Le pilote du Danube

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Jules Verne

Le pilote du Danube

Les Karpathes décrivent, dans la partie septentrionale de la Hongrie, un immense arc de cercle, dont l’extrémité occidentale se divise en deux branches secondaires. L’une va mourir au Danube à la hauteur de Presbourg; l’autre atteint le fleuve dans les environs de Gran, où elle se continue, sur la rive droite, par les sept cent soixante-six mètres du mont Pilis.

C’est au pied de cette médiocre montagne qu’un crime venait d’être commis, et c’est là que Karl Dragoch allait pour la première fois se trouver aux prises avec les redoutables malfaiteurs qu’il avait mission de poursuivre.

Quelques heures avant le moment où, faussant compagnie à son hôte, il se faisait violence pour obéir, malgré sa faiblesse, à l’invitation de Friedrich Ulhmann, une charrette lourdement chargée s’était arrêtée devant une misérable auberge construite à la base de l’une des collines par lesquelles le mont Pilis se raccorde à la vallée du Danube.

La position de cette auberge avait été judicieusement choisie au point de vue commercial. Elle commandait le croisement de trois routes se dirigeant, l’une vers le Nord, une autre vers le Sud-Est, et la troisième vers le Nord-Ouest. Ces trois routes aboutissant au Danube, celle du Nord à la courbe qu’il décrit en face du mont Pilis, celle du Sud-Est au bourg de Saint-André, celle du Nord-Ouest à la ville de Gran, l’auberge était située, en quelque sorte, entre les branches d’un vaste compas liquide et ne pouvait manquer de profiter du roulage alimentant la batellerie.

Le Danube qui, au sortir de Gran, coule sensiblement de l’Ouest à l’Est, s’infléchit, en effet, vers le Sud, à quelque distance du confluent de l’Ipoly, puis remonte au Nord, après avoir dessiné une demi-circonférence de faible rayon. Mais, presque aussitôt, il se replie sur lui-même, pour adopter une direction Nord-Sud, qu’il n’abandonnera plus, en aval, pendant un très grand nombre de kilomètres.

Au moment où le véhicule faisait halte, le soleil se levait à peine. Tout dormait encore dans la maison, dont les épais volets étaient hermétiquement fermés.

« Holà, oh ! de l’auberge !. appela, en heurtant la porte du manche de son fouet, l’un des deux hommes qui conduisaient la charrette.

—    On y va ! répondit de l’intérieur l’aubergiste réveillé en sursaut.

Un instant plus tard, une tête embroussaillée se montrait à une fenêtre du premier.

—    Que voulez-vous ? interrogea sans aménité l’aubergiste.

—    Manger, d’abord; dormir, ensuite, dit le charretier.

—    On y va, répéta l’hôte qui disparut dans l’intérieur.

Lorsque, par le portail grand ouvert, la charrette eut pénétré dans la cour, ses conducteurs s’empressèrent de dételer leurs deux chevaux et de les conduire à l’écurie, où une large provende leur fut distribuée. Pendant ce temps, l’hôte ne cessait de tourner autour de ces clients matinaux. Évidemment, il n’eût pas demandé mieux que d’engager la conversation, mais les rouliers, par contre, semblaient peu désireux de lui donner la réplique.

—    Vous arrivez de bon matin, camarades, insinua l’aubergiste. Vous avez donc voyagé pendant la nuit ?

—    Il parait, fit l’un des charretiers.

—    Et vous allez loin comme ça ?

—    Loin ou près, c’est notre affaire, lui fut-il répliqué.

L’aubergiste se le tint pour dit.

—    Pourquoi molester ce brave homme, Vogel ? intervint l’autre charretier qui n’avait pas encore ouvert la bouche. Nous n’avons aucune raison de cacher que nous allons à Saint-André.

—    Possible que nous n’ayons pas à le cacher, répliqua Vogel d’un ton bourru, mais ça ne regarde personne, j’imagine.

—    Evidemment, approuva l’aubergiste, flagorneur comme tout bon commerçant.

Ce que j’en disais, c’était histoire de parler, simplement… Ces messieurs désirent manger ?

—    Oui, répondit celui des deux rouliers qui semblait le moins brutal. Du pain, du lard, du jambon, des saucisses, ce que tu auras. »

La charrette avait dû parcourir une longue route, car ses conducteurs affamés firent largement honneur au repas. Ils étaient fatigués aussi, et c’est pourquoi ils ne s’oublièrent pas à table. La dernière bouchée prise, ils s’empressèrent d’aller chercher le sommeil, l’un sur la paille de l’écurie, près des chevaux, l’autre sous la bâche de la charrette.

Midi sonnait quand ils reparurent. Ce fut pour réclamer aussitôt un second repas qui leur fut servi comme le précédent dans la grande salle de l’auberge. Reposés maintenant, ils s’attardèrent. Au dessert succédèrent les verres d’eau-de-vie qui disparaissaient comme de l’eau dans ces rudes gosiers.

Au cours de l’après-midi, plusieurs voitures s’arrêtèrent à l’auberge et de nombreux piétons entrèrent boire un coup. Des paysans, pour la plupart, qui, la besace au dos, le bâton à la main, se rendaient à Gran ou en revenaient. Presque tous étaient des habitués et l’hôtelier ne pouvait que s’applaudir d’avoir la tête solide réclamée, par sa profession, car il trinquait avec tous ses clients les uns après les autres. Cela faisait marcher le commerce. On cause, en effet, en trinquant, et parler assèche le gosier, ce qui excite à de nouvelles libations.

Ce jour-là précisément la conversation ne manquait pas d’aliment. Le crime commis pendant la nuit mettait les cervelles à l’envers. La nouvelle en avait été apportée par les premiers passants, et chacun racontait un détail inédit ou émettait son avis personnel.

L’aubergiste apprit ainsi successivement que la magnifique villa possédée par le comte Hagueneau à cinq cents mètres de la rive du Danube avait été complètement dévalisée et que le gardien Christian était grièvement blessé; que ce crime était sans doute l’œuvre de l’insaisissable bande de malfaiteurs auxquels on attribuait tant d’autres crimes impunis; que la police enfin sillonnait la campagne et que les criminels étaient recherchés par la brigade récemment créée pour la surveillance du fleuve.

Les deux rouliers ne se mêlaient pas aux conversations que suscitait l’événement, conversations qui se développaient à grand accompagnement d’exclamations et de cris. Silencieusement, ils restaient à l’écart, mais sans doute ils ne perdaient rien des propos échangés autour d’eux, car ils ne pouvaient manquer de s’intéresser à ce qui passionnait tout le monde.

Cependant, le bruit s’apaisa peu à peu, et, vers six heures et demie du soir, ils furent de nouveau seuls dans la grande salle, d’où le dernier consommateur venait de s’éloigner. L’un d’eux interpella aussitôt l’aubergiste fort activé à rincer des verres sur son comptoir. Celui-ci s’empressa d’accourir.

« Que désirent ces messieurs ? demanda-t-il.

—    Dîner, répondit un charretier.

—    Et coucher ensuite, sans doute ? interrogea l’aubergiste.

—    Non, mon maître, répliqua celui des deux rouliers qui paraissait le plus sociable. Nous comptons repartir à la nuit…

—    A la nuit !… s’étonna l’aubergiste.

—    Afin, continua son client, d’être dès l’aube sur la place du marché.

—    De Saint-André ?

—    Ou de Gran. Cela dépendra des circonstances. Nous attendons ici un ami qui est allé aux informations. Il nous dira où nous avons le plus de chances de nous défaire avantageusement de nos marchandises. »

L’aubergiste quitta la salle pour s’occuper des apprêts du repas.

Un roman de Jules Verne

Le pilote du Danube

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