L'archipel en feu

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Jules Verne

L'archipel en feu

« Est-ce que les soldats d’Ibrahim ont envahi les hauteurs du Taygète ? demanda un autre marin, en faisant un geste d’insouciance qui marquait assez peu de patriotisme.

—    À moins que ce ne soient des Français, dont nous n’avons que faire ! répondit le premier interlocuteur.

—    Ils se valent ! » répliqua un troisième.

Et cette réponse indiquait combien la lutte, alors dans sa plus terrible période, n’intéressait que légèrement ces indigènes de l’extrême Péloponnèse, bien différents des Maniotes du Nord, qui marquèrent si brillamment dans la guerre de l’Indépendance. Mais le gros caloyer ne pouvait répliquer ni à l’un ni à l’autre. Il s’était essoufflé à descendre les rapides rampes de la falaise. Sa poitrine d’asthmatique haletait. Il voulait parler, il n’y parvenait pas. Au moins, l’un de ses ancêtres en Hellade, le soldat de Marathon, avant de tomber mort, avait-il pu prononcer la victoire de Miltiade. Mais il ne s’agissait plus de Miltiade ni de la guerre des Athéniens et des Perses. C’étaient à peine des Grecs, ces farouches habitants de l’extrême pointe du Magne.

« Eh ! parle donc, père, parle donc ! » s’écria un vieux marin, nommé Gozzo, plus impatient que les autres, comme s’il eût deviné ce que venait annoncer le moine.

Celui-ci parvint enfin à reprendre haleine. Puis, tendant la main vers l’horizon :

« Navire en vue ! » dit-il.

Et, sur ces mots, tous les fainéants de se redresser, de battre des mains, de courir vers un rocher qui dominait le port. De là, leur regard pouvait embrasser la pleine mer sur un plus vaste secteur.

Un étranger aurait pu croire que ce mouvement était provoqué par l’intérêt que tout navire, arrivant du large, doit naturellement inspirer à des marins fanatiques des choses de la mer. Il n’en était rien, ou, plutôt, si une question d’intérêt pouvait passionner ces indigènes, c’était à un point de vue tout spécial.

En effet, au moment où s’écrit — non au moment où se passait cette histoire — le Magne est encore un pays à part au milieu de la Grèce, redevenue royaume indépendant de par la volonté des puissances européennes, signataires du traité d’Andrinople de 1829. Les Maniotes, ou tout au moins ceux de ce nom qui vivent sur ces pointes allongées entre les golfes, sont restés à demi barbares, plus soucieux de leur liberté propre que de la liberté de leur pays. Aussi cette langue extrême de la Morée inférieure a-t-elle été, de tout temps, presque impossible à réduire. Ni les janissaires turcs, ni les gendarmes grecs n’ont pu en avoir raison. Querelleurs, vindicatifs, se transmettant, comme les Corses, des haines de familles, qui ne peuvent s’éteindre que dans le sang, pillards de naissance et pourtant hospitaliers, assassins, lorsque le vol exige l’assassinat, ces rudes montagnards ne s’en disent pas moins les descendants directs des Spartiates; mais, enfermés dans ces ramifications du Taygète, où l’on compte par milliers de ces petites citadelles ou “pyrgos” presque inaccessibles, ils jouent trop volontiers le rôle équivoque de ces routiers du moyen âge dont les droits féodaux s’exerçaient à coups de poignard et d’escopette.

Or, si les Maniotes, à l’heure qu’il est, sont encore des demi-sauvages, il est aisé de s’imaginer ce qu’ils devaient être, il y a cinquante ans. Avant que les croisières des bâtiments à vapeur n’eussent singulièrement enrayé leurs déprédations sur mer, pendant le premier tiers du ce siècle, ce furent bien les plus déterminés pirates que les navires de commerce pussent redouter sur toutes les Échelles du Levant.

Et précisément, le port de Vitylo, par sa situation à l’extrémité du Péloponnèse, à l’entrée de deux mers, par sa proximité de l’île de Cérigotto, chère aux forbans, était bien placé pour s’ouvrir à tous ces malfaiteurs qui écumaient l’Archipel et les parages voisins de la Méditerranée. Le point de concentration des habitants de cette partie du Magne portait plus spécialement alors le nom de pays de Kakovonni, et les Kakovonniotes, à cheval sur cette pointe que termine le cap Matapan, se trouvaient à l’aise pour opérer. En mer, ils attaquaient les navires. À terre, ils les attiraient par de faux signaux. Partout, ils les pillaient et les brûlaient. Que leurs équipages fussent turcs, maltais, égyptiens, grecs même, peu importait : ils étaient impitoyablement massacrés ou vendus comme esclaves sur les côtes barbaresques. La besogne venait-elle à chômer, les caboteurs se faisaient-ils rares dans les parages du golfe de Coron ou du golfe de Marathon, au large de Cérigo ou du cap Gallo, des prières publiques montaient vers le Dieu des tempêtes, afin qu’il daignât mettre au plein quelque bâtiment de fort tonnage et de riche cargaison. Et les caloyers ne se refusaient point à ces prières, pour le plus grand profit de leurs fidèles.

Or, depuis quelques semaines, le pillage n’avait pas donné. Aucun bâtiment n’était venu atterrir sur les rivages du Magne. Aussi, fut-ce comme une explosion de joie, lorsque le moine eut laissé échapper ces mots, entrecoupés de halètements asthmatiques :

« Navire en vue ! »

Presque aussitôt se firent entendre les battements sourds de la simandre, sorte de cloche de bois à lame de fer, en usage dans ces provinces, où les Turcs ne permettent pas l’emploi des cloches de métal. Mais ces lugubres complaintes suffisaient à rassembler une population avide, hommes, femmes, enfants, chiens féroces et redoutés, tous également propres au pillage et au massacre.

Cependant les Vityliens, réunis sur le haut rocher, discutaient à grands cris. Qu’était ce bâtiment signalé par le caloyer ?

Avec la brise de nord-nord-ouest qui fraîchissait à la tombée de la nuit, ce navire, bâbord amures, filait rapidement. Il pouvait même se faire qu’il enlevât le cap Matapan à la bordée. D’après sa direction, il semblait venir des parages de la Crète. Sa coque commençait à se montrer au-dessus du sillage blanc qu’il laissait après lui; mais l’ensemble de ses voiles ne formait encore qu’une masse confuse à l’œil. Il était donc difficile de reconnaître à quel genre de bâtiment il appartenait. De là, des propos qui se contredisaient d’une minute à l’autre.

« C’est un chébec ! disait l’un des marins. Je viens de voir les voiles carrées de son mât de misaine !

—    Eh non ! répondait un autre, c’est une pinque ! Voyez son arrière relevé et le renflement de son étrave !

—    Chébec ou pinque ! Eh ! qui prétendrait pouvoir les distinguer l’un de l’autre à pareille distance ?

—    Ne serait-ce pas plutôt une polacre à voiles carrées ? fit observer un autre marin, qui s’était fait une longue-vue de ses deux mains à demi fermées.

—    Que Dieu nous vienne en aide ! répondit le vieux Gozzo. Polacre, chébec ou pinque, ce sont autant de trois-mâts, et mieux valent trois mâts que deux, lorsqu’il s’agit d’atterrir sur nos parages avec une bonne cargaison de vins de Candie ou d’étoffes de Smyrne ! »

Sur cette observation judicieuse, on regarda plus attentivement encore. Le navire se rapprochait et grossissait peu à peu; mais, précisément parce qu’il serrait le vent de très près, on ne pouvait l’apercevoir par le travers. Il eût donc été malaisé de dire s’il portait deux ou trois mâts, c’est-à-dire si l’on pouvait espérer que son tonnage fût ou non considérable.

« Eh ! la misère est pour nous et le diable s’en mêle ! dit Gozzo, en lançant un de ces jurons polyglottes dont il accentuait toutes ses phrases. Nous n’aurons là qu’une felouque…

—    Ou même un speronare ! » s’écria le caloyer, non moins désappointé que ses ouailles.

Si des cris de désappointement accueillirent ces deux observations, il est inutile d’y insister. Mais, quel que fût ce bâtiment, on pouvait déjà estimer qu’il ne devait pas jauger plus de cent à cent vingt tonneaux. Après tout, peu importait que sa cargaison ne fût pas énorme, si elle était riche. Il y a de ces simples felouques, de ces speronares même, qui sont chargés de vin précieux, d’huiles fines ou de tissus de prix. Dans ce cas, ils valent la peine d’être attaqués et rapportent gros pour une mince besogne ! Il ne fallait donc pas encore désespérer. D’ailleurs les anciens de la bande, très entendus en cette matière, trouvaient à ce bâtiment une certaine allure élégante, qui prévenait en sa faveur.

Cependant, le soleil commençait à disparaître derrière l’horizon dans l’ouest de la mer Ionienne; mais le crépuscule d’octobre devait laisser assez de lumière, pendant une heure encore, pour que ce navire pût être reconnu avant la nuit close. D’ailleurs, après avoir doublé le cap Matapan, il venait d’arriver de deux quarts afin de mieux ouvrir l’entrée du golfe, et il se présentait dans de meilleures conditions au regard des observateurs.

Aussi, ce mot : sacolève ! s’échappa-t-il, un instant après, de la bouche du vieux Gozzo.

« Une sacolève ! » s’écrièrent ses compagnons, dont le désappointement se traduisit par une bordée de jurons.

Mais, à ce sujet, il n’y eut aucune discussion, parce qu’il n’y avait pas d’erreur possible. Le navire, qui manœuvrait à l’entrée du golfe de Coron, était bien une sacolève. Après tout, ces gens de Vitylo avaient tort de crier à la malchance. Il n’est pas rare de trouver quelque cargaison précieuse à bord de ces sacolèves.

On appelle ainsi un bâtiment levantin de médiocre tonnage, dont la tonture, c’est-à-dire la courbe du pont, s’accentue légèrement en se relevant vers l’arrière. Il grée sur ses trois mâts à pibles des voiles auriques. Son grand mât, très incliné sur l’avant et placé au centre, porte une voile latine, une fortune, un hunier avec un perroquet volant. Deux focs à l’avant, deux voiles en pointe sur les deux mâts inégaux de l’arrière, complètent sa voilure, qui lui donne un singulier aspect. Les peintures vives de sa coque, l’élancement de son étrave, la variété de sa mâture, la coupe fantaisiste de ses voiles, en font un des plus curieux spécimens de ces gracieux navires qui louvoient par centaines dans les étroits parages de l’Archipel. Rien de plus élégant que ce léger bâtiment, se couchant et se redressant à la lame, se couronnant d’écume, bondissant sans effort, semblable à quelque énorme oiseau, dont les ailes eussent rasé la mer, qui brasillait alors sous les derniers rayons du soleil.

Bien que la brise tendît à fraîchir et que le ciel se couvrît d’ échillons — nom que les Levantins donnent à certains nuages de leur ciel — la sacolève ne diminuait rien de sa voilure. Elle avait même conservé son perroquet volant, qu’un marin moins audacieux eût certainement amené. Évidemment, c’était dans l’intention d’atterrir, le capitaine ne se souciant pas de passer la nuit sur une mer déjà dure et qui menaçait de grossir encore.

Mais, si, pour les marins de Vitylo il n’y avait plus aucun doute sur ce point que la sacolève donnait dans le golfe, ils ne laissaient pas de se demander si ce serait à destination de leur port.

Jules Verne

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