Le pilote du Danube

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Jules Verne

Le pilote du Danube

Ainsi, peu à peu, Karl Dragoch s’acheminait vers la vérité. Hors d’état de contrôler ses déductions, il sentait du moins décroître de jour en jour les soupçons autrefois conçus.

Pas un instant, néanmoins, il ne songea à quitter la barge pour revenir en arrière et recommencer son enquête sur nouveaux frais. Son flair de policier lui disait que la piste était bonne, et que le pêcheur, innocent peut-être, était d’une manière ou d’autre mêlé à l’histoire de la bande du Danube. La tranquillité était parfaite, d’ailleurs, sur le haut fleuve, et la succession des crimes commis prouvait que leurs auteurs avaient, eux aussi, descendu le courant, au moins jusqu’aux environs de Semlin. Il y avait donc toutes chances pour qu’ils eussent continué à le descendre pendant la détention d’Ilia Brusch.

Sur ce point, Karl Dragoch ne se trompait pas. Ivan Striga continuait, en effet, à se rapprocher de la mer Noire, avec douze jours d’avance sur la barge au départ de Semlin. Mais, ces douze jours d’avance, il les perdait peu à peu, la distance séparant les deux bateaux diminuait graduellement, et, jour par jour, heure par heure, minute par minute, la barge gagnait implacablement sur le chaland, sous l’effort furieux de Serge Ladko.

Celui-ci n’avait qu’un but : Roustchouk; qu’une idée : Natcha. S’il négligeait les précautions autrefois prises pour protéger son incognito, c’est qu’il n’y pensait vraiment plus. D’ailleurs, de quel intérêt eussent-elles été maintenant ? Après son arrestation, après son évasion, s’appeler Ilia Brusch devait être aussi compromettant que de s’appeler Serge Ladko. Sous un nom ou sous un autre, il ne pouvait plus désormais s’introduire que secrètement à Roustchouk, sous peine d’être appréhendé sur-le-champ.

Absorbé par son idée fixe, il n’avait, pendant ces huit jours, accordé aucune attention aux rives du fleuve. S’il s’était aperçu qu’on passât devant Belgrade — la ville blanche — étagée sur une colline, que domine le palais du prince, le Konak, et précédée d’un faubourg où viennent transiter une immense quantité de marchandises, c’est parce que Belgrade indique la frontière serbe où expiraient les pouvoirs de Mr Izar Rona. Mais, ensuite, il ne remarqua plus rien.

Il ne vit, ni Semendria, ancienne capitale de la Serbie, célèbre par les vignobles dont elle est entourée; ni Colombals, où l’on montre une caverne dans laquelle Saint-Georges aurait, d’après la légende, déposé le corps du dragon tué de ses propres mains; ni Orsova, au delà de laquelle le Danube coule entre deux anciennes provinces turques, devenues depuis royaumes indépendants; ni les Portes de Fer, ce défilé fameux bordé de murailles verticales de quatre cents mètres, où le Danube se précipite et se brise avec fureur contre les blocs dont son lit est semé; ni Widdin, première ville bulgare de quelque importance; ni Nicopolis, ni Sistowa, les deux autres cités notoires qu’il lui fallut dépasser en amont de Roustchouk.

De préférence, il longeait la rive serbe, où il s’estimait plus en sûreté, et en effet, jusqu’à la sortie des Portes de Fer, il ne fut pas inquiété par la police.

Ce fut seulement à Orsava que, pour la première fois, un canot de la brigade fluviale intima à la barge l’ordre de s’arrêter. Serge Ladko, très inquiet, obéit en se demandant ce qu’il répondrait aux questions qu’on allait inévitablement lui poser.

On ne l’interrogea même pas. Sur un mot de Karl Dragoch, le chef du détachement s’inclina avec déférence et il ne fut plus question de perquisition.

Le pilote ne songea pas à s’étonner qu’un bourgeois de Vienne disposât à son gré de la force publique. Trop heureux de s’en tirer à si bon compte, il trouva toute naturelle une omnipotence qui s’exerçait à son profit, et il ne manifesta pas plus de surprise, mais simplement une impatience grandissante, en voyant se prolonger l’entretien entre l’agent et son passager.

Conformément aux ordres, tant de Mr Izar Rona, furieux de l’évasion de son prévenu, que de Karl Dragoch lui-même, la police du fleuve avait redoublé de vigueur. De distance en distance, on obligeait la navigation à franchir une série de barrages, parmi lesquels celui d’Orsova était d’une importance capitale. L’étranglement du fleuve en cette partie de son cours facilitant la surveillance, il était impossible, en effet, qu’aucun bateau réussît à passer sans avoir été minutieusement visité.

Karl Dragoch, en interrogeant son subordonné, eut l’ennui d’apprendre à la fois, et que ces perquisitions n’avaient donné aucun résultat, et qu’un nouveau crime, un cambriolage d’une certaine gravité, venait d’être commis deux jours auparavant en territoire roumain, au confluent du Jirel, presque exactement en face de la ville bulgare de Rahowa.

Ainsi donc, la bande du Danube avait réussi a passer entre les mailles du filet. Cette bande ayant coutume de s’approprier non seulement l’or et l’argent, mais les objets précieux de toute nature, son butin devait être d’un volume encombrant, et il était vraiment inconcevable qu’on n’en eût pas trouvé trace, alors qu’aucun bateau n’avait pu échapper à la visite.

Il en était cependant ainsi.

Karl Dragoch était stupéfait d’une telle virtuosité. Toutefois, il fallait bien se rendre à l’évidence, les malfaiteurs prouvant eux-mêmes par des attentats leur descente vers l’aval.

La seule conclusion à tirer de ces faits, c’est qu’il convenait de se hâter. Le lieu et la date du dernier vol signalé indiquaient que ses auteurs avaient moins de trois cents kilomètres d’avance. En tenant compte du temps pendant lequel Ilia Brusch avait été immobilisé, temps que la bande du Danube avait certainement mis à profit, il fallait en inférer que sa vitesse était à peine la moitié de celle de la barge. Il n’était donc pas impossible de l’atteindre à la course.

On repartit donc sans plus attendre et, dès les premières heures du 6 octobre, la frontière bulgare était franchie. A partir de ce point, Serge Ladko qui, jusque-là, avait suivi de son mieux la rive droite, serra au contraire le plus possible le bord roumain dont, à partir de Lom-Palamka, une succession de marais de huit à dix kilomètres de large n’allait pas tarder, d’ailleurs, à interdire l’approche.

Quelque absorbé qu’il fût en lui-même, le fleuve, depuis qu’on était entré dans les eaux bulgares, n’avait pu manquer de lui paraître suspect. Un certain nombre de chaloupes à vapeur, de torpilleurs même, voire de canonnières, battant pavillon ottoman, le sillonnaient en effet. En prévision de la guerre qui allait, moins d’un an plus tard, éclater avec la Russie, la Turquie commençait déjà à surveiller le Danube, qu’elle devait peupler ensuite d’une véritable flottille.

Risque pour risque, le pilote préférait se tenir à distance de ces navires turcs, dût-il pour cela se jeter dans les griffes des autorités roumaines, contre lesquelles Mr Jaeger serait peut-être capable de le protéger, comme il l’avait fait à Orsova.

L’occasion ne se présenta pas de mettre à une nouvelle épreuve le pouvoir du passager; aucun incident ne troubla cette dernière partie du voyage, et, le 10 octobre, vers quatre heures de l’après-midi, la barge parvenait enfin à la hauteur de Roustchouk, que l’on distinguait confusément sur l’autre rive. Le pilote gagna alors le milieu du fleuve, puis, arrêtant pour la première fois depuis tant de jours le mouvement de son aviron, il laissa tomber le grappin par le fond.

« Qu’y a-t-il ? demanda Karl Dragoch surpris.

—    Je suis arrivé, répondit laconiquement Serge Ladko.

—    Arrivé ?… Nous ne sommes pas encore à la mer Noire, cependant.

—    Je vous ai trompé, monsieur Jaeger, déclara sans ambages Serge Ladko. Je n’ai jamais eu l’intention d’aller jusqu’à la mer Noire.

—    Bah ! fit le détective dont l’attention s’éveilla.

—    Non. Je suis parti dans l’idée de m’arrêter à Roustchouk. Nous y sommes.

—    Où prenez-vous Roustchouk ?

—    Là, répondit le pilote, en montrant les maisons de la ville lointaine.

—    Pourquoi, dans ce cas, n’y allons-nous pas ?

—    Parce qu’il me faut attendre la nuit. Je suis traqué, poursuivi. Dans le jour, je risquerais de me faire arrêter au premier pas.

Voilà qui devenait intéressant. Les soupçons primitivement conçus par Dragoch étaient-ils donc justifiés ?

—    Comme à Semlin, murmura-t-il à mi-voix.

—    Comme à Semlin, approuva Serge Ladko sans s’émouvoir, mais pas pour les mêmes causes. Je suis un honnête homme, monsieur Jaeger.

—    Je n’en doute pas, monsieur Brusch, bien qu’elles soient rarement bonnes, les raisons que l’on a de redouter une arrestation.

—    Les miennes le sont, monsieur Jaeger, affirma froidement Serge Ladko. Excusez-moi de ne pas vous les révéler. Je me suis juré à moi-même de garder mon secret. Je le garderai.

Karl Dragoch acquiesça d’un geste qui exprimait la plus parfaite indifférence. Le pilote reprit :

—    Je conçois, monsieur Jaeger, que vous ne soyez pas désireux d’être mêlé à mes affaires. Si vous le voulez, je vous déposerai en terre roumaine. Vous éviterez ainsi les dangers auxquels je peux être exposé.

—    Combien de temps comptez-vous rester à Roustchouk ? demanda Karl Dragoch sans répondre directement.

—    Je ne sais, dit Serge Ladko. Si les choses tournent à mon gré, je serai revenu à bord avant le jour et, dans ce cas, je ne serai pas seul. S’il en est autrement, j’ignore ce que je ferai.

—    Je vous suivrai jusqu’au bout, monsieur Brusch, déclara sans hésiter Karl Dragoch.

—    A votre aise ! » conclut Serge Ladko qui n’ajouta pas une parole.

A la nuit tombante, il reprit l’aviron et s’approcha de la rive bulgare. L’obscurité était complète quand il y accosta, un peu en aval des dernières maisons de la ville.

Tout son être tendu vers le but, Serge Ladko agissait à la manière d’un somnambule. Ses gestes nets et précis faisaient sans hésitation ce qu’il fallait faire, ce qu’il lui eût été impossible de ne pas faire. Aveugle pour tout ce qui l’entourait, il ne vit pas son compagnon disparaître dans la cabine dès que le grappin eut été ramené à bord. Le monde extérieur avait perdu pour lui toute réalité. Son rêve seul existait. Et, ce rêve, c’était, tout illuminée de soleil, en dépit de la nuit, sa maison et, dans sa maison, Natcha !… En dehors de Natcha, il n’était plus rien sous le ciel.

Dès que l’étrave de la barge eut touché la rive, il sauta à terre, fixa solidement son amarre et s’éloigna d’un pas rapide.

Aussitôt, Karl Dragoch sortit de la cabine. Il n’y avait pas perdu son temps. Qui aurait reconnu le policier, à la silhouette énergique et sèche, dans ce balourd aux pesantes allures, merveilleuse copie d’un paysan hongrois ?

Le détective prit terre à son tour et, suivant le pilote à la piste, partit en chasse une fois de plus.

Un roman de Jules Verne

Le pilote du Danube

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