Pierre Loti

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Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

La seconde fois qu’ils s’étaient vus, c’était à des noces. Ce fils Gaos avait été désigné pour lui donner le bras. D’abord elle s’était imaginé en être contrariée : défiler dans la rue avec ce garçon, que tout le monde regardait à cause de sa haute taille, et qui, du reste, ne saurait probablement rien lui dire en route !… Et puis, il l’intimidait, celui-là, décidément, avec son grand air sauvage.

A l’heure dite, tout le monde étant déjà réuni pour le cortège, ce Yann n’avait point paru. Le temps passait, il ne venait pas, et déjà on parlait de ne point l’attendre. Alors elle c’était aperçue que, pour lui seul, elle avait fait toilette; avec n’importe quel autre de ces jeunes hommes, la fête, le bal, seraient pour elle manqués et sans plaisir…

A la fin il était arrivé, en belle tenue lui aussi, s’excusant sans embarras auprès des parents de la mariée. Voilà : de grands bancs de poissons, qu’on n’attendait pas du tout, avaient été signalés d’Angleterre comme devant passer le soir, un peu au large d’Aurigny; alors tout ce qu’il y avait de bateaux dans Ploubazlanec avait appareillé en hâte. Un émoi dans les villages, les femmes cherchant leurs maris dans les cabarets, les poussant pour les faire courir; se démenant elles-mêmes pour hisser les voiles, aider à la manœuvre, enfin un vrai branle-bas dans le pays…

Au milieu de tout ce monde qui l’entourait, il racontait avec une extrême aisance; avec des gestes à lui, des roulements d’yeux, et un beau sourire qui découvrait ses dents brillantes. Pour exprimer mieux la précipitation des appareillages, il jetait de temps en temps au milieu des phrases un certain petit hou ! prolongé, très drôle, qui est un cri de matelot donnant une idée de vitesse et ressemblant au son flûté du vent. Lui qui parlait avait été obligé de se chercher un remplaçant bien vite et de le faire accepter par le patron de la barque auquel il s’était loué pour la saison d’hiver. De là venait son retard, et, pour n’avoir pas voulu manquer les noces, il allait perdre toute sa part de pêche.

Ces motifs avaient été parfaitement compris par les pêcheurs qui l’écoutaient et personne n’avait songé à lui en vouloir; on sait bien, n’est-ce pas, que, dans la vie, tout est plus ou moins dépendant des choses imprévues de la mer, plus ou moins soumis aux changements du temps et aux migrations mystérieuses des poissons. Les autres Islandais qui étaient là regrettaient seulement de n’avoir pas été avertis assez tôt pour profiter, comme ceux de Ploubazlanec, de cette fortune qui allait passer au large.

Trop tard à présent, tant pis, il n’y avait plus qu’à offrir son bras aux filles. Les violons commençaient dehors leur musique, et gaîment on s’était mis en route.

D’abord il ne lui avait dit que ces galanteries sans portées, comme on en conte pendant les fêtes de mariage aux jeunes filles que l’on connaît peu. Parmi ces couples de la noce, eux seuls étaient des étrangers l’un pour l’autre; ailleurs dans le cortège, ce n’était que cousins et cousines, fiancés et fiancées. Des amants, il y en avait bien quelques paires aussi; car, dans ce pays de Paimpol, on va très loin en amour, à l’époque de la rentrée d’Islande. (Seulement on a le cœur honnête, et l’on s’épouse après.)

Mais le soir, pendant qu’on dansait, la causerie étant revenu entre eux deux sur ce grand passage de poissons, il lui avait dit brusquement, la regardant dans les yeux en plein, cette chose inattendue :

Il n’y a que vous dans Paimpol, et même dans le monde, pour m’avoir fait manquer cet appareillage; non, sûr que pour aucune autre, je ne me serais dérangé de ma pêche, mademoiselle Gaud…

Étonnée d’abord que ce pêcheur osât lui parler ainsi, à elle qui était venue à ce bal un peu comme une reine, et puis charmée délicieusement, elle avait fini par répondre :

—    Je vous remercie, monsieur Yann; et moi-même je préfère être avec vous qu’avec aucun autre.

Ç’avait été tout. Mais, à partir de ce moment jusqu’à la fin des danses, ils s’étaient mis à se parler d’une façon différente, à voix plus basse et plus douce…

On dansait à la vielle, au violon, les mêmes couples presque toujours ensemble. Quand lui venait la reprendre, après avoir par convenance dansé avec quelque autre, ils échangeaient un sourire d’amis qui se retrouvent et continuaient leur conversation d’avant qui était très intime. Naïvement, Yann racontait sa vie de pêcheur, ses fatigues, ses salaires, les difficultés d’autrefois chez ses parents, quand il avait fallu élever les quatorze petits Gaos dont il était le frère aîné.

—    A présent ils étaient tirés de la peine, surtout à cause d’une épave que leur père avait rencontrée en Manche, et dont la vente leur avait rapporté dix mille francs, part faite à l’État; cela avait permis de construire un premier étage au-dessus de leur maison, laquelle était à la pointe du pays de Ploubazlanec, tout au bout des terres, au hameau de Pors-Even, dominant la Manche, avec une vue très belle.

—    C’était dur, disait-il, ce métier d’Islande : partir comme ça dès le mois de février, pour un tel pays, où il fait si froid et si sombre, avec une mer si mauvaise…

… Toute leur conversation du bal, Gaud, qui se la rappelait comme chose d’hier, la repassait lentement dans sa mémoire, en regardant la nuit de mai tomber sur Paimpol. S’il n’avait pas eu des idées de mariage, pourquoi lui aurait-il appris tous ces détails d’existence, qu’elle avait écoutés un peu comme fiancée; il n’avait pourtant pas l’air d’un garçon banal aimant à communiquer ses affaires à tout le monde…

—    … Le métier est assez bon tout de même, avait-il dit, et pour moi je n’en changerais toujours pas. Des années, c’est huit cents francs; d’autres fois douze cents, que l’on me donne au retour et que je porte à notre mère.

—    Que vous portez à votre mère, monsieur Yann ?

—    Mais oui, toujours tout. Chez nous, les Islandais, c’est l’habitude comme ça, mademoiselle Gaud. (Il disait cela comme une chose bien due et toute naturelle.) Ainsi, moi, vous ne croiriez pas, je n’ai presque jamais d’argent. Le dimanche c’est notre mère qui m’en donne un peu quand je viens à Paimpol. Pour tout c’est la même chose. Ainsi cette année notre père m’a fait faire ces habits neufs que je porte, sans quoi je n’aurais jamais voulu venir aux noces; oh ! non sûr, je ne serais pas venu vous donner le bras avec mes habits de l’an dernier…

Pour elle, accoutumée à voir des Parisiens, ils n’étaient peut-être pas très élégants, ces habits neufs d’Yann, cette veste très courte, ouverte sur un gilet d’une forme un peu ancienne; mais le torse qui se moulait dessous était irréprochablement beau, et alors le danseur avait grand air tout de même.

En souriant, il la regardait bien dans les yeux, chaque fois qu’il avait dit quelque chose, pour voir ce qu’elle en pensait. Et comme son regard restait bon et honnête, tandis qu’il racontait tout cela pour qu’elle fût bien prévenue qu’il n’était pas riche !

Elle aussi lui souriait, en le regardant toujours bien en face; répondant très peu de chose, mais écoutant avec toute son âme, toujours plus étonnée et attirée vers lui. Quel mélange il était, de rudesse sauvage et d’enfantillage câlin ! Sa voix grave, qui avec d’autres était brusque et décidée, devenait, quand il lui parlait, de plus en plus fraîche et caressante; pour elle seule, il savait la faire vibrer avec une extrême douceur, comme une musique voilée d’instruments à cordes.

Et quelle chose singulière et inattendue, ce grand garçon avec ses allures désinvoltes, sons aspect terrible, toujours traité chez lui en petit enfant et trouvant cela naturel; ayant couru le monde, toutes les aventures, tous les dangers, et conservant pour ses parents cette soumission respectueuse, absolue.

Elle comparait avec d’autres, avec trois ou quatre freluquets de Paris, commis, écrivassiers ou je ne sais quoi, qui l’avaient poursuivie de leurs adorations, pour son argent. Et celui-ci lui semblait être ce qu’elle avait connu de meilleur, en même temps qu’il était le plus beau.

Pour se mettre davantage à sa portée, elle avait raconté que, chez elle aussi, on ne s’était pas toujours trouvé à l’aise comme à présent; que son père avait commencé par être pêcheur d’Islande, et gardait beaucoup d’estime pour les Islandais; qu’elle-même se rappelait avoir couru pieds nus, étant toute petite, sur la grève, après la mort de sa pauvre mère…

…Oh ! cette nuit de bal, la nuit délicieuse, décisive et unique dans sa vie, elle était déjà presque lointaine, puisqu’elle datait de décembre et qu’on était en mai. Tous les beaux danseurs d’alors pêchaient à présent là-bas, épars sur la mer d’Islande y voyant clair, au pâle soleil, dans leur solitude immense, tandis que l’obscurité se faisait tranquillement sur la terre bretonne.

Gaud restait à sa fenêtre. La place de Paimpol, presque fermée de tous côtés par des maisons antiques, devenait de plus en plus triste avec la nuit; on n’entendait guère de bruit nulle part. Au-dessus des maisons, le vide encore lumineux du ciel semblait se creuser, s’élever, se séparer davantage des choses terrestres, qui maintenant, à cette heure crépusculaire, se tenaient toutes en une seule découpure noire de pignons et de vieux toits. De temps en temps une porte se fermait, ou une fenêtre; quelque ancien marin, à la démarche roulante, sortait d’un cabaret, s’en allait par les petites rues sombres, ou bien quelques filles attardées rentraient de la promenade avec des bouquets de fleurs de mai. Une, qui connaissait Gaud, en lui disant bonsoir, leva bien haut vers elle au bout de son bras une gerbe d’aubépine comme pour la lui faire sentir; on voyait encore un peu dans l’obscurité transparente ces légères touffes de fleurettes blanches. Il y avait du reste une autre odeur douce qui était montée des jardins et des cours, celle des chèvrefeuilles fleuris sur le granit des murs, et aussi une vague senteur de goémon, venue du port. Les dernières chauves-souris glissaient dans l’air, d’un vol silencieux, comme les bêtes des rêves.

Gaud avait passé bien de soirées à cette fenêtre, regardant cette place mélancolique, songeant aux Islandais qui étaient partis, et toujours à ce même bal…

… Il faisait très chaud sur la fin de ces noces, et beaucoup de têtes de valseurs commençaient à tourner. Elle se rappelait, lui, dansant avec d’autres, des filles ou des femmes dont il avait dû être plus ou moins l’amant; elle se rappelait sa condescendance dédaigneuse pour répondre à leurs appels… Comme il était différent avec celles-là !…

Il était un charmant danseur, droit comme un chêne de futaie, et tournant avec une grâce à la fois légère et noble, la tête rejetée en arrière. Ses cheveux bruns, qui étaient en boucles, retombaient un peu sur son front et remuaient au vent des danses; Gaud, qui était assez grande, en sentait le frôlement sur sa coiffe, quand il se penchait vers elle pour mieux la tenir pendant les valses rapides.

De temps en temps, il lui montrait d’un signe sa petite sœur Marie et Sylvestre, les deux fiancés, qui dansaient ensemble. Il riait, d’un air très bon, en les voyant tous deux si jeunes, si réservés l’un près de l’autre, se faisant des révérences, prenant des figures timides pour se dire bien bas des choses sans doute très aimables. Il n’aurait pas permis qu’il en fût autrement, bien sûr; mais c’est égal, il s’amusait, lui, coureur et entreprenant qu’il était devenu, de les trouver si naïfs; il échangeait alors avec Gaud des sourires d’intelligence intime qui disaient : « Comme ils sont gentils et drôles à regarder, nos deux petits frères !… »

On s’embrassait beaucoup à la fin de la nuit : baisers de cousins, baisers de fiancés, baisers d’amants, qui conservaient malgré tout un bon air franc et honnête, là, à pleine bouche, et devant tout le monde. Lui ne l’avait pas embrassée, bien entendu; on ne se permettait pas cela avec la fille de Mr Mével; peut-être seulement la serrait-il un peu plus contre sa poitrine, pendant ces valses de la fin, et elle, confiante, ne résistait pas, s’appuyait au contraire, s’étant donnée de toute son âme. Dans ce vertige subit, profond, délicieux, qui l’entraînait tout entière vers lui, ses sens de vingt ans étaient bien pour quelque chose, mais c’était son cœur qui avait commencé le mouvement.

—    Avez-vous vu cette effrontée, comme elle le regarde ? Disaient deux ou trois belles filles, aux yeux chastement baissés sous des cils blonds ou noirs, et qui avaient parmi les danseurs un amant pour le moins ou bien deux. En effet elle le regardait beaucoup, mais elle avait cette excuse, c’est qu’il était le premier, l’unique des jeunes hommes à qui elle eût jamais fait attention dans sa vie.

En se quittant le matin, quand tout le monde était parti à la débandade, au petit jour glacé, ils s’étaient dit adieu d’une façon à part, comme deux promis qui vont se retrouver le lendemain. Et alors, pour rentrer, elle avait traversé cette même place avec son père, nullement fatiguée, se sentant alerte et joyeuse, ravie de respirer, aimant cette brume gelée du dehors et cette aube triste, trouvant tout exquis et tout suave.

… La nuit de mai était tombée depuis longtemps; les fenêtres s’étaient toutes peu à peu fermées, avec de petits grincements de leurs ferrures. Gaud restait toujours là, laissant la sienne ouverte. Les rares derniers passants, qui distinguaient dans le noir la forme blanche de sa coiffe, devaient dire : « Voilà une fille, qui, pour sûr, rêve à son galant. » Et c’était vrai, qu’elle y rêvait, avec une envie de pleurer par exemple; ses petites dents blanches mordaient ses lèvres, défaisaient constamment ce pli qui soulignait en bas le contour de sa bouche fraîche. Et ses yeux restaient fixes dans l’obscurité, ne regardant rien des choses réelles…

… Mais, après ce bal, pourquoi n’était-il pas revenu ? Quel changement en lui ? Rencontré par hasard, il avait l’air de la fuir, en détournant ses yeux dont les mouvements étaient toujours si rapides.

Souvent elle en avait causé avec Sylvestre, qui ne comprenait pas non plus :

—    C’est pourtant bien avec celui-là que tu devrais te marier, Gaud, disait-il, si ton père le permettait, car tu n’en trouverais pas dans le pays un autre qui le vaille. D’abord je te dirai qu’il est très sage, sans en avoir l’air; c’est fort rare quand il se grise. Il fait bien un peu son têtu quelquefois, mais dans le fond il est tout à fait doux. Non, tu ne peux pas savoir comme il est bon. Et un marin ! A chaque saison de pêche les capitaines se disputent pour l’avoir…

La permission de son père, elle était bien sûre de l’obtenir, car jamais elle n’avait été contrariée dans ses volontés. Cela lui était donc bien égal qu’il ne fût pas riche. D’abord, un marin comme ça, il suffirait d’un peu d’argent d’avance pour lui faire suivre six mois les cours de cabotage, et il deviendrait un capitaine à qui tous les armateurs voudraient confier des navires.

Cela lui était égal aussi qu’il fût un peu un géant; être trop fort, ça peut devenir un défaut chez une femme, mais pour un homme cela ne nuit pas du tout à la beauté.

Par ailleurs elle s’était informée, sans en avoir l’air, auprès des filles du pays qui savaient toutes les histoires d’amour : on ne lui connaissait point d’engagements; sans paraître tenir à l’une plus qu’à l’autre, il allait de droite et de gauche, à Lézardrieux aussi bien qu’à Paimpol, auprès des belles qui avaient envie de lui.

Un soir de dimanche, très tard, elle l’avait vu passer sous ses fenêtres, reconduisant et serrant de près une certaine Jeannie Caroff, qui était jolie assurément, mais dont la réputation était fort mauvaise. Cela, par exemple, lui avait fait un mal cruel.

On lui avait assuré aussi qu’il était très emporté; qu’étant gris, un soir, dans un certain café de Paimpol où les Islandais font leurs fêtes, il avait lancé une grosse table en marbre au travers d’une porte qu’on ne voulait pas lui ouvrir…

Tout cela, elle le lui pardonnait : on sait bien comment sont les marins, quelquefois, quand ça les prend… Mais, s’il avait le cœur bon, pourquoi était-il venu la chercher, elle qui ne songeait à rien, pour la quitter après; quel besoin avait-il eu de la regarder toute une nuit, avec ce beau sourire qui semblait si franc, et de prendre cette voix douce pour lui faire des confidences comme à une fiancée ? A présent elle était incapable de s’attacher à un autre et de changer. Dans ce même pays, autrefois, quand elle était tout à fait une enfant, on avait coutume de lui dire pour la gronder qu’elle était une mauvaise petite, entêtée dans ses idées comme aucune autre; cela lui était resté. Belle demoiselle à présent, un peu sérieuse et hautaine d’allures, que personne n’avait façonnée, elle demeurait dans le fond toute pareille.

Après ce bal, l’hiver dernier s’était passé dans cette attente de le revoir, et il n’était même pas venu lui dire adieu avant le départ d’Islande. Maintenant qu’il n’était plus là, rien n’existait pour elle; le temps ralenti semblait se traîner jusqu’à ce retour d’automne pour lequel elle avait formé ses projets d’en avoir le cœur net et d’en finir…

… Onze heures à l’horloge de la mairie, avec cette sonorité particulière que les cloches prennent pendant les nuits tranquilles des printemps.

A Paimpol, onze heures, c’est très tard; alors Gaud ferma sa fenêtre et alluma sa lampe pour se coucher…

Chez ce Yann, peut-être bien était-ce seulement de la sauvagerie; ou, comme lui aussi était fier, était-ce la peur d’être refusé, la croyant trop riche ?… Elle avait déjà voulu le lui demander elle-même tout simplement; mais c’était Sylvestre qui avait trouvé que ça ne pouvait pas se faire, que ce ne serait pas très bien pour une jeune fille de paraître si hardie. Dans Paimpol, on critiquait déjà son air et sa toilette…

… Elle enlevait ses vêtements avec la lenteur distraite d’une fille qui rêve : d’abord sa coiffe de mousseline, puis sa robe élégante, ajustée à la mode des villes, qu’elle jeta au hasard sur une chaise.

Ensuite son long corset de demoiselle, qui faisait causer les gens, par sa tournure parisienne. Alors sa taille, une fois libre, devint plus parfaite; n’étant plus comprimée, ni trop amincie par le bas, elle reprit ses lignes naturelles, qui étaient pleines et douce comme celle des statues en marbre; ses mouvements en changeaient les aspects, et chacune de ses poses était exquise à regarder.

La petite lampe, qui brûlait seule à cette heure avancée, éclairait avec un peu de mystère ses épaules et sa poitrine, sa forme admirable qu’aucun œil n’avait jamais regardée et qui allait sans doute être perdue pour tous, se dessécher sans être jamais vue, puisque ce Yann ne la voulait pas pour lui…

Elle se savait jolie de figure, mais elle était bien inconsciente de la beauté de son corps. Du reste, dans cette région de la Bretagne, chez les filles des pêcheurs islandais, c’est presque de race, cette beauté-là; on ne la remarque plus guère, et même les moins sages d’entre elles, au lieu d’en faire parade, auraient une pudeur à la laisser voir. Non, ce sont les raffinés des villes qui attachent tant d’importance à ces choses pour les mouler ou les peindre…

Elle se mit à défaire les espèces de colimaçons en cheveux qui étaient enroulés au-dessus de ses oreilles et les deux nattes tombèrent sur son dos comme deux serpents très lourds. Elle les retroussa en couronne sur le haut de sa tête, ce qui était commode pour dormir; alors, avec son profil droit, elle ressemblait à une vierge romaine.

Cependant ses bras restaient relevés, et, en mordant toujours sa lèvre, elle continuait de remuer dans ses doigts les tresses blondes, comme un enfant qui tourmente un jouet quelconque en pensant à autre chose; après, les laissant encore retomber, elle se mit très vite à les défaire pour s’amuser, pour les étendre; bientôt elle en fut couverte jusqu’aux reins, ayant l’air de quelque druidesse de forêt.

Et puis, le sommeil étant venu tout de même, malgré l’amour et malgré l’envie de pleurer, elle se jeta brusquement dans son lit, en se cachant la figure dans cette masse soyeuse de ses cheveux, qui était déployée à présent comme un voile…

Dans sa chaumière de Ploubazlanec, la grand-mère Moan, qui était, elle, sur l’autre versant plus noir de la vie, avait fini aussi par s’endormir, du sommeil glacé des vieillards, en songeant à son petit-fils et à la mort. Et, à cette même heure, à bord de la Marie, sur la mer Boréale qui était ce soir-là très remuante Yann et Sylvestre, les deux désirés, se chantaient des chansons, tout en faisant gaîment leur pêche à la lumière sans fin du jour…

Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

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