Pierre Loti

Page: .35./.64.

Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

Un matin, vers trois heures, tandis qu’ils rêvaient tranquillement sous leur suaire de brume, ils entendirent comme des bruits de voix dont le timbre leur sembla étrange et non connu d’eux. Ils se regardèrent les uns les autres, ceux qui étaient sur le pont, s’interrogeant d’un coup d’œil :

—    Qui est-ce qui a parlé ?

Non, personne; personne n’avait rien dit. Et, en effet, cela avait bien eu l’air de sortir du vide extérieur.

Alors, celui qui était chargé de la trompe, et qui l’avait négligée depuis la veille, se précipita dessus, en se gonflant de tout son souffle pour pousser le long beuglement d’alarme.

Cela seul faisait déjà frissonner, dans ce silence. Et puis, comme si, au contraire, une apparition eût été évoquée par ce son vibrant de cornemuse, une grande chose imprévue s’était dessinée en grisaille, s’était dressée menaçante, très haut tout près d’eux : des mâts, des vergues, des cordages, un dessin de navire qui s’était fait en l’air, partout à la fois et d’un même coup, comme ces fantasmagories pour effrayer qui, d’un seul jet de lumière, sont créées sur des voiles tendus. Et d’autre hommes apparaissaient là, à les toucher, penchés sur le rebord, les regardant avec des yeux très ouverts dans un réveil de surprise et d’épouvante…

Ils se jetèrent sur des avirons, des mâts de rechange, des gaffes tout ce qui se trouva dans la drome de long et de solide et les pointèrent en dehors pour tenir à distance cette chose et ces visiteurs qui leur arrivaient. Et les autres aussi, effarés, allongeaient vers eux d’énormes bâtons pour les repousser.

Mais il n’y eut qu’un craquement très léger dans les vergues, au-dessus de leurs têtes, et les mâtures, un instant accrochées, se dégagèrent aussitôt sans aucune avarie; le choc, très doux par ce calme, était tout à fait amorti; il avait été si faible même, que vraiment il semblait que cet autre navire n’eût pas de masse et qu’il fût une chose molle, presque sans poids…

Alors, le saisissement passé, les hommes se mirent à rire; ils se reconnaissaient entre eux :

—    Ohé ! de la Marie.

—    Eh ! Gaos, Laumec, Guermeur !

L’apparition, c’était la Reine-Berthe, capitaine Larvoër, aussi de Paimpol; ces matelots étaient des villages d’alentour; ce grand-là, tout en barbe noire, montrant ses dents dans son rire, c’était Kerjégou, un de Ploudaniel; et les autres venaient de Plounès ou de Plounérin.

—    Aussi, pourquoi ne sonniez-vous pas de votre trompe, bande de sauvages ? demandait Larvoër de la Reine-Berthe.

—    Eh bien, et vous donc, bande de pirates et d’écumeurs, mauvais poison de la mer ?…

—    Oh ! nous… c’est différent; ça nous est défendu de faire du bruit. (Il avait répondu cela avec un air de sous-entendre quelque mystère noir; avec un sourire drôle, qui, par la suite, revint souvent en tête à ceux de la Marie et leur donna à penser beaucoup.)

Et puis comme s’il en eût dit trop long, il finit par cette plaisanterie :

—    Notre corne à nous, c’est celui-là, en soufflant dedans, qui nous l’à crevée.

Et il montrait un matelot à figure de triton, qui était tout en cou et tout en poitrine, trop large, bas sur jambes, avec je ne sais quoi de grotesque et de l’inquiétant dans sa puissance difforme.

Et pendant qu’on se regardait là, attendant que quelque brise ou quelque courant d’en dessous voulût bien emmener l’un plus vite que l’autre, séparer les navires, on engagea une causerie. Tous appuyés en bâbord, se tenant en respect au bout de leurs longs morceaux de bois, comme eussent fait des assiégés avec des piques, ils parlèrent des choses du pays, des dernières lettres reçues par les « chasseurs », des vieux parents et des femmes.

—    Moi, disait Kerjégou, la mienne me marque qu’elle vient d’avoir son petit que nous attendions; ça va nous en faire la douzaine tout à l’heure.

Un autre avait eu deux jumeaux, et un troisième annonçait le mariage de la belle Jeannie Caroff une fille très connue des Islandais avec certain vieux richard infirme, de la commune de Plourivo.

Ils se voyaient comme à travers des gazes blanches, et il semblait que cela changeât aussi le son des voix qui avait quelque chose d’étouffé et de lointain.

Cependant Yann ne pouvait détacher ses yeux d’un de ces pêcheurs, un petit homme déjà vieillot qu’il était sûr de n’avoir jamais vu nulle part et qui pourtant lui avait dit tout de suite : « Bonjour, mon grand Yann ! » avec un air d’intime connaissance; il avait la laideur irritante des singes avec leur clignotement de malice dans ses yeux perçants.

—    Moi, disait encore Larvoër, de la Reine-Berthe, on m’a marqué la mort du petit-fils de la vieille Yvonne Moan, de Ploubazlanec, qui faisait son service à l’État, comme vous savez, sur l’escadre de Chine; un bien grand dommage !

Entendant cela, les autres de la Marie se tournèrent vers Yann pour savoir s’il avait déjà connaissance de ce malheur.

—    Oui, dit-il d’une voix basse, l’air indifférent et hautain, c’était sur la dernière lettre que mon père m’a envoyée.

Ils le regardaient tous, dans la curiosité qu’ils avaient de son chagrin, et cela l’irritait.

Leurs propos se croisaient à la hâte, au travers du brouillard pâle, pendant que fuyaient les minutes de leur bizarre entrevue.

—    Ma femme me marque en même temps, continuait Larvoër, que la fille de Mr Mével a quitté la ville pour demeurer à Ploubazlanec et soigner la vieille Moan, sa grand-tante; elle s’est mise à travailler à présent, en journée chez le monde, pour gagner sa vie. D’ailleurs, j’avais toujours eu dans l’idée, moi, que c’était une brave fille, et une courageuse, malgré ses airs de demoiselle et ses falbalas.

Alors, de nouveau, on regarda Yann, ce qui acheva de lui déplaire, et une couleur rouge lui monta aux joues sous son hâle doré.

Par cette appréciation sur Gaud fut clos l’entretien avec ces gens de la Reine-Berthe qu’aucun être vivant ne devait plus jamais revoir. Depuis un instant, leurs figures semblaient déjà plus effacées, car leur navire était moins près, et, tout à coup, ceux de la Marie ne trouvèrent plus rien à pousser, plus rien au bout de leurs longs morceaux de bois; tous leurs « espars », avirons, mâts ou vergues, s’agitèrent en cherchant dans le vide, puis retombèrent les uns après les autres lourdement dans la mer, comme de grands bras morts. On rentra donc ces défenses inutiles : la Reine-Berthe, replongée dans la brume profonde, avait disparu brusquement tout d’une pièce, comme s’efface l’image d’un transparent derrière lequel la lampe a été soufflée. Ils essayèrent de la héler, mais rien ne répondit à leurs cris, qu’une espèce de clameur moqueuse à plusieurs voix, terminée en un gémissement qui les fit se regarder avec surprise…

Cette Reine-Berthe ne revint point avec les autres Islandais et, comme ceux du Samuel Azénide avaient rencontré dans un fiord une épave non douteuse (son couronnement d’arrière avec un morceau de sa quille), on ne l’attendit plus; dès le mois d’octobre, les noms de tous ses marins furent inscrits dans l’église sur des plaques noires.

Or, depuis cette dernière apparition dont les gens de la Marie avaient bien retenu la date, jusqu’à l’époque du retour, il n’y avait eu aucun mauvais temps dangereux sur la mer d’Islande, tandis que, au contraire trois semaines auparavant, une bourrasque d’ouest avait emporté plusieurs marins et deux navires. On se rappela alors le sourire de Larvoër et, en rapprochant toutes ces choses, on fit beaucoup de conjonctures; Yann revit plus d’une fois, la nuit, le marin au clignotement de singe, et quelques-uns de la Marie se demandèrent craintivement si, ce matin-là, ils n’avaient point causé avec des trépassés.

Un roman de Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

Page: .35./.64.