La Fée des grèves

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Paul Féval

La Fée des grèves

Il était environ sept heures du matin quand la mer permit de se mettre en marche.

Ces brouillards de grèves forment une couche très peu profonde, et qui souvent n’a pas deux fois la hauteur d’un homme.

En général, moins la couche de brume a d’épaisseur, plus elle est dense et impénétrable aux regards.

Nous avons montré une fois déjà, au début de ce récit, le monastère de Saint-Michel voguant comme une gigantesque nef au milieu de cette mer de vapeurs. Nous avons montré la brume, arrondissant ses vagues cotonneuses, balançant ses sillons estompés et laissant au radieux soleil de juin, qui dorait le sommet du Mont, toutes ses éblouissantes ardeurs.

Au printemps et en automne, cet aspect, qui arrête le voyageur ébahi, se représente fréquemment. Les gens du pays, blasés sur ces merveilles, jettent au prodigieux paysage un regard distrait et passent.

Ce qui les occupe, et ils ont raison, c’est le fond de cet océan de brume.

De tous les dangers de la grève celui-là est, en effet, le plus terrible.

Le brouillard des grèves est assez compact pour former autour de l’homme qui marche une sorte de barrière mouvante, possédant à peine la transparence d’un verre dépoli. Figurez-vous un malheureux, errant parmi ces sables où nulle route n’est frayée, avec un bandeau sur la vue, avec un masque qui laisse passer les rayons lumineux, mais qui les disperse, qui les confond, qui les brouille comme ferait un épais et triple voile de mousseline.

On y voit, la lumière est même la plupart du temps vive et blessante pour l’œil, répercutée qu’elle est à l’infini par les molécules blanchâtres de la brume. Mais cette sensation de la vue est vaine; on perçoit le vide brillant, le néant éclairé.

Les objets échappent; toute forme accusée se noie dans ce milieu mou et nuageux.

Nous avons dit le mot, du reste, et aucune comparaison ne peut rendre plus précisément la réalité. Collez votre œil à la vitre dépolie et regardez le grand jour au travers.

Vous serez ébloui sans rien voir.

La nuit, le peu de lumière qui descend du firmament suffit toujours à guider les pas. Dans le brouillard, rien ne guide, rien, et le vertige nage dans ce blanc duvet qui provoque et lasse les paupières.

La nuit, le son se propage avec une grande netteté. Or, quand la vue fait défaut, l’ouïe peut la remplacer à la rigueur.

Dans le brouillard, le son s’égare, s’étouffe et meurt.

C’est quelque chose d’inerte et de lourd, qui endort l’élasticité de l’air; c’est quelque chose de redoutable comme cette toile, blanche aussi, qui s’appelle le suaire. Ici, le courage même a la conscience de son impuissance. Le sang se fige, la force cède. On est à la fois submergé et fasciné.

Ceux qui ont échappé à cette terrible mort racontent des choses étranges. Ils disent que la cloche du Mont sonnant la détresse arrive parfois tout à coup à l’oreille et fait tressaillir l’agonie. Elle vibre plaintivement, et l’oreille étonnée croit l’entendre sortir des profondeurs des tangues.

Puis la cloche se tait. Un silence pesant succède à ses tristes tintements. Puis tout à coup le sable, devenu sonore comme par enchantement, apporte le bruit de la mer qui monte.

Oh ! comme elle va vite ! la mer, la mort ! Comme elle court, invisible, là-bas ! De quel côté ? On ne sait.

Près ou loin ? On ne sait.

Mais elle court, elle glisse, elle arrive.

Elle est là cachée derrière l’inconnu, au fond de ces espaces mystérieux et voilés. On l’entend qui approche et qui gronde.

Oh ! comme elle va vite !

N’est-ce pas elle déjà, ce froid qui vous glace les pieds ?

On ne sait, je le dis encore, on ne sait, car le sang s’est précipité au cerveau. La fièvre tremble, puis brûle.

Et cette morne solitude, ce brouillard lugubre et gris vont se peupler de visions folles.

Écoutez ! ce n’est plus la mer, c’est le rêve. On chante vêpres à la paroisse aimée. Ils sont tous là, les parents, les amis. Derrière le pilier, voici la préférée qui est là et qui prie.

Douce fille ! que Dieu te fasse heureuse ! — N’a-t-elle pas tourné sa tête brune, coiffée de la dentelle normande, pour lancer à la dérobée un regard au fiancé ?

Un seul regard, car deux distractions annulent une prière.

Mais ce ne sont pas les vêpres, non. Matheline a des fleurs d’oranger sur le front. A-t-on des fleurs d’oranger un autre jour que le jour du mariage ?

Quoi ! c’est la messe des noces ! le père avec ses cheveux blancs, la mère qui a les yeux mouillés de larmes heureuses.

Et la petite sœur espiègle, Rose, la fillette aux yeux malins.

Quelque jour tu te marieras, toi aussi, petite sœur.

—    Merci, mes amis; oui; je suis bien content, oui, ma fiancée est bien belle ! Merci Pierre, merci René… vertubleu ! puisque voici la messe finie, à table ! et buvons à ma douce Matheline !

Elle est émue; le rouge lui vient à la joue. Elle cache sa tête dans le sein de sa mère.

On n’a ces chères angoisses qu’une fois dans la vie. Une fois dans la vie seulement on porte la couronne d’oranger.

Rougis, jeune fille, et souris derrière tes larmes.

Oh !… mais la table oscille et tombe. Où sont les convives joyeux ?

Où est Matheline, l’épousée ? Pierre, René, le père avec ses cheveux blancs ? la mère pleurant et riant, Rose, la petite sœur aux yeux malins ?

Le brouillard gris, silencieux, livide…

—    Au secours ! Seigneur, mon Dieu ! au secours ! Hélas ! la voix tombe à terre, brisée. Dieu n’entend pas. C’est la dernière heure. Il y a dans la brume des éclats de rire lointains. Des gémissements leur répondent. Le sable gonflé pousse ces bizarres soupirs qui semblent l’appel des victimes d’hier à la victime d’aujourd’hui.

Et ne voyez-vous pas ici, — ici ! — ces danseurs pâles qui mènent tout à l’entour leur ronde insensée ?

Les bras enlacés, les cheveux au vent, des lambeaux de linceul qui flottent, des yeux profonds et vides…

—    Au secours ! Seigneur Dieu ! au secours ! Personne ne vient. La mer monte. Ou bien la lise molle cède sous les pieds avec lenteur. Ils sont rares ceux qui racontent ce rêve du malheureux perdu dans les brouillards. Bien peu sont revenus pour dire ce qu’invente la fièvre à l’instant suprême.

Paul Féval

La Fée des grèves

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