Le pilote du Danube

Page: .19./.46.

Jules Verne

Le pilote du Danube

Dès qu’il eut déposé le noyé sur une des couchettes du tôt, il le dépouilla de ses vêtements, et, ayant retiré de l’un des coffres quelques morceaux de laine, se mit en devoir de le frictionner, énergiquement. Mr Jaeger ne tarda pas à ouvrir les yeux et à revenir au sentiment du réel. L’immersion n’avait pas été longue, en somme, et il était à espérer qu’elle n’aurait pas de suites fâcheuses.

« Eh ! Eh ! monsieur Jaeger, s’écria Ilia Brusch, dès qu’il vit son malade reprendre connaissance, vous vous y entendez pour les plongeons !

Mr Jaeger sourit faiblement sans répondre.

—    Ça ne sera rien, poursuivait Ilia Brusch, en continuant ses énergiques frictions. Rien de meilleur pour la santé qu’un bain au mois d’août !

—    Merci, monsieur Brusch, balbutia Karl Dragoch.

—    Il n’y a vraiment pas de quoi, répliqua gaiement le pêcheur. C’est à moi de vous remercier, monsieur Jaeger, puisque vous m’avez donné l’occasion d’un excellent bain.

Les forces de Karl Dragoch revenaient à vue d’œil. Un bon coup d’eau-de-vie, et il n’y paraîtrait plus. Malheureusement, Ilia Brusch, plus ému qu’il ne voulait le paraître, bouleversa en vain tous ses coffres. La provision d’alcool était épuisée, et il n’en restait pas une goutte à bord de la barge.

—    Voilà qui est vexant ! s’écria Ilia Brusch. Pas une goutte de schnaps dans notre cambuse !

—    Peu importe, monsieur Brusch, affirma Karl Dragoch, d’une voix faible. Je m’en passerai fort bien, je vous assure.

Karl Dragoch grelottait, cependant, en dépit de ses assurances, et un cordial ne lui eût certes pas été inutile.

—    C’est ce qui vous trompe, répondit Ilia Brusch, qui ne s’illusionnait pas sur l’état de son passager, vous ne vous en passerez pas, monsieur Jaeger. Laissez moi faire. Ce ne sera pas long.

En un tour de mains, le pêcheur eut échangé ses vêtements trempés contre des vêtements secs, puis quelques coups de godille amenèrent la barge à la rive gauche où elle fut amarrée solidement.

—    Un peu de patience, monsieur Jaeger, dit Ilia Brusch en sautant à terre. Ici, je connais le pays, puisque voilà le confluent de l’Ipoly. A moins de quinze cents mètres, il y a un village, où je trouverai tout ce qu’il faut. Dans une demi-heure, je serai de retour. »

Cela dit, Ilia Brusch s’éloigna, sans attendre la réponse.

Quand il fut seul, Karl Dragoch se laissa retomber sur sa couchette. Il était plus brisé qu’il ne lui plaisait de le dire, et, pendant un instant, il ferma les yeux avec lassitude.

Mais la vie reprenait rapidement son cours; le sang battait dans ses artères. Bientôt il rouvrit les yeux et laissa errer autour de lui un regard plus ferme de minute eh minute.

La première chose qui sollicita ce regard encore vague, ce fut l’un des coffres, qu’Ilia Brusch, dans la précipitation de son départ, avait oublié de refermer. Bouleversé par la recherche infructueuse du pêcheur, l’intérieur de ce coffre n’offrait à la vue qu’un amas d’objets hétéroclites. Linge rude, grossiers vêtements, fortes chaussures y étaient entassés dans le plus grand désordre.

Pourquoi les yeux de Karl Dragoch se mirent-ils à briller tout à coup ? Ce spectacle, pourtant peu passionnant, l’intéressait-il donc à ce point qu’il se soulevât sur le coude, après quelques secondes d’attention, de manière a voir plus commodément dans le coffre béant ?

Certes, ce n’étaient ni les vêtements, ni le linge qui pouvaient exciter ainsi la curiosité de l’indiscret passager, mais, entre ces divers objets d’habillement, l’œil fureteur du détective venait de découvrir un objet plus digne de retenir son attention.

Ce n’était pas autre chose qu’un portefeuille à demi entrouvert, et laissant fuir les nombreux papiers dont il était bourré. Un portefeuille ! Des papiers ! C’est-à-dire une réponse, sans doute, aux questions que Karl Dragoch se posait depuis quelques jours.

Le détective n’y put tenir. Après une courte hésitation, au risque de trahir, ce faisant, les lois de l’hospitalité, sa main s’allongea et plongea dans le coffre, d’où elle ressortit avec le portefeuille tentateur et son contenu, dont l’inventaire fut aussitôt commencé.

Des lettres, d’abord, que Karl Dragoch ne s’attarda pas à lire, mais que leur suscription montrait adressées à Mr Ilia Brusch à Szalka; puis des reçus, parmi lesquels des quittances de loyer libellées au même nom. Rien d’intéressant dans tout cela.

Karl Dragoch allait peut-être y renoncer, quand un dernier document le fit tressaillir. Rien ne pouvait être plus innocent cependant, et il fallait être un policier pour éprouver, devant un tel « document », un autre sentiment qu’une sympathique émotion.

C’était un portrait, le portrait d’une jeune femme dont la parfaite beauté eût enthousiasmé un peintre. Mais un policier n’est pas un artiste, et ce n’est pas d’admiration pour ce ravissant visage que battait le cœur de Karl Dragoch. A peine même s’il en avait regardé les traits. A vrai dire, il n’avait rien vu de ce portrait, rien qu’une simple ligne d’écriture en langue bulgare tracée au bas de la photographie. « A mon cher mari, Natcha Ladko », tels étaient les mots que pouvait lire Karl Dragoch éperdu.

Ainsi, ses soupçons étaient justifiés, et logiques ses déductions basées sur les singularités observées. Ladko ! C’était bien avec Ladko, qu’il descendait le Danube depuis tant de jours. C’était bien ce dangereux malfaiteur, vainement pourchassé jusqu’alors, qui se cachait sous l’inoffensive personnalité du lauréat de la Ligue Danubienne.

Quelle allait être la conduite de Karl Dragoch après une pareille constatation ? Il n’avait pas encore pris de décision, quand un bruit de pas sur la berge lui fit rejeter vivement le portefeuille au fond du coffre dont il rabattit le couvercle. Le nouvel arrivant ne pouvait être Ilia Brusch parti depuis dix minutes à peine.

« Monsieur Dragoch ! appela une voix au dehors.

—    Friedrick Ulhmann ! murmura Karl Dragoch qui parvint péniblement à se mettre debout et sortit en chancelant de la cabine.

—    Excusez-moi de vous avoir appelé, dit Friedrick Ulhmann dès qu’il aperçut son chef. J’ai vu votre compagnon s’éloigner tout à l’heure et je vous savais seul.

—    Qu’y a-t-il ? demanda Karl Dragoch.

—    Du nouveau, Monsieur. Un crime a été commis cette nuit.

—    Cette nuit ! s’écria Karl Dragoch en pensant aussitôt à l’absence d’Ilia Brusch au cours de la nuit précédente.

—    Une villa a été pillée à proximité d’ici. Le gardien a été frappé.

—    Mort ?

—    Non, mais grièvement blessé.

—    C’est bon, dit Karl Dragoch en imposant de la main silence à son subordonné.

Il réfléchissait profondément. Que convenait-il de faire ? Agir certes, et pour cela la force ne lui manquerait pas. La nouvelle qu’il venait d’apprendre était le meilleur des remèdes. Il ne lui restait plus de traces de l’accident dont il venait d’être victime. Il n’avait plus besoin maintenant de chercher un appui sur la cloison de la cabine. Sous le coup de fouet des nerfs, le sang revenait à flots à son visage.

Oui, il fallait agir, mais comment ? Devait-il attendre le retour d’Ilia Brusch, ou plutôt de Ladko, puisque tel était le véritable nom de son compagnon de route, et lui mettre à l’improviste la main sur l’épaule au nom de la loi ? Cela paraissait le plus sage, puisque désormais il ne pouvait subsister aucun doute sur la culpabilité du soi-disant pêcheur. Le soin avec lequel il dissimulait sa véritable personnalité, le mystère dont il s’entourait, ce nom qui était le sien et, en même temps, celui par lequel la rumeur publique désignait le chef des bandits, son absence de la nuit dernière concordant avec la découverte d’un nouveau crime, tout disait à Karl Dragoch qu’Ilia Brusch était bien le bandit recherché.

Mais ce bandit lui avait sauvé la vie !. Voilà qui compliquait étrangement la situation !

Quelle apparence qu’un voleur, plus qu’un voleur, un assassin se fût jeté à l’eau pour l’en retirer ? Et, quand bien même cette chose invraisemblable serait vraie, était-il possible, à qui venait d’être arraché à la mort, de reconnaître ainsi le dévouement de son sauveur ? Quel risque, d’ailleurs, à surseoir à une arrestation ? Maintenant que le faux Ilia Brusch était démasqué, que sa personnalité était connue, il lui serait impossible d’échapper aux forces de police disséminées le long du fleuve, et, dans le cas où l’enquête aboutirait en effet au soi-disant pêcheur, on disposerait alors d’un plus nombreux personnel, et l’arrestation serait opérée plus sûrement pour avoir été différée.

Karl Dragoch, pendant cinq minutés, retourna sous toutes ses faces le cas de conscience qui s’imposait à lui. Partir sans avoir revu Ilia Brusch ?. Ou bien rester, placer Friedrick Ulhmann en embuscade dans la cabine, et, quand le pêcheur apparaîtrait, sauter sur lui sans crier gare, quitte à s’expliquer après ?… Non, décidément. Répondre par cette trahison à un tel acte de dévouement, cela lui soulevait le cœur. Mieux valait, au risque de laisser à un coupable une chance de salut, commencer l’enquête en oubliant provisoirement ce qu’il croyait savoir. Si cette enquête le ramenait finalement à Ilia Brusch, si son devoir l’obligeait alors à traiter son sauveur en ennemi, ce serait du moins face à face qu’il le combattrait, et après lui avoir donné le temps de se mettre en défense.

Acceptant du geste toutes les conséquences de sa décision, Karl Dragoch, son parti pris, rentra dans la cabine. Par un mot déposé en évidence il avertit Ilia Brusch de la nécessité où il était de s’absenter, en priant son hôte de l’attendre au moins pendant vingt-quatre heures. Puis il se disposa à partir.

—    Combien d’hommes avons-nous ? demanda-t-il en sortant de la cabine.

—    Il y en a deux sur place, mais on est en train de battre le rappel. Nous en aurons une dizaine avant ce soir.

—    Bien, approuva Karl Dragoch. Ne m’as-tu pas dit que le théâtre du crime n’était pas éloigné ?

—    Deux kilomètres à peu près, répondit Ulhmann.

—    Conduis-moi, » dit Karl Dragoch en sautant sur la rive.

Un roman de Jules Verne

Le pilote du Danube

Page: .19./.46.