Un billet de loterie

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Jules Verne

Un billet de loterie

Voilà donc quel était le secret du jeune marin ! C’était là cette chance sur laquelle il comptait pour apporter une fortune à sa fiancée ! Un billet de loterie, acheté avant son départ !… Et au moment où allait sombrer le Viken, il l’avait enfermé dans une bouteille, il l’avait jeté à la mer, avec un dernier adieu pour Hulda !

Cette fois, Sylvius Hog fut anéanti. Il regardait la lettre, puis le document !… Il ne parlait plus. Qu’eût-il pu dire, d’ailleurs ? Quel doute pouvait exister maintenant sur la catastrophe du Viken, sur la perte de tous ceux qu’il ramenait en Norvège ?

Hulda, pendant que Sylvius Hog lisait cette lettre, avait pu résister et se raidir contre l’angoisse. Mais, après les derniers mots du billet de Ole, elle tomba dans les bras de Joël. Il fallut la transporter dans sa chambre, où sa mère lui donna les premiers soins. Elle voulut rester seule alors, et, maintenant, agenouillée près de son lit, elle priait pour l’âme de Ole Kamp.

Dame Hansen était rentrée dans la salle. Tout d’abord, elle fit un pas vers le professeur, comme si elle eût voulu parler, et, se dirigeant vers l’escalier, elle disparut.

Joël, lui, après avoir reconduit sa sœur, était aussitôt sorti. Il étouffait dans cette maison ouverte à tous les vents de malheur. Il lui fallait l’air du dehors, l’air de la bourrasque, et, pendant une partie de la nuit, il resta à errer sur les bords du Maan.

Sylvius Hog était seul maintenant. Au premier moment, abattu par ce coup de foudre, il ne tarda pas à retrouver son énergie habituelle. Après avoir fait deux ou trois tours dans la salle, il écouta si quelque appel de la jeune fille n’arriverait pas jusqu’à lui. N’entendant rien, il s’assit près de la table, et ses réflexions reprirent leur cours.

« Hulda, se disait-il, Hulda, ne plus revoir son fiancé ! Un pareil malheur serait possible !… Non !… À cette pensée tout se révolte en moi ! Le Viken a sombré, soit ! Mais y a-t-il donc une certitude absolue de la mort de Ole ? Je ne puis le croire ! Dans tous les cas de naufrage, n’est-ce pas le temps seul qui peut affirmer que personne n’a pu survivre à la catastrophe ?

Oui ! je doute, je veux douter encore, dussent ni Hulda, ni Joël, ni personne ne plus partager ce doute avec moi ! Puisque le Viken s’est englouti, cela explique-t-il qu’il n’en soit resté aucun débris sur la mer ?… non !… rien, si ce n’est cette bouteille dans laquelle le pauvre Ole a voulu mettre sa dernière pensée, et, avec elle, tout ce qui lui restait au monde ! »

Sylvius Hog tenait à la main le document, il le regardait, il le palpait, il le retournait, ce chiffon de papier sur lequel le pauvre garçon avait édifié toute une espérance de fortune !

Cependant, le professeur, voulant l’examiner avec plus de soin, se leva, écouta encore si la pauvre fille n’appelait pas sa mère ou son frère, et il rentra dans sa chambre.

Ce billet était un billet de la loterie des Écoles de Christiania, loterie très populaire alors en Norvège. — Gros lot : cent mille marks. Valeur totalisée des autres lots : quatre-vingt-dix mille marks. Nombre de billets émis : un million (tous placés actuellement) —.

Le billet de Ole Kamp portait le numéro 9672. Mais, maintenant, que ce numéro fût bon ou mauvais, que le jeune marin eût ou non quelque secrète raison d’y avoir confiance, il ne serait plus là au moment du tirage de cette loterie, qui devait s’effectuer le 15 juillet prochain, c’est-à-dire dans vingt-huit jours. Hulda, suivant sa dernière recommandation, devrait se présenter à sa place et répondre pour lui !

Sylvius Hog, à la clarté de son chandelier de terre, relisait attentivement les lignes écrites au dos du billet, comme s’il eût voulu y découvrir quelque sens caché.

Ces lignes avaient été tracées à l’encre. Il était manifeste que la main de Ole n’avait pas tremblé pendant qu’il les écrivait. Cela prouvait que le maître du Viken avait tout son sang-froid au moment du naufrage. Il se trouvait ainsi dans des conditions à pouvoir profiter d’un moyen de salut quelconque, un espar flottant, une planche en dérive, si tout n’avait pas été englouti dans le gouffre où sombrait le navire.

Le plus souvent, ces documents, recueillis en mer, font à peu près connaître l’endroit où s’est accomplie la catastrophe. Sur celui-ci, il n’y avait pas une latitude, pas une longitude, rien qui indiquât quelles étaient les terres les plus rapprochées, continent ou îles. Il fallait en conclure que le capitaine ni personne de l’équipage ne savait où se trouvait alors le Viken. Entraîné, sans doute, par une de ces tempêtes auxquelles on ne peut résister, il avait dû être rejeté hors de sa route, et, l’état du ciel ne permettant pas d’obtenir une observation solaire, la position n’avait pu être relevée depuis quelques jours. Dès lors, il était probable qu’on ne saurait jamais en quels parages du nord de l’Atlantique, au large de Terre-Neuve ou de l’Islande, l’abîme s’était refermé sur les naufragés.

C’était là une circonstance qui devait enlever tout espoir, même à qui ne voulait pas désespérer.

En effet, avec une indication, si vague qu’elle fût, on aurait pu entreprendre des recherches, envoyer un navire sur le lieu de la catastrophe, peut-être y retrouver quelques débris reconnaissables. Qui sait si un ou plusieurs survivants de l’équipage n’avaient pas atteint un point quelconque de ces rivages du continent arctique, où ils étaient sans secours, dans l’impossibilité de se rapatrier ?

Tel était le doute qui peu à peu prenait corps dans l’esprit de Sylvius Hog — doute inacceptable pour Hulda et Joël, doute que le professeur eût hésité maintenant à faire naître en eux, tant la désillusion, si probable, eût été douloureuse.

« Et cependant, se disait-il, si le document ne donne aucune indication qu’on puisse utiliser, on sait, du moins, dans quels parages la bouteille a été recueillie ! Cette lettre ne le dit pas, mais la Marine, à Christiania, ne peut l’ignorer ! N’est-ce pas un indice dont on pourrait profiter peut-être ? En étudiant la direction des courants, celle des vents généraux, en se rapportant à la date présumée du naufrage, ne serait-il pas possible ?… Enfin, je vais écrire de nouveau. Il faut que l’on hâte les recherches, si peu de chances qu’elles aient d’aboutir ! Non ! jamais je n’abandonnerai cette pauvre Hulda ! Jamais, tant que je n’en aurai pas une preuve absolue, je ne croirai à la mort de son fiancé ! »

Ainsi raisonnait Sylvius Hog. Mais, en même temps, il prenait le parti de ne plus parler des démarches qu’il allait entreprendre, des efforts qu’il allait provoquer de toute son influence. Hulda ni son frère ne surent donc rien de ce qu’il écrivit à Christiania. De plus, ce départ qui devait s’effectuer le lendemain, il se résolut à le remettre indéfiniment, ou plutôt, il partirait dans quelques jours, mais ce serait pour se rendre à Bergen. Là, il saurait de MM. Help tout ce qui concernait le Viken, il prendrait lui-même l’avis des gens de mer les plus compétents, il déterminerait la manière dont les premières recherches devraient être faites.

Cependant, sur les renseignements fournis par la Marine, les journaux de Christiania, puis ceux de la Norvège et de la Suède, puis ceux de l’Europe, s’étaient peu à peu emparés de ce fait d’un billet de loterie transformé en document. Il y avait quelque chose de touchant dans cet envoi d’un fiancé à sa fiancée, et l’opinion publique s’en émut, non sans raison.

Un roman de Jules Verne

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