Raymond Roussel

Page: .27./.44.

Raymond Roussel

Locus Solus

7° Une jeune beauté d’outre-Manche, accompagnée de son mari le riche lord Alban Exley, pair d’Angleterre, qui, tendre ment impatient de voir la trépassée renaître un moment auprès de lui, eut le cœur serré, à la réalisation de son rêve, par certains côtes tragiques du moment revécu.

Épousée pauvre par amour et devenue ainsi lady et pairesse, Ethelfleda Exley, esprit léger grisé par l’argent et les titres, n’avait jamais songé, depuis son mariage, qu’à sa parure et à la perfection vantée de sa personne physique.

Elle avait notamment adopté, à l’instar des premières élégantes de Londres, une mode récente concernant certain étamage des ongles, qui, supérieur à tous systèmes de polissage, créait au bout de chaque doigt une sorte d’étincelant petit miroir. Opérateur adroit, l’inventeur du procédé, après complète insensibilisation locale, séparait avec une drogue spéciale la chair et l’ongle, dont il étamait la face interne, avant de le recoller solidement à l’aide d’un second produit de sa façon. L’étain employé, savamment doué d’une semi-transparence, laissait non sans atténuation, à la lunule sa blancheur et à tout le reste, moins la portion réservée aux ciseaux, sa discrète nuance rosée.

À mesure que l’ongle poussait, il fallait, de temps à autre, que l’inventeur le décollât de nouveau, pour étamer, à sa base, la mince bande neuve.

Cerveau naturellement vain et fragile, Ethelfleda se montrait en outre faible de raison depuis une grave émotion ressentie en son enfance au fond de l’Inde, où son père, jeune colonel, était mort sous ses yeux au cours d’une excursion, la gorge broyée par la mâchoire d’un tigre dont l’attaque subite n’avait pu être pré venue. D’intarissables flots vermeils coulant de la carotide ouverte avaient, pour jamais, donné à Ethelfleda l’horreur nerveuse du sang et, jusqu’à un certain point, des objets de couleur rouge. Incapable d’habiter une chambre tendue de rouge ou de revêtir une robe rouge, elle avait toujours, depuis lors, incliné vers la bizarrerie.

Lord Alban Exley, fils affectueux autant que prévenant époux, ne se séparait jamais de sa vieille mère, dont la santé précaire l’inquiétait. C’était avec elle et Ethelfleda qu’il avait passé en France le précédent mois d’août, dans un vaste Hôtel de l’Europe dominant une des brillantes plages de la côte normande.

Sportsman accompli, fervent d’équitation et de manège, Alban s’était fait suivre là d’une partie de ses écuries.

Un après-midi, devançant sa femme qui achevait de s’apprêter, il venait de s’installer, guides en mains, dans son spider — ou léger phaéton de campagne. Ambrose, son jeune groom, attendait à la tête des chevaux le moment de gravir, au départ, l’étroit siège de derrière.

Bientôt Ethelfleda, confuse de son retard, parut, pleine de hâte, ses gants encore pliés, tenant en main, par tendre attention conjugale, une rose-thé distraite d’un bouquet exempt de toute nuance voisine du rouge, dont son mari, le matin même, lui avait fait hommage.

Interrompant son élan, un certain Casimir, vieillard octogénaire portant la livrée de l’hôtel, la rattrapa pour lui présenter un pli.

Depuis soixante ans en service dans l’établissement, Casimir, maintenant gratifié d’une sinécure, ne s’occupait plus que du classement et de la remise des lettres.

L’enveloppe offerte par lui montrait, dans sa suscription noire, le mot “pairesse” tracé à l’encre rouge au-dessus du nom : “Lady Alban Exley”.

Mort un an avant un frère aîné célibataire, le père d’Alban — nommé Alban aussi — n’avait jamais été que lord de courtoisie étranger à la pairie. Aussi, pour distinguer les deux ladies Alban Exley, avait-on respectivement recours aux termes “douairière” et “pairesse”.

Or l’épître en question émanait d’une jeune femme qui, demandant à regret un secours d’argent, suppliait Ethelfleda, son amie d’enfance, de lui garder le plus grand secret. La crainte spéciale d’une confusion entre belle-mère et bru avait amené la signataire, en quête de tel voyant soulignement, à un emploi partiel d’encre rouge.

Son ombrelle et ses gants dans la main gauche, Ethelfleda tendit, pour prendre la lettre, sa main droite armée de la rose, dont la tige, pressée par son pouce, s’appliqua sur l’enveloppe.

Voyant ressortir, en cette couleur rouge redoutée, le mot qui entre tous, justement, servait à la désigner de façon sûre, elle se fixa sur place, impressionnée, et, ne pouvant réprimer une crispation nerveuse, se piqua le pouce à une épine oubliée par le fleuriste.

Par sa vue abhorrée, le sang tachant la tige et le papier accrut son trouble, et, prise de répulsion, elle ouvrit instinctivement les doigts pour laisser choir hors de son regard les deux objets rougis.

Mais son ongle de pouce, depuis que le mouvement accompli en avait changé l’orientation, lui dardait dans la prunelle, par sa large et claire lunule dont la blancheur était particulièrement favorable, un reflet rouge crûment lumineux provenant de certaine vieille lanterne célèbre dans le pays.

C’est à la fin du XVIIIe siècle qu’un Normand, Guillaume Cassigneul, avait fondé sous le nom d’Hôtel de l’Europe l’établisse ment en jeu, encore exploité de nos jours par ses descendants.

Au-dessus de l’entrée il avait fait suspendre, en guise d’enseigne diurne et nocturne, une lanterne large et haute, dont le côté en façade portait, peinte sur verre, une carte de l’Europe où chaque pays offrait une nuance spéciale, le rouge, couleur attirante, se trouvant réservé à la patrie.

Quand vinrent les campagnes de l’Empire, Cassigneul, rempli d’enthousiasme et très occupé de sa lanterne, fit, date par date, mettre en un rouge identique à celui de la France chaque contrée subjuguée, sans excepter l’Angleterre, qu’il jugea réduite par le blocus continental.

Dès la nouvelle de l’entrée dans Moscou, la Russie, à son tour, subit l’unifiante opération, et l’Europe entière fut alors gagnée par la pourpre de l’état suzerain.

Orgueilleusement, Cassigneul, inspiré par la monochromie de cette partie du monde sans frontières, nomma sa maison, par l’addition d’un seul mot : “Hôtel de l’Europe française”.

Il dut reprendre, à l’heure des revers, l’appellation primitive — mais garda intacte la carte unicolore, comme un précieux et parlant souvenir de l’apogée napoléonienne.

Lors d’une récente reconstruction de l’hôtel, on avait soigneusement remis à son ancien poste la lanterne légendaire, dont l’histoire, de tout temps répétée de bouche en bouche, constituait une efficace réclame.

Ethelfleda, qui, à son arrivée, avait remarqué cette provocante rougeur, s’était contentée depuis lors, chaque fois qu’elle passait là, d’en détourner ses regards.

Or, c’est illuminée par un ardent rayon de soleil, en train de luire à travers une vaste marquise abritant le seuil, que l’Europe se reflétait maintenant dans la lunule de son ongle.

Cruellement bouleversée déjà, la jeune femme resta hypnotisée par cette brillante tache rouge, dont la forme caractéristique était pour elle nettement reconnaissable malgré l’interversion de l’occident et de l’orient.

Immobile, angoissée, elle dit, sans accent, choisissant d’instinct, sous l’empire de l’ambiance, le français, qu’elle parlait comme sa langue maternelle :

« Dans la lunule… l’Europe entière… rouge… tout entière… »

Dur d’oreille vu son âge, Casimir ne l’entendit pas. N’ayant rien remarqué de ce qui se passait d’insolite, il s’était mis en devoir de ramasser lettre et rose-thé. Mais la raideur de ses vieux reins arrêta ses doigts à mi-chemin, et, d’une voix forte et brève qui intimait la hâte, il appela, pour être suppléé, le groom de lord Exley.

Casimir, qui, dans sa lointaine adolescence, avait servi comme tigre chez un dandy parisien de l’époque romantique, ne s’était jamais déshabitué, pour s’adresser aux valets de pied jouvenceaux, du terme, caduc depuis longtemps, auquel tant de fois il avait répondu.

Ce fut donc ce seul mot : « Tigre » qu’alors il prononça le verbe haut, en fixant le jeune domestique, son doigt tendu vers le trottoir.

Obéissant au regard et au geste plutôt qu’au substantif, pour lui dénué de sens, le groom, quittant la tête des chevaux, vint agripper fleur et missive pour les tendre à Ethelfleda.

Mais celle-ci, ayant, du fond de son hypnose douloureuse, perçu, non sans un frémissement, le vocable émis par Casimir avec une sèche puissance, crut à un cri d’alarme et, soudain hallucinée, vit devant elle — ainsi qu’en témoignèrent ses attitudes hagardes et ses paroles, françaises comme les précédentes — son père aux prises avec le fauve qui l’avait jadis égorgé.

Ajoutée aux trois secousses déséquilibrantes qui s’étaient si vite succédé, la sanglante réapparition maladive de la scène même d’où découlait sa faiblesse mentale assena le coup de grâce à la malheureuse.

Elle se prit à donner des signes de complète folie, sans reconnaître Alban, éperdu d’inquiétude, qui, accourant aussitôt, tandis qu’Ambrose retournait devant les chevaux, la reconduisit doucement à leur appartement.

À dater de ce jour, son état ne fit qu’empirer. Dans son délire tout lui apparaissait revêtu d’une couleur rouge sang.

Transportée à Paris, elle fut examinée par un grand spécialiste, qui, bien documenté par Alban, trouva la cause de la forme spéciale prise par sa vésanie. Rencontrant, à une minute d’ébranlement aigu, un terrain depuis si longtemps mauvais sous certains rapports détermines, la fameuse tache pourpre ensoleillée contenue en un reflet d’ongle avait, par ses contours évocateurs, conduit la fragile Ethelfleda à la vision démesurée d’une Europe réelle totalement rouge. Ainsi engagée sur une dangereuse pente, elle avait en sombrant quelques secondes plus tard dans la folie, franchi brusquement d’elle-même une série d’étapes extensives, jusqu’au moment où l’univers entier était devenu rouge à ses yeux.

Combinée avec son érythrophobie, cette absolue généralisation de la couleur qui, pour elle, s’associait si douloureusement avec l’idée du sang fit de sa vie un perpétuel enfer.

Tous traitements échouèrent, et, minée par le martyre qu’elle endurait, la pauvre folle dépérit et mourut.

Accablé de chagrin et songeant à l’immense part qu’avaient prise dans le drame, au fatal instant, la puissance et la netteté du reflet hypnotiseur, Alban exécra l’étameur d’ongles, dont l’invention était en somme la principale cause de son deuil.

Or Ethelfleda, morte, accomplissait à nouveau la funeste et frappante sortie durant laquelle, si brusquement, elle avait perdu le sens.

Instruit des faits en cause, Canterel reconstitua tout servilement.

Les ongles de la jeune femme ayant pousse depuis le décès, il fit venir de Londres, à prix l’or, l’inventeur-manucure, qui, sur sa demande, effectua, sans insensibilisation cette fois, le supplémentaire étamage requis — d’abord au pouce droit, appelé à se mettre si en vue, puis même aux neuf autres doigts pour éviter un choquant défaut d’unité. Le maître s’arrangea pour qu’Alban ne vît pas celui qui, depuis son malheur, lui inspirait tant d’aversion.

Amoureusement détenue comme souvenir par le veuf, la rose-thé, dont on eût pu laver la tige encore tachée du sang d’Ethelfleda, était trop fanée pour paraître. Canterel en fit donc exécuter un certain nombre de copies artificielles, ayant chacune son épine en bonne place.

Puis on se procura, pour les utiliser une à une, des enveloppes identiques à celle du jour néfaste, indélébilement maculée, dont la suscription fut, sur toutes, exactement reproduite à la main. Chacune, au moment de servir, recevrait, avant d’être cachetée, une lettre en papier blanc qui lui donnerait à souhait de l’épaisseur et de la consistance.

Dès lors, Alban, heureux surtout de revoir Ethelfleda en pleine raison pendant les rapides instants qui précédaient la remise du pli, ne put se lasser du court spectacle renouvelable offert à son avidité. Il y jouait lui-même son rôle en compagnie de deux figurants, l’un très vieux, l’autre adolescent, qui remplaçaient Casimir et le groom. Un rayon factice était projeté sur la lanterne par une lampe électrique, qu’on s’abstenait d’allumer quand, l’heure et la pureté du ciel s’y prêtant à la fois, le soleil lui-même éclairait de façon satisfaisante et stable la rouge carte géographique. Avant chaque séance on collait soigneusement, par tous les points d’une de ses deux faces, une fragile petite outre neuve de couleur chair, plate et ronde, sur l’endroit le plus charnu qu’offrait la première phalange du pouce droit d’Ethelfleda. À l’heure dite, l’épine d’une des roses-thé artificielles, la crevant sans peine, en faisait couler un liquide rouge imitant le sang.

La tige d’une fleur fausse n’étant guère lavable, chaque rose ne servait qu’une fois — de même que chaque enveloppe, bonne à jeter après le maculage rouge.

Raymond Roussel

Locus Solus: Passage à vide

Page: .27./.44.