Paul Féval

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Paul Féval

La Fée des grèves

La Bretagne a regretté longtemps le pouvoir national de ses ducs. Maintenant qu’elle est française, elle aime encore à se rappeler ce temps où, placée entre deux grands royaumes, elle maintenait son indépendance à beaux coups d’épée.

La Bretagne, on le sait, n’a pas été conquise. On la glissa la noble et fière nation, comme un colifichet, dans une corbeille de mariage.

Et si elle a gardé bon souvenir à sa duchesse Anne, c’est que la Bretagne n’a point de rancune.

La Bretagne des ducs avait la liberté féodale. La Bretagne des rois fut opprimée par le trône et défendit le trône attaqué de toutes parts.

Nous n’avons point à faire ici le panégyrique du quinzième siècle en Bretagne ou ailleurs; mais il ne faudrait pas juger une civilisation par quelques excès isolés, par quelques crimes, qui étaient des crimes alors comme aujourd’hui.

Si l’on jugeait ainsi, notre Gazette des Tribunaux nous vouerait tout net à la malédiction et au mépris des siècles futurs.

Car les crimes pullulent parmi notre orgueilleuse lumière, autant et plus que dans les ténèbres antiques.

Et des crimes d’élite, des crimes qui effraieront l’impudeur des dramaturges à venir !

Nous parlons ainsi en songeant à ce pauvre petit Jeannin qui allait être bel et bien pendu par les soldats de Méloir.

Tout le village de Saint-Jean était rassemblé devant la porte de Simon Le Priol. La maison était fermée. Elle servait de prison au petit Jeannin.

Le petit Jeannin avait les mains liées. Il était couché auprès des deux vaches.

Kéravel avait dit qu’il fallait attendre le retour de messire Méloir, au moins jusqu’à l’heure ordinaire du couvre-feu.

Gueffès n’était pas de cet avis, mais il n’avait pas voix au chapitre.

Le petit Jeannin était littéralement foudroyé. Il ne bougeait non plus que s’il eût été mort déjà. Ce coup qui le frappait au milieu de son bonheur l’avait anéanti.

Au dehors, on s’agitait, on parlait, les soldats riaient. Les gens du village, saisis d’effroi, n’avaient pas même l’idée de protester.

Simon et sa femme se tenaient immobiles au seuil de leur maison.

Tous sentaient que la disgrâce de monsieur Hue de Maurever, leur seigneur, leur enlevait les moyens de résister.

Derrière le compartiment de la ferme où se tenaient les bestiaux, une petite porte communiquait avec la basse-cour.

Cette porte s’ouvrit doucement et Simonnette entra dans la salle commune.

Elle avait les yeux gros de larmes et les sanglots étouffaient sa poitrine.

—    Oh ! pauvre petit Jeannin ! s’écria-t-elle en tombant sur la paille auprès de lui, pourquoi allais-tu après cette méchante fée !

Elle lui saisit les deux mains et se prit à le regarder, désespérée.

—    Mourir ! mourir ! balbutia-t-elle parmi ses larmes, mourir ! oh ! je ne veux pas que tu meures, Jeannin, mon petit Jeannin ! je t’en prie !

Elle était comme folle. Jeannin eut pitié.

—    Écoute, dit-il, il faut te faire une raison, ma fille. Dans notre métier, tu sais bien, souvent on va en grève le matin, et le soir on ne revient pas. Songe donc ! si tu m’avais attendu en vain, pauvre Simonnette, auprès des petits enfants orphelins, c’est alors que tu aurais eu raison de pleurer !

Il était sublime de sérénité simple et douce, Jeannin qu’on accusait d’être plus poltron que les poules. Parmi les soldats qui raillaient au dehors, pas un n’eût vu d’un cœur si calme approcher sa dernière heure.

Ce qui l’occupait, c’était de consoler Simonnette. Mais Simonnette ne pouvait pas être consolée. À travers la porte, on entendait les soldats qui disaient :

—    Oh ça ! messire Méloir tarde bien à venir. Nous faudra-t-il donc attendre pour souper qu’on ait pendu ce petit homme ?

—    Mes bons garçons, répondait maître Gueffès qui était, ce soir, aimable et gai, m’est avis que messire Méloir aimerait autant trouver la besogne faite.

Simonnette s’était retenue de pleurer pour écouter.

—    Ils vont venir ! murmura-t-elle.

Jeannin baissa la tête pour essuyer une larme à la dérobée.

—    Je sais que tu es bonne, Simonnette, dit-il timidement; là-bas, aux Quatre-Salines, il y a une pauvre vieille femme…

—    Ta mère, Jeannin !

—    Ma mère… c’est vrai… et j’aurais dû penser plus tôt à elle. Ma mère qui est presque aveugle et qui n’a que moi pour soutien.

—    Je serai sa fille ! s’écria Simonnette.

—    Le promets-tu ? demanda Jeannin qui gardait un peu d’inquiétude.

—    Je le jure ! Le front de Jeannin se rasséréna aussitôt.

—    Puisque c’est comme ça, dit-il, tu iras chez nous demain matin. Tu ne diras pas tout de suite à la vieille femme : « Dame Renée, le petit Jeannin est mort », parce que ça lui donnerait un coup, et elle n’est pas forte. Tu lui prendras les deux mains, et tu commenceras ainsi : « Dame Renée, dame Renée, c’est un métier bien dangereux que de courir les tangues ». Elle arrêtera son rouet pour te regarder. Tu l’embrasseras, Simonnette, et tu reprendras comme ça : « Dame Renée; oh ! dame Renée !… »

Il s’arrêta et laissa échapper un gros soupir. Le cœur de Simonnette se fendait.

—    Oui, poursuivit encore l’enfant, qui luttait contre le navrant de cette scène avec un courage héroïque; oui… je ne sais pas, moi, Simonnette, comment tu tourneras cela; tu es plus habile que moi, pour sûr. Ce qu’il faut, c’est la ménager, car elle aime bien son petiot, va ! Et… et… oh ! mon Dieu ! Je voudrais bien qu’ils vinssent me prendre et me tuer, car cela fait trop souffrir d’attendre !

Au dehors, les soudards causaient pour passer le temps.

—    La fée des Grèves, disait Kervoz, les laveuses de nuit. Les Korrigans, les femmes blanches et le reste, ce sont des mensonges, et les nigauds s’y prennent.

—    Mensonges, mensonges, grommelait Merry, quand on a vu pourtant !

—    Est-ce que tu as vu, toi ?

—    Sur l’échalier qui est à droite de la maison de mon père, en Tréguier, répondit Merry, j’ai vu les chats courtauds tenir conseil; ils étaient deux, un roux et un gâre (blanc et noir). Le gâre avait les yeux verts.

—    Et qu’est-ce qu’ils faisaient sur l’échalier ?

—    Ils parlaient en latin, je ne les ai pas compris. Un éclat de rire général accueillit cette réponse.

—    Quant aux femmes blanches, dit l’archer Couan, dans l’évêché de Vannes, d’où je suis, j’en connais par douzaines. Il y a celle du marais de Glenac, auprès de Carentoir, qui prend les chalands par les deux bouts et les fait tourner comme des toupies, jusqu’à ce qu’elle les mette au fond de l’eau.

—    Je n’ai jamais vu ni chats courtauds, ni femmes blanches, reprit un autre soldat, mais mon oncle Renot est mort de la peur que lui fit une lavandière à la lune.

On ne riait plus qu’à demi, parce qu’il ne faut pas parler longtemps de choses surnaturelles, quand on veut que les vrais Bretons restent gaillards.

Ils sont faits comme cela. Au bout de dix minutes, ils ont froid; au bout d’un quart d’heure, leurs dents claquent.

Aussi aiment-ils de passion à entendre parler de choses surnaturelles.

—    Et les corniquets ! poursuivit Merry, qui ne les a vus danser autour des croix sur la lande ? Une fois, Merry de Poulven, mon parrain, était dans son courtil à gauler les pommes. C’était dimanche et il avait tort. À l’heure de la fin des vêpres un gentilhomme entra dans le courtil, par où ? je ne sais pas, et dit à mon parrain :

—    Mieux vaut gauler des pommes à cidre que de braire au lutrin, mon homme, pas vrai ?

—    Oh ! oui, tout de même, répondit mon parrain, qui ne songeait pas à mal.

Le gentilhomme, qui était un corniquet, prit une gaule et se mit à gauler des pommes avec mon parrain. Mon parrain pensait :

—    Voilà, de vrai, un bon seigneur ! Les pommes tombaient par brassées. Quand tout fut tombé, le gentilhomme tendit sa perche à mon parrain, qui n’avait guère de malice, oh ! non.

Mon parrain prit la perche.

Aussi vrai comme Poulven est en Poulbalay, devers la rivière de Rance, mon parrain se sentit emporté par-dessus ses pommiers. Le gentilhomme tenait l’autre bout de la perche et il nageait dans l’air comme un poisson dans l’eau.

Ce qu’il arriva ? que mon parrain eut l’idée de dire un Ave, et que le malin lâcha la perche, en criant : Tu me brûles !

Quoi ! mon parrain se réveilla avec une côte défoncée, sur les pierres de Saint-Suliac, de l’autre côté de la Rance…

Il y eut un murmure sourd parmi les soldats et les villageois qui s’étaient rapprochés pour entendre l’histoire.

—    Mais la Fée des Grèves ? reprit Kervoz, qui n’était déjà plus fanfaron qu’à moitié. Un Mathurin se chargea de répondre.

—    Y avait des années qu’on ne l’avait pas entraperçue, dit-il, ornant son langage à cause de la circonstance; mais depuis quelques jours approchant, elle a reparu de par ici, car les écuellées de gruau s’en vont toutes les nuits, écuelles et tout.

Un Mathurin ayant ainsi parlé, les quatre langues des Gothon brûlèrent.

—    Ça, c’est vrai ! s’écrièrent-elles toutes quatre à la fois; et chacun sait bien que quand on la rencontre en mauvais état qu’on est de péché mortel, on ne voit pas le soleil levant le lendemain matin !

Parmi les soudards, il n’y en avait guère qui ne fussent en mauvais état de péché mortel. Plus d’un regard furtif fouilla la nuit avec terreur.

Il y eut un silence.

Pendant le silence, le malaise général augmenta. Messire Méloir tardait trop.

Les torches pâlissaient, à bout de résine.

L’archer Conan ayant secoué la sienne pour en raviver la flamme, on vit une ombre noire glisser derrière le pommier où pendait déjà la hart. Chacun écarquilla ses yeux.

Quand le jet de flamme mourut, l’ombre sembla rentrer en terre.

Soudards et paysans, tous frissonnèrent jusque dans la moelle de leur os.

—    Allons, enfants ! dit de loin Morgan, l’homme d’armes qui remplaçait Kéravel, finissons-en. Allez chercher le petit gars et mettez-lui la corde au cou vivement !

Un roman de Paul Féval

La Fée des grèves

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