminé par Hérodote — d’où les gens de Cyrus avaient extirpé leur bloc massif.

Après de longs et actifs sondages, l’archéologue trouva une lourde pépite qui, donnant raison à Canterel, auquel il s’empressa de l’expédier, attirait l’eau avec force.

Le maître, essayant de secouer vigoureusement le précieux spécimen au sortir d’une bassine pleine, vit la masse d’eau captée se projeter au loin en tous sens puis revenir fidèlement à l’or qui la subjuguait.

Des mouvements continuels et baroques étant nécessaires pour bien mettre en relief les vertus attractives du curieux métal, Canterel tâchait de faire exécuter à sa main les plus capricieux et fréquents sursauts.

Mais ses gestes, par leur côté conscient et volontaire, lui semblaient inférieurs, sous le rapport de l’effet rendu, à l’agitation imprévue qu’eût provoquée sans arrière-pensée quelque être ignorant du but poursuivi.

Or toute personne, même bornée ou folle, eût, à un degré quel conque, agi en connaissance de cause, et, d’avance, n’importe quelle machine, à travail forcément invariable et précis, allait au rebours de ses désirs.

Seul un animal, vivant et incompréhensif à la fois, pouvait donner à la manœuvre tout l’inattendu exigé.

Ayant reçu la pépite peu de temps après son retour de Marseille, au moment de ses études sur les iriseaux, Canterel jugea que les folles évolutions caudales de la femelle éprouvant ses œufs lui donneraient des résultats inespérés, en portant jusqu’à l’anxiété les sentiments de ceux qui guetteraient les cabrioles de l’eau.

Il fit transformer la pépite en une plaque spéciale qui, fixée sous le dais naturel d’une iriselle, happa le contenu presque entier d’un récipient d’eau placé dans sa zone d’appel au moment d’une sélection d’œufs. L’étrange queue, trop puissante pour souffrir de sa double surcharge, assaillit les coquilles en imprimant à la vague suspendue au-dessous d’elle les effarants brimbalements fortuits ardemment souhaités par le maître.

Séduit par cette scène rapide, Canterel nous en avait réservé pour aujourd’hui une fidèle reprise.

Calme dans sa cage, l’iriselle couvait son œuf si posément que l’eau accrochée bougeait à peine sous la plaque d’or.

À deux mains Félicité saisit sur sa table une gerbe d’orties dont chaque tige, comme celle d’une fleur montée, s’unissait par l’étreinte d’un fil de fer en spires à une mince baguette la prolongeant.

La vieille femme, s’engageant à deviner nos caractères au moyen de ces plantes, données pour magiques, tendit au poète Lelutour, l’un des plus captivés de notre groupe, le bout libre des frêles badines — qu’elle tenait toutes ensemble par leur milieu, non sans les faire constamment glisser les unes entre les autres avec une rare dextérité.

En ayant pris une suivant son choix, Lelutour, sur injonction de Félicité, frappa sèchement, avec l’ortie fixée à l’opposite, le bras nu de Luc, qui venait de s’approcher, la manche relevée.

La sibylle nous montra que les rougeurs promptes à paraître sur la peau formaient, en petites majuscules inégales mais lisibles, cette figure :

HOCHE — COUARD.

Ensuite, par une sentencieuse tirade accusatrice, elle traita Lelutour d’esprit paradoxal.

L’apophtegme tombait si juste qu’un rire unanime s’éleva, gagnant Lelutour lui-même, conscient de son défaut.

Le poète en effet, sémillant causeur ennemi des clichés, passait pour soutenir froidement, avec un charme plein d’imprévu, mille thèses abracadabrantes.

Un mystère enveloppait l’apparition des lettres sur la peau, car l’ortie, même vue de près, n’offrait rien d’anormal.

Sur nos instances, dictées par la pitié que nous inspirait Luc, en train de se gratter nerveusement l’endroit meurtri, Canterel, du geste, arrêta Félicité, disposée à poursuivre son enquête en présentant la gerbe à de nouveaux amateurs, puis nous révéla le secret de la cuisante inscription cutanée.

La sibylle, étudiant son public pendant ses premières manigances, discernait vite, à l’attitude et aux reparties, le trait dominant de chaque flâneur. Ses remarques faites, elle approchait la gerbe piquante avec des remuements si habiles que certaine tige, élue par elle et munie d’une ortie contenant en puissance un dire opportun, atteignait infailliblement, telle qu’une carte forcée, la main du preneur.

Raymond Roussel

Locus Solus: Passage à vide

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