Paul Féval

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Paul Féval

La Fée des grèves

Heureusement Reine avait de bons yeux. Elle abattit vivement, de sa blanche main, l’arbalète de Julien Le Priol qui cherchait déjà son point de mire.

—    Ce n’est pas le chevalier Méloir, dit-elle.

—    Et qui est-ce donc, notre demoiselle ?

—    C’est Aubry de Kergariou.

—    Déjà ! murmura Maurever. Julien sourit, débanda son arbalète et sortit.

—    Si j’étais seulement gentilhomme, pensait-il en regagnant l’abri de sa famille, je voudrais qu’elle ne reconnût personne d’aussi loin que cela !

Il soupira un petit peu.

Et ce fut tout, car Julien était un vaillant gars dont la pensée pouvait se montrer tout entière.

L’instant d’après, Aubry entrait dans la tour.

Maurever lui tendit les bras et l’appela son fils.

Reine lui donna sa main.

Il fallut savoir l’histoire de ce déguisement. Aubry s’assit entre sa fiancée et son père. Cet instant-là compensait toutes les heures cruelles passées dans la cage de pierre.

—    Mes fils, disait cependant Bruno aux émigrés du village de Saint-Jean, nous avons vu vos maisons brûler, du haut de la plate-forme, ici près, au monastère. Moi qui ai été soldat avant d’être moine, je connais cela. Si vous avez un verre de cidre, je boirai à votre santé, bien volontiers, mes fils, car, tout le long du chemin, messire Aubry m’a forcé de lui conter des histoires.

Jeannin lui emplit une écuelle.

—    Toi, reprit Bruno en caressant la joue du petit coquetier, tu ressembles comme deux gouttes d’eau au saint Jean-Baptiste de l’église de Tinténiac, mon pays natal, et je vais te conter une histoire qui te fera grand plaisir.

—    Si vous avez été soldat comme vous le dites, repartit Jeannin, mieux vaudrait nous aider dans nos travaux.

—    Bien parlé, mon neveu ! s’écria Bruno, comme disait Malestroit, mon capitaine, qui eut le bras coupé par un boulet de pierre au bas de Bécherel, en l’an trente et un. Quant à vous aider, ce sera de bon cœur; je suis ici pour cela, ne pouvant rentrer au monastère sans une immunité du prieur claustral. Voyons votre besogne.

Il rejeta son froc en arrière et retroussa ses manches, en homme de vert travail. Jeannin, Julien, quelques Mathurin et les Joson lui montrèrent le commencement d’enceinte. Frère Bruno approuva le tracé et se mit immédiatement à l’œuvre.

Dans la courtine, étaient Simon Le Priol, sa femme, Simonnette, toutes les Gothon et autres Catiche; Scholastique préparait le repas commun. On était triste en cet endroit-là. Simonnette avait la larme à l’œil, parce que le petit Jeannin, étant devenu un homme de guerre, ne s’occupait plus d’elle autant qu’elle l’aurait voulu.

Les choses étaient bien changées, rien que depuis l’avant-veille, jour de la Saint-Jean. Ce soir-là, souvenez-vous-en, le petit Jeannin avait ses pieds nus dans les cendres si humblement ! Et, pour une fois qu’il osa prendre la parole, on le fit taire.

Mais il avait été pendu depuis lors, et cela forme un jeune homme.

Son importance grandissait à vue d’œil, les Gothon le regardaient; les Mathurin le jalousaient. On prétendait que deux Suzon, dont nous n’avons point parlé encore à cause de l’abondance des matières, l’avaient effrontément demandé en mariage.

C’était un personnage.

—    Peau-de-Mouton, mon joli blondin, lui dit frère Bruno, je me fais maître-maçon, et je te prends pour ma coterie. À ce coup Jeannin se redressa; sa position était désormais officielle.

Il jeta un regard vers la courtine, où les femmes étaient rassemblées, et prit le pas sur tous les Mathurin.

—    Je ferai de mon mieux, frère Bruno, répliqua-t-il avec une orgueilleuse modestie.

—    Apporte-moi cette roche, mon garçonnet, reprit le moine en montrant une pierre presque aussi grosse que Jeannin. Jeannin s’y prit vaillamment, mais son effort n’ébranla pas même la roche. Les Mathurin se mirent à rire.

—    Vous qui riez, dit le moine, mettez-vous quatre et faites ce que le blondin n’a pu faire. Les Mathurin suèrent sang et eau; la pierre ne bougea pas.

—    Oh ! oh ! s’écria le frère Bruno; on dit que les gars du Marais ont des mains de beurre. Voyez ce que vaut la moitié d’un moine !

Il saisit la roche et la porta, l’espace de dix pas, jusqu’à l’enceinte improvisée.

Tout en la portant, il disait :

—    Personne de vous n’a connu Robin de Ploërmel, qui écrasa la queue du diable ? Je vous réciterai sa légende au souper. À présent, travaillons, mes mignons, car nous aurons du nouveau cette nuit.

Les Mathurin le contemplaient avec admiration. Frère Bruno leur assigna leur poste de travail et entonna la ronde du pays de Vannes :

La beauté, de quoi sert-elle
Ligèrement belle hirondelle,
Ligèrement ?
El’ sert à porter en terre,
Ligèrement, blanche bergère.
Ligèrement !

Il chantait cela, le frère Bruno, d’une belle voix de vêpres, sur un de ces airs tristes et bizarrement rythmés que l’on ne trouve qu’en Bretagne.

C’était de la gaieté, mais de la gaieté bretonne, qui donne aux noces même une bonne couleur d’enterrement.

Les gars se prirent à travailler en mesure comme les matelots au cabestan.

La besogne allait, le moine chantait :

As-tu la chanson nouvelle,
Ligèrement, belle hirondelle,
Ligèrement ? La chanson du cimetière,
Ligèrement, blanche bergère,
Ligèrement !

La fable d’Orphée se renouvelait. Les pierres dansaient au son de cette musique. Les gars se démenaient.

—    Holà ! les filles ! cria le frère Bruno, je ne peux pas tout faire, moi ! Venez donc chanter pendant que nous peinons.

Les filles qui s’ennuyaient toutes seules ne demandaient pas mieux. Le troisième couplet, un peu plus lugubre que les deux premiers, s’entonna en chœur, bien joyeusement. Le quatrième, ou “bière” rime avec “bergère”, fut chanté en sautant. Au cinquième, on ne se sentait plus d’allégresse.

Au sixième, les Gothon, les Catiche, la Scholastique, les Suzon, Simon Le Priol et sa grave ménagère elle-même remuaient la terre en gavottant comme des bienheureux.

Paul Féval

La Fée des grèves

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