La Fée des grèves

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Paul Féval

La Fée des grèves

Pendant toute cette nuit-là, Aubry travailla de son mieux. Il avait travaillé la nuit précédente et la journée entière.

La lime était bonne. Aubry avançait à la besogne.

N’eût été la posture intolérable qu’il était obligé de garder, limant d’une main, et de l’autre se soutenant à l’embrasure de la meurtrière, sa tâche aurait été vite à fin.

Mais à chaque instant, ses doigts fatigués lâchaient prise. Il retombait au fond de sa cellule, suant à grosses gouttes, épuisé, haletant.

Pour retrouver du cœur, il lui fallait évoquer l’image de Reine.

Mais aussi, quelle vaillance nouvelle dès que ce nom chéri venait à sa lèvre !

Il la voyait; elle était là, le soutenant et l’encourageant.

Il l’entendait qui disait :

—    Nous avons besoin de votre bras, Aubry, pour nous défendre contre nos persécuteurs. Courage !

Ce fut une nuit de fièvre, pendant laquelle plus d’une imagination folle visita la solitude du captif. Vers le matin, la plus étrange de toutes le prit au milieu de son travail.

Ce qu’il avait prévu la veille, dans sa conversation avec Reine, arrivait. Il croyait entendre les aboiements lointains d’une meute chassant sur la grève.

C’était une illusion, sans doute. Et pourtant, chaque fois que le vent donnait, il apportait les aboiements plus distincts.

Et une fois, parmi ces aboiements, Aubry crut reconnaître celui de maître Loys, son beau lévrier noir.

La fièvre amène comme cela de bizarres illusions. Aubry reprit sa lime et travailla. La barre de fer était presque coupée.

Pourtant, elle tenait encore. L’aube se leva. Aubry se coucha sur la paille et voulut prendre un instant de sommeil.

À peine était-il endormi que le bruit de la clé de frère Bruno, tournant dans la serrure, le réveilla en sursaut. Frère Bruno était pourtant déjà venu faire sa ronde et raconter son histoire. Ordinairement, il ne venait qu’une fois.

Allait-il prendre l’habitude de faire deux rondes par nuit, et de raconter deux histoires ?

Ou bien le travail nocturne d’Aubry avait-il éveillé les soupçons ?

Avant que notre prisonnier eût eu le temps de répondre en lui-même à ces questions, un pas lourd et sonnant la ferraille succéda au bruit des verrous.

—    Eh bien ! mon cousin Aubry, dit une grosse voix à la porte, nous dormons encore ! par mon patron, il paraît que nous faisons ici la grâce matinée ?

Aubry se leva vivement.

—    Méloir ! s’écria-t-il.

—    Entrez, entrez, sire chevalier, dit le frère Bruno à son tour; ce n’est pas très grand ces cellules, mais pour ce qu’on y fait, voyez-vous, ça suffit. Je me souviens qu’en l’an trente-cinq, peu de temps après mon arrivée au monastère, il y avait un prisonnier nommé Olivier Triquetaine, lequel prisonnier était si gros qu’on eut bien du mal à lui faire passer la porte pour entrer. Quant à sortir, il n’en sortit que dans sa bière. Cet Olivier Triquetaine était un assez joyeux compagnon. Il disait toujours le samedi soir…

—    Quand vous me reconduirez, mon frère, dit Méloir en le congédiant, vous m’apprendrez au long ce que disait Olivier Triquetaine les samedis soirs.

—    Bon ! fit Bruno, je n’y manquerai pas, puisque ça vous intéresse, sire chevalier. Il sortit et ferma la porte à triple tour.

—    Sire chevalier, cria-t-il à travers la planche de chêne, à l’heure où il vous plaira de vous en aller, frappez et ne vous impatientez pas, je vais à matines.

—    Peste ! dit Méloir en se tournant vers Aubry, mon cousin, tu as un geôlier de bonne humeur ! Et comment te portes-tu, depuis le temps ?

—    Bien, répliqua Aubry.

—    Le fait est que tu n’as pas encore trop mauvaise mine.

—    Que viens-tu faire ici ?

—    Savoir de tes nouvelles en passant, mon cousin Aubry, et te donner une bonne poignée de main. Il tendit sa main à Aubry, qui la repoussa.

—    Oh ! oh ! fit Méloir; sais-tu que c’est la main d’un chevalier, mon cousin ?

—    Je le sais, et j’ai grande honte pour la chevalerie.

—    Qu’est-ce à dire ! s’écria Méloir qui fronça le sourcil. Mais il se ravisa tout de suite.

—    De temps immémorial, continua-t-il, les vaincus ont eu droit d’insolence. Ne te gêne pas, mon cousin, ces murs de granit doivent bien aigrir un peu le caractère. Des captifs, des enfants et des femmes, un chevalier sait tout souffrir.

—    Un chevalier ! répéta Aubry qui haussa les épaules. Et l’on se plaint que la chevalerie s’en va ! Par Notre-Dame, mon cousin, s’il y a beaucoup de gens comme toi portant éperons d’or et cœurs de coquins…

Méloir pâlit.

—    J’ai dit “cœurs de coquins”, appuya Aubry, dont la voix était calme et froide; si tu as quelque chose dans l’âme, va-t-en; car je n’aurai pour toi que des paroles de mépris.

—    Eh bien ! mon cousin Aubry, dit Méloir en riant de mauvaise grâce, j’en prends mon parti et je reste. Accable-moi, cela te soulagera. Et moi, je prierai Dieu de me compter cette humiliation, chrétiennement supportée, quand il s’agira de passer la grande épreuve.

Que diable ! ajouta-t-il, changeant de ton brusquement; ne peut-on se faire la guerre et vivre en amis pendant la trêve ? Allons ! cousin Aubry, laisse là ta gourme d’Amadis et causons comme d’honnêtes parents que nous sommes.

Nous ferons remarquer ici que le type normand se divise en trois catégories bien distinctes, mais également sujettes à caution.

Et il est entendu ici que ce mot normand ne s’applique pas du tout dans notre bouche aux habitants d’une province aussi célèbre par son beurre que recommandable par son cidre. Le mot normand est passé dans la langue usuelle au même titre que le mot gascon, que le mot juif, et autres vocables exprimant des nuances de mœurs ou de caractères.

Le Juif est un Arabe double; l’Arabe est un coquin sans malice qui fait la petite usure et devient rarement ministre des finances. Le Gascon ment pour mentir, c’est un artiste en mensonges; le Normand n’a garde de faire ainsi de l’art pour l’art : il ment pour de l’argent.

Chez le Gascon, il n’y a pas beaucoup de bon, tandis que chez le Normand, il n’y a rigoureusement que du détestable.

Voici du reste les trois catégories normandes :

1° Le Normand-finaud : type connu surabondamment; le maquignon ordinaire des naturalistes.

2° Le Normand-doux, bien gentil garçon, mais plat comme ces insectes dont le nom est proscrit, et qui troublent le sommeil du pauvre.

3° Le Normand-brusque : un brave homme, un peu rustique, un peu rude, mais le cœur sur la main.

Un franc luron, grosse voix, gros corps, gros mots.

Ah ! un bien digne cœur, allez ! trop probe peut-être pour nos siècles corrompus, trop intègre, trop pur, à ce qu’il dit.

Néanmoins, veillez à vos poches !

Le chevalier Méloir n’était qu’une moitié de Normand collé à une moitié de Breton.

La moitié bretonne déterminait son genre; il était Normand-brusque.

Maître Gueffès appartenait à une quatrième espèce, le Normand-vipère.

Mais, encore une fois, la patrie de Corneille, le moins normand des grands poètes, est en dehors de tout cela, et nos normands typiques naissent à Paris aussi souvent, pour le moins, qu’en Normandie.

Méloir avait repris son air sans gêne.

—    Songe donc, mon cousin Aubry, continua-t-il gaiement, je suis las comme un malheureux, j’entre au couvent pour me reposer, le prieur, comme de raison, m’offre sa table; mais moi je lui réponds : « Mon révérend, vous avez ici un jeune homme d’armes qui est mon cousin et que j’aime comme s’il était mon frère cadet, il est prisonnier, permettez-moi de l’aller voir. » On me fait descendre des escaliers du diable, au lieu de m’asseoir devant un bon pâté de venaison, je m’enfouis dans un trou humide; et, pour me récompenser, tu me dis des injures !

—    Je ne t’avais pas prié de venir.

—    C’est vrai, mais si je venais pour t’apporter de bonnes nouvelles ?

—    Je n’aimerais pas à les recevoir de toi.

—    Peste ! mais c’est décidément de la haine !

—    Non, prononça Aubry sans s’émouvoir; ce n’est que du mépris.

Méloir eut encore un petit mouvement de colère. Ce fut le dernier. On s’habitue à l’insulte comme à autre chose.

—    Haine ou mépris, mon cousin Aubry, dit-il, peu m’importe; je suis venu ici pour causer, et, de par tous les diables, nous causerons ! prête-moi la moitié de ta paille.

Aubry ne répondit pas. Méloir prit une brassée de paille et la jeta à l’autre bout du cachot.

—    Comme cela, poursuivit-il en s’asseyant le dos contre le roc, nous serons tous les deux à notre aise et nous ne pourrons pas nous mordre.

Il avait débouclé son ceinturon pour s’asseoir, et son épée était près de lui.

Paul Féval

La Fée des grèves

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