Johann David Wyss | |
Page: .64./.72. Johann David WyssLe robinson suisseLes fortifications de l’Écluse étaient finies, et nous ne songions pas au retour. Il fallut s’occuper maintenant de la construction d’une habitation dans le voisinage. Sur la demande de Fritz, elle fut bâtie à la manière des huttes d’été du Kamtchatka. Nous avions remarqué quatre gros arbres disposés en carré parfait à une distance de douze à treize pieds l’un de l’autre. Je crus les reconnaître pour une espèce de platane, et leur tronc était entouré de vanille grimpante. Les quatre troncs furent unis, à la hauteur d’environ vingt pieds, par une charpente en bambous. La façade du côté de l’Écluse fut percée de deux étroites fenêtres en forme de meurtrières. Le toit, terminé en pointe, était recouvert d’écorce. L’escalier était une longue poutre avec des entailles de chaque côté, comme on en voit quelquefois dans les navires. Cette poutre, fixée sur une seconde en saillie de la muraille, pouvait s’élever ou s’abaisser à volonté. Au-dessous de la cabane, les quatre arbres furent encore réunis par une palissade de quatre à cinq pieds de hauteur, de manière à former une espèce de basse-cour où nous pourrions parquer quelques pièces de bétail ou enfermer la volaille. Enfin l’espace intermédiaire entre la palissade et le plancher de la cabane fut rempli par une espèce de grillage en bambous. Pour compléter l’œuvre, je fis orner l’extérieur de quelques dessins à la chinoise, et comme nous avions laissé debout toutes les branches qu’il avait été possible d’épargner, notre cabinet de verdure ne ressemblait pas mal à un nid d’oiseau caché au milieu du feuillage. Au reste, notre nouvelle construction nous rendit un service important en recevant les prisonniers ailés, qui commencèrent par s’accommoder fort peu des étroites limites de leur prison, mais auxquels le voisinage de notre demeure eut bientôt fait perdre une partie de leurs habitudes sauvages. Les excursions de nos jeunes chasseurs dans les environs nous procuraient de temps en temps quelques nouvelles découvertes. Un jour, Fritz rapporta des bords du fleuve quelques fruits qu’il prenait pour une espèce de concombre, mais dont le goût étrange déconcerta toutes ses connaissances en botanique. Je ne tardai pas à reconnaître dans les plus gros de ces fruits le précieux cacao, et dans les plus petits, la banane, si utile et même si indispensable dans bien des contrées. Au premier abord, ces précieuses productions flattèrent peu notre goût; car le cacao possède une saveur si amère, que nous fûmes presque tentés de le jeter. Les bananes, malgré leur fadeur, nous parurent plus savoureuses. « Voici quelque chose de singulier ! m’écriai-je après cette expérience, et je ne sais s’il faut s’en prendre à l’excessive délicatesse de notre goût si nous ne prisons pas mieux ces fruits, si estimés. Dans les colonies françaises, la bouillie de cacao passe pour un mets très recherché, lorsqu’elle est mélangée de sirop et de fleur d’oranger. Quant à l’amande, qui nous paraît si amère, c’est elle qui, séchée, épluchée, rôtie et pilée, forme la base de ce chocolat que nous aimons tant. Il en est de même des bananes, qui sont des fruits d’une délicatesse exquise. Il est vrai qu’on ne les mange qu’épluchées et rôties, ce qui leur donne un goût analogue à celui de l’artichaut. — Il me parait prudent, dit alors ma femme, de prendre les deux fruits sous ma garde spéciale, afin de leur faire subir la préparation convenable, et d’en placer les semences dans mon jardin. — Pour aujourd’hui la chose est impossible, lui répondis-je, car les fèves de cacao ont besoin d’être mises en terre immédiatement après leur séparation du fruit; quant aux bananes, elles se reproduisent par boutures. Avant notre départ, Fritz aura soin d’aller cueillir quelques amandes fraîches et un certain nombre de rejetons qui répondront parfaitement à ton désir. » La veille du départ, Fritz reçut la commission de rapporter à sa mère les deux articles en question, et de s’emparer en même temps d’un certain nombre d’échantillons des autres productions du rivage. Après avoir pris congé de nous, il monta sur son kayak, traînant à sa remorque un léger radeau de bambous, plus propre encore à la nature de son entreprise. Le radeau était construit dans le genre de ceux qui sont en usage chez quelques peuplades de la Californie. Le soir, j’eus lieu de constater l’avantage de cette invention; car Fritz ramena le radeau si chargé, qu’il plongeait à demi dans l’eau, laissant sa cargaison flotter à la surface. Les trois enfants furent bientôt sur le rivage, et chacun prit joyeusement sa part des trésors que ramenait la flotte. Ernest et Franz rapportèrent leurs fardeaux à la cabane, tandis que Fritz chargeait sur les épaules de Jack un grand sac tout dégouttant d’eau, et dans lequel se faisait entendre un étrange tumulte. Jack commença par s’enfoncer derrière un buisson qui le dérobait à mes regards, puis il entrouvrit le sac avec curiosité, de manière à pouvoir jeter un coup d’œil dans l’intérieur; mais il le referma aussitôt avec un cri d’effroi. « Oh ! oh ! s’écria-t-il, voici d’étranges hôtes. Grand merci, mon cher frère, d’avoir songé à ma commission ! » En achevant ces mots, Jack déposa le sac avec précaution dans un lieu caché, en ayant soin que la partie inférieure demeurât plongée dans l’eau, et il le reprit avec tant de mystère au moment du départ, que nous ne fûmes informés que plusieurs heures après des étranges motifs de sa conduite. Fritz sauta à terre le dernier avec un grand oiseau auquel il avait lié les ailes et les pattes, et il vint nous montrer sa capture avec un sourire de triomphe. Je ne tardai pas à reconnaître dans cet oiseau la poule sultane de Buffon. Cet animal, de l’espèce des poules d’eau, a les jambes et les cuisses d’un beau rouge, la plus grande partie du corps d’un violet éclatant, le dos vert foncé, et le cou brun clair. Ses habitudes sont d’une telle douceur, qu’il est facile de l’apprivoiser. Ma femme avait bonne envie de se plaindre de l’accroissement continuel de sa basse-cour; mais la beauté du nouveau venu la désarma, et elle ne put s’empêcher de la recevoir avec plaisir parmi les animaux confiés à sa garde. Johann David WyssHistoire d'une famille suisse naufragéePage: .64./.72. |