Le pilote du Danube

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Jules Verne

Le pilote du Danube

En cinq minutes Serge Ladko et Karl Dragoch eurent atteint les maisons.

Roustchouk ne possédant, à cette époque, malgré son importance commerciale, aucun éclairage public, il leur eût été difficile, s’ils en avaient eu le désir, de se faire une idée de la ville irrégulièrement groupée autour d’un vaste débarcadère, sur la périphérie duquel se tassaient des échoppes assez délabrées, à usage d’entrepôts ou de cabarets. Mais, en vérité, ils n’y songeaient guère. Le premier marchait d’un pas rapide, les yeux fixés devant lui, comme s’il eût été attiré par un but étincelant dans la nuit. Quant au second, il mettait tant d’attention à suivre le pilote, qu’il ne vit même pas deux hommes, qui débouchaient d’une ruelle au moment où il la traversait.

Dès qu’ils furent sur le chemin longeant le fleuve, ces deux hommes se séparèrent. L’un s’éloigna à droite, vers l’aval.

« Bonsoir, dit-il en bulgare.

—    Bonsoir, » répondit l’autre, qui, tournant à gauche, emboîta le pas à Karl Dragoch.

Au son de cette voix, celui-ci avait tressailli. Une seconde, il hésita, en ralentissant instinctivement sa marche, puis, abandonnant sa poursuite, il s’arrêta soudain et fit volte-face.

Tout un ensemble de dons naturels ou acquis est nécessaire au policier qui a l’ambition de ne pas croupir dans les bas emplois de sa profession. Mais, la plus précieuse des multiples qualités qu’il doit posséder, c’est une parfaite mémoire de l’œil et de l’oreille.

Karl Dragoch possédait cet avantage au plus haut degré. Ses nerfs auditifs et visuels constituaient de véritables appareils enregistreurs, et leurs sensations lumineuses ou sonores, il ne les oubliait jamais, quelle que fût la longueur du temps écoulé. Après des mois, après des années, il reconnaissait du premier coup un visage à peine aperçu, la voix qui, une seule fois, avait fait vibrer son tympan.

Il en était précisément ainsi pour l’une de celles qu’il venait d’entendre, et, dans la circonstance présente, il n’y avait pas si longtemps qu’il s’était trouvé en face du propriétaire, pour qu’une erreur fût à redouter. Cette voix, qui, dans la clairière, au pied du mont Pilis, avait résonné à son oreille, c’était le fil conducteur vainement cherché jusqu’ici. Pour ingénieuses qu’elles pussent paraître, ses déductions relatives à son compagnon de voyage n’étaient en somme que des hypothèses. La voix, au contraire, lui apportait enfin une certitude. Entre le probable et le certain, l’hésitation était impossible, et c’est pourquoi le détective, abandonnant sa filature, s’était lancé sur une nouvelle piste.

« Bonsoir, Titcha, prononça en allemand Karl Dragoch lorsque l’homme fut arrivé à proximité.

Celui-ci s’arrêta, cherchant à percer l’obscurité de la nuit.

—    Qui me parle ? interrogeait-il.

—    Moi, répondit Dragoch.

—    Qui ça, vous ?

—    Max Raynold.

—    Connais pas.

—    Mais je vous connais, moi, puisque je vous ai appelé par votre nom.

—    C’est juste, reconnut Titcha. Il faut même que vous ayez de bons yeux, camarade.

—    Ils sont excellents, en effet.

Le dialogue fut interrompu un instant.

—    Que me voulez-vous ? reprit Titcha.

—    Vous parler, déclara Dragoch, à vous et à un autre. Je ne suis à Roustchouk que pour ça.

—    Vous n’êtes donc pas d’ici ?

—    Non. Je suis arrivé aujourd’hui.

—    Joli moment que vous avez choisi, ricana Titcha, qui faisait sans doute allusion à l’anarchie actuelle de la Bulgarie.

Dragoch, ayant esquissé un geste d’indifférence, ajouta :

—    Je suis de Gran.

Titcha garda le silence.

—    Vous ne connaissez pas Gran ? insista Dragoch.

—    Non.

—    C’est étonnant, après en être venu si près.

—    Si près ?… répéta Titcha. Où prenez vous que je sois allé près de Gran ?

—    Parbleu ! dit en riant Karl Dragoch, elle n’en est pas si loin, la villa Hagueneau.

Ce fut au tour de Titcha de tressaillir. Il essaya, toutefois, de payer d’audace.

—    La villa Hagueneau ?… balbutia-t-il d’un ton qu’il voulait rendre plaisant. C’est juste comme pour vous, camarade. Connais pas.

—    Vraiment ?. fit ironique ment Dragoch. Et la clairière de Pilis, la connaissez-vous ?

Titcha, se rapprochant vivement, saisit le bras de son interlocuteur.

—    Plus bas, donc ! dit-il sans chercher cette fois à dissimuler son émotion. Vous êtes fou de crier comme ça.

—    Puisqu’il n’y a personne, objecta Dragoch.

—    On ne sait jamais, répliqua Titcha, qui demanda : Enfin, que voulez-vous ?

—    Parler à Ladko, répondit Dragoch sans baisser la voix.

Titcha resserra son étreinte.

—    Chut ! fit-il en jetant autour de lui des regards apeurés. Vous avez donc juré de nous faire pendre ?

Karl Dragoch se mit à rire.

—    Ah bien ! dit-il, ça ne va pas être commode de nous entendre, s’il faut parler à la muette !

—    Aussi, gronda sourdement Titcha, on n’a pas idée d’aborder les gens au milieu de la nuit sans crier gare. Il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas dire en pleine rue.

—    Je ne tiens pas à vous parler dans la rue, riposta Dragoch. Allons ailleurs.

—    Où ?

—    N’importe où. Il y a bien un cabaret dans les environs ?

—    A quelques pas d’ici.

—    Allons-y.

—    Soit, concéda Titcha. Suivez-moi.

Cinquante mètres plus loin, les deux compagnons arrivèrent sur une petite place. En face d’eux, une fenêtre brillait faiblement dans la nuit.

—    C’est là, dit Titcha.

La porte ouverte, ils entrèrent de plain-pied dans la salle déserte d’un modeste café dont une dizaine de tables garnissaient le pourtour.

—    Nous serons à merveille ici, dit Dragoch.

Le patron accourait au-devant de ces clients inespérés.

—    Qu’allons-nous boire ?… C’est moi qui régale, annonça le détective, en frappant sur son gousset.

—    Un verre de raki ? proposa Titcha.

—    Va pour le raki !… Et du genièvre ?… Ça ne vous dit rien ?

—    Bon aussi, le genièvre, approuva Titcha.

Karl Dragoch se tourna vers le patron attentif aux ordres.

—    Vous avez entendu, l’ami ?… Servez-nous, et vivement !

Pendant que l’hôte s’empressait, Dragoch, d’un coup d’œil, pesa l’adversaire qu’il allait avoir à combattre. Il l’eut vite jugé. Larges épaules, cou de taureau, front étroit mangé par d’épais cheveux gris, parfait exemplaire, en un mot, du lutteur forain de bas étage, c’était une véritable brute qu’il avait en face de lui.

Aussitôt que les bouteilles et deux verres eurent été apportés, Titcha reprit la conversation au point où elle avait débuté.

—    Vous dites donc que vous me connaissez ?

—    Vous en doutez ?

—    Et que vous connaissez l’affaire de Gran ?

—    Aussi. Nous y avons travaillé ensemble.

—    Pas possible !

—    Mais certain.

—    Je n’y comprends rien, murmura Titcha, qui cherchait de bonne foi dans ses souvenirs. Nous n’étions que nous huit, cependant…

—    Pardon, interrompit Dragoch, nous étions neuf, puisque j’y étais.

—    Vous avez mis la main à la pâte ? insista Titcha mal convaincu.

—    Oui, à la villa, et à la clairière pareillement. C’est même moi qui ai emmené la charrette.

—    Avec Vogel ?

—    Avec Vogel.

Titcha réfléchit un instant.

—    Ça ne se peut pas, protesta-t-il. C’est Kaiserlick qui était avec Vogel.

—    Non, c’est moi, répliqua Dragoch sans se troubler. Kaiserlick était resté avec vous autres.

—    Vous en êtes sûr ?

—    Absolument, affirma Dragoch.

Titcha paraissait ébranlé.

Un roman de Jules Verne

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