Les robinsons suisses

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

Fritz nous fit alors le récit de son expédition le long du fleuve, décrivant pompeusement la fécondité de ses rives jusqu’à la naissance des montagnes voisines, et la majesté des épaisses forêts qu’il traversait dans son cours. Le ramage des oiseaux qui peuplaient les arbres du rivage avait failli le rendre sourd. Toutefois il avait remonté le fleuve jusqu’au delà de l’étang du Buffle, où il avait fait sa précieuse capture. À sa droite s’élevait une magnifique forêt de mimosas, où il avait aperçu quelques troupes d’éléphants, qui tantôt brisaient de jeunes arbres, tantôt se plongeaient dans les eaux du lac pour y chercher un asile contre les brûlants rayons du soleil. Quant au matelot et à son frêle esquif, ils ne l’avaient pas aperçu, selon toute apparence. Dans un autre endroit, ses regards avaient été frappés de l’apparition de deux belles panthères qui venaient se désaltérer dans les eaux profondes du fleuve.

« Pendant un instant, ajouta Fritz, j’éprouvai le plus violent désir d’essayer mon adresse sur cette magnifique proie; mais, en y réfléchissant, l’entreprise me parut trop dangereuse, et une inquiétude si vive finit par s’emparer de moi, que je ne songeai bientôt plus qu’à une retraite précipitée. Au même instant un argument de nouvelle espèce vint fortifier ma résolution. En effet, à environ deux portées de fusil devant moi, j’aperçus dans le fleuve un bouillonnement qui semblait annoncer la présence de quelque source souterraine. Un instant après, je vis s’élever au-dessus de l’eau, avec un mouvement lent, mais terrible, un animal monstrueux d’un brun foncé, qui me montra une rangée de dents formidables en faisant entendre un sourd mugissement dont je tremble encore. Je vous réponds que je ne me sentis nulle envie de l’attendre, et je regagnai le courant avec la rapidité d’une flèche. Mes deux rames avaient une telle activité, que la sueur me ruisselait sur tout le corps : je n’osai me retourner que lorsque je me crus hors de la portée du terrible animal. J’allai alors reprendre mon radeau, que j’avais attaché dans un enfoncement du rivage en partant pour remonter le courant, et je suis accouru ici par le plus court chemin, après avoir craint un instant de prendre une leçon d’histoire naturelle un peu trop complète, car je n’avais pas même un de nos chiens auprès de moi dans cette terrible rencontre. »

Tel fut en abrégé le récit de l’expédition de Fritz, et il nous donna à penser le reste du jour en nous apportant la certitude du voisinage d’ennemis formidables et nombreux; car dans le monstre du fleuve il était facile de reconnaître l’hippopotame. Toutefois je trouvai une consolation dans les précieuses découvertes qui avaient signalé cette dernière expédition, et surtout dans la riche collection de plantes que notre voyageur avait rapportée comme échantillon de la fertilité de ces rivages inconnus.

La journée que Fritz employa pour son expédition n’était pas demeurée inactive pour le reste de la famille. Nous avions fait tous nos préparatifs pour le départ du lendemain matin, ne laissant dehors que ce qui nous était indispensable pour la nuit et le repas du soir. Fritz proposa de retourner par eau avec son kayak, en doublant le cap de l’Espoir-Trompé et en suivant le rivage jusqu’à Felsen-Heim. Je lui accordai d’autant plus volontiers sa demande, qu’il s’était montré expert dans la navigation, et que je tenais beaucoup à fixer mes idées sur la possibilité d’établir un petit port au cap de l’Espoir-Trompé.

Le lendemain matin éclaira notre double départ; Fritz prit son chemin par eau, et nous par terre. Le hardi navigateur trouva la partie orientale du cap hérissée de rochers sauvages dont les profondeurs servaient de retraite à un peuple innombrable d’oiseaux de mer et d’oiseaux de proie. Au reste, les fentes des rochers, depuis la mer jusqu’au rivage, étaient couverts d’une forêt d’arbrisseaux odorants dont le parfum embaumait l’air. Les fleurs étaient petites et d’un blanc tirant sur le rosé, les feuilles en forme de cœur, et la tige hérissée d’épines. La partie sud du cap présentait un aspect tout aussi sauvage; seulement les masses de rochers offraient moins d’aspérités et d’excavations : toutefois il restait encore assez de place pour donner naissance à une forêt d’arbustes d’une espèce inconnue. Les fleurs en étaient blanches également, mais les feuilles plus frêles et plus allongées, presque semblables à celles de certaines espèces de cerisiers. Leur parfum, sans être bien prononcé, ne laissait pas d’être agréable.

Fritz avait eu soin de rapporter un rameau de chaque espèce, et, après quelques recherches, je n’hésitai pas à reconnaître dans le premier l’arbuste appelé câprier. La seconde me parut être une des deux espèces de l’arbre à thé, et cette présomption fut accueillie par la mère avec une satisfaction peu commune.

Jack, qui nous avait précédés d’une heure à Felsen-Heim, était venu heureusement à bout de baisser le pont-levis, et, toujours monté sur son autruche, il avait continué sa route jusqu’à l’étang aux Canards, où il avait déposé le sac mystérieux, la partie inférieure plongeant dans l’eau, selon les instructions formelles de son frère. Quant à Fritz, sa visite au cap le mit en retard d’une grande heure.

Le reste de la famille, ayant continué sa route sans aventure, ne tarda pas à arriver aux portes de Felsen-Heim. Nous nous hâtâmes de déballer tous nos trésors. Le grand nombre de nos volailles me donnait de sérieuses inquiétudes; car il était à craindre que, durant les absences répétées de la famille, il ne devînt funeste à nos récoltes. En conséquence, j’ordonnai un partage prudent. La moitié de la basse-cour, et entre autres les nouveaux venus, comme les grues et les poules du Canada, reçurent pour demeure les deux îles voisines de notre habitation. Les cygnes noirs, la poule sultane et le héron royal, avec le reste de la volaille, furent placés près de nous dans l’étang aux Canards, et habitués à notre voisinage par de légères friandises. Nos vieilles outardes conservèrent le privilège de demeurer dans les alentours de la maison, et d’assister au repas de la famille toutes les fois qu’elle le prenait en plein air. Ces sages dispositions m’occupèrent environ deux heures, durant lesquelles la cuisinière nous prépara le repas, et qui donnèrent à Fritz le temps d’arriver à Felsen-Heim.

Vers le soir, tandis qu’assis tranquillement à la porte de notre demeure, nous écoutions le récit de l’expédition maritime de notre grand navigateur, nous entendîmes du côté de l’étang aux Canards un long et sauvage hurlement assez semblable au roulement éloigné du tonnerre, ou aux mugissements de deux taureaux en fureur. Nos chiens se dressèrent avec effroi, et nos deux dogues, à la chaîne dans ce moment, unirent bientôt leurs voix à ce redoutable concert.

Je sautai à l’instant hors de ma place, en ordonnant à Jack de courir me chercher mon fusil. Ma femme, Ernest et Franz manifestèrent la terreur la plus vive, tandis que Fritz, ordinairement si prompt à courir aux armes, restait paisiblement appuyé à une des colonnes de la galerie, avec un imperceptible sourire. Son attitude ne contribua pas peu à calmer mes craintes, et je me rassis en disant : « C’est peut-être le cri d’un butor ou d’un des cochons du marécage, que l’écho renvoie si terrible à nos oreilles. Il est donc prudent de ne rien précipiter.

—    Peut-être bien aussi, reprit Fritz, est-ce une sérénade de grenouilles géantes de maître Jack, qui porte au Cap le nom d’opplaser, si j’ai bonne mémoire, et qui ont la réputation de posséder une voix respectable.

—    Ah ! ah ! répondis-je, c’est un tour de notre héros. Voilà donc le motif de sa contenance mystérieuse durant le chemin et de son empressement à nous prévenir à Felsen-Heim ! Il va se trouver un peu déconcerté de voir son espièglerie si mal réussir. Que tout le monde prenne un air de profonde terreur lorsqu’on le verra s’approcher. »

On ne se le fit pas répéter deux fois, et ma petite comédie eut tout le succès désiré. Chacun courut aux armes, tandis que Fritz, les yeux hagards et la démarche tremblante, s’écriait du plus loin qu’il aperçut son frère : « Je l’ai vu enfin, le gaillard ! — Quoi ? qui ? demanda Jack. — Un magnifique couguar, lui répondit son frère. Quel hurlement il a poussé en faisant son terrible bond ! — Où donc cela ? reprit Jack à voix basse. — Dans l’étang aux Canards, continua Fritz, mais il a pris la fuite en apercevant les chiens, et je le crois maintenant caché dans les marécages.

—    Voulez-vous aller l’attaquer maintenant ? demanda Jack.

—    Sans doute, répondis-je à mon tour, sa peau nous fera une couverture, et comme je remarque avec plaisir que tu as pris une arme pour toi, tu vas nous accompagner à l’étang.

—    Il paraît, se dit maître Jack à lui-même que je n’étais pas aussi sûr de mon fait que je l’avais cru d’abord.

—    Alerte ! m’écriai-je; Fritz et Jack vont conduire les chiens à l’ennemi; Franz et moi nous formerons le corps de bataille, et l’arrière-garde se composera d’Ernest et de sa mère. »

Jack, entièrement déconcerté, se glissa du côté de son frère Ernest, et lui demanda d’une voix tremblante : « Qu’est-ce que c’est que le couguar ?

—    C’est le tigre d’Amérique, appelé Felis concolor, animal…

—    En voilà bien assez, s’écria le pauvre Jack, je ne reste pas une minute de plus. »

À ces mots, il prit la fuite avec une telle rapidité, que la poussière volait par tourbillons sous ses pas. Fritz eut beau le rappeler, quoique étouffant de rire, notre héros ne se tourna pas même avant d’avoir atteint la porte de notre habitation. Au bout de quelques minutes nous vîmes sa tête apparaître à une des fenêtres de la galerie qu’il avait choisie comme poste d’observation. Alors nous donnâmes carrière à notre gaieté, plaisantant sans pitié le pauvre garçon de s’être laissé prendre ainsi au piège qu’il nous avait préparé.

Nous entendîmes quelque temps encore le bruyant concert des nouveaux hôtes de l’étang, dont la nature n’était plus douteuse depuis que Fritz nous avait raconté qu’ayant rapporté de sa dernière expédition deux grenouilles géantes, il les avait abandonnées à son frère, sur le vif désir que celui-ci en témoigna.

Ernest me demanda si la grenouille géante et l’opplaser nommé par Fritz ne font qu’une seule et même espèce.

Après avoir réfléchi quelques instants, je lui répondis que la première espèce est originaire d’Amérique, où elle atteint souvent la grosseur d’un lapin; tandis que la seconde habite le Cap, où pendant les chaleurs elle fait entendre tout le jour, et souvent toute la nuit, son cri aigu et prolongé; mais que je ne pouvais me rappeler si l’animal en question est une véritable grenouille, ou bien une espèce de cigale. J’ajoutai, en terminant, que le voisinage de pareils musiciens était fort peu de mon goût, attendu que la curiosité du premier moment ne tarderait pas à se changer en fatigue et en ennui; mais que, du reste, on pouvait les laisser en repos, parce que je comptais sur le héron pour leur imposer bientôt un silence éternel.

Quelques jours après notre retour, lorsque nous fûmes un peu débarrassés des occupations qu’avait entraînées notre dernier voyage, la bonne mère me pressa de tourner notre activité vers le vieux palais d’été de Falken-Horst, afin de ne pas le laisser tomber en ruines avant qu’il fût achevé. Je souscrivis d’autant plus volontiers à sa demande, que je pensai qu’il nous serait avantageux d’entretenir les deux habitations dans une égale prospérité. Toute la famille se mit donc en route pour Falken-Horst. Toutefois je dus accorder aux enfants la permission pour deux d’entre eux de s’occuper de la construction d’un lèche-sel. Il fut bientôt achevé, et nous procura l’avantage de passer en revue sans être aperçus les habitants des forêts qui venaient le visiter, et de choisir parmi eux ceux que nous voudrions chasser.

À Falken-Horst, les constructions ne marchèrent pas moins rapidement, eu égard à la faiblesse de nos ressources. Les souches inférieures, dépouillées de leurs branches, furent recouvertes d’une couche de terre battue en forme de terrasse, et revêtues ensuite d’une couche de goudron et de poix résine. La partie supérieure de notre construction fut revêtue d’une muraille d’écorce avec une petite galerie des deux côtés. Les deux faces demeurées ouvertes étaient garnies de treillages; de sorte que ce nid sauvage devint une habitation commode et agréable à l’œil.

À ces embellissements se joignit l’exécution d’une pensée que Fritz ne se lassait pas de remettre sur le tapis, et qui n’était pas à négliger pour la sûreté de la colonie. Il s’agissait de la construction d’un corps de garde et de l’établissement d’une batterie formidable composée d’une pièce de quatre sur la pointe la plus élevée de l’île aux Requins. Il m’en coûta bien des peines et des efforts d’imagination pour amener la pièce de canon à la place qu’elle devait occuper. J’en vins à bout au moyen d’un ingénieux cabestan de mon invention. Enfin la batterie fut élevée, et la bouche de canon tournée du côté de la pleine mer. Un corps de garde de planches et de bambous, d’une construction légère, occupait les derrières de la batterie. À une distance de quelques pas s’élevait un mât garni d’un cordage destiné à hisser un pavillon qui devait être blanc dans les circonstances ordinaires, ou rouge en cas d’apparitions suspectes ou de tentatives hostiles.

Pour célébrer l’achèvement de cette laborieuse entreprise, qui nous avait coûté deux mois de travail, le pavillon fut hissé au haut du mât en grande cérémonie, et nous saluâmes son apparition de six coups de canon, qui retentirent de rocher en rocher jusqu’aux portes de Felsen-Heim.

Johann David Wyss

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