Les robinsons suisses

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Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

Aussitôt après notre arrivée, le premier soin de ma femme avait été de faire ouvrir toutes les fenêtres; ensuite il fallut nettoyer, laver et balayer. Les deux cadets aidaient leur mère, tandis que les aînés travaillaient avec moi à déballer nos richesses.

L’autruche eut son tour : délivrée de ses deux gardiens, elle fut attachée, sur le devant de la maison, entre deux colonnes de bambous qui soutenaient le toit de la galerie. Elle devait rester à cette place jusqu’à la fin de sa nouvelle éducation.

Les œufs d’autruche subirent l’épreuve de l’eau tiède; ceux que nous trouvâmes vivants furent placés dans un four sur une couche de coton et à côté d’un thermomètre, afin de les maintenir à la température convenable. Cinq seulement résistèrent à l’épreuve : le reste avait péri pendant le voyage. Les lapins angoras, peignés avec soin, nous donnèrent une petite provision de duvet pour notre manufacture de chapeaux. Ils furent ensuite transportés dans l’île aux Requins, qui ne devait pas demeurer longtemps déserte avec de pareils habitants. Dans la suite, nous leur construisîmes des demeures souterraines d’après un plan qui pût nous livrer les habitants sans défense lorsque nous aurions besoin de leurs trésors. Par surcroît de précautions, j’établis à l’entrée de leur demeure une espèce de grillage disposé de manière à s’emparer chaque jour du superflu de leur toison, que nous venions ensuite recueillir sans peine et sans effort.

Bien malgré moi j’assignai pour séjour aux antilopes l’île aux Requins; car notre désir eût été de les garder près de l’habitation, si nous n’eussions craint pour elles la gueule de nos chiens et des autres animaux de la maison. Il était à craindre aussi que la perte de leur liberté ne leur occasionnât quelque maladie mortelle, tandis que dans leur nouvelle demeure aucun accident de ce genre n’était à redouter. Nous leur construisîmes un gîte où elles pouvaient se retirer à leur gré, et où nous apportions une provision de foin et d’herbes fraîches à chacune de nos visites.

Enfin une paire de tortues de terre qui nous restait après la distribution que nous en avions faite à la ferme, reçut pour demeure l’étang aux Canards. J’avais songé d’abord à les garder dans le jardin, pour le purger des limaçons et des insectes qui l’infestaient; mais, lorsque ma femme apprit que ces petits animaux étaient aussi grands amateurs de choux et de salade, elle s’opposa formellement à mon projet, en remarquant qu’ils dévoreraient précisément ce qu’ils étaient chargés de défendre.

Deux de nos tortues étant mortes dans le voyage, je mis leurs coquilles à part pour les utiliser en temps et lieu.

Jack, qui s’était chargé de porter les autres à l’étang, accourut bientôt chercher Fritz, et tous deux, armés d’un long bambou, se dirigèrent vers l’étang à toutes jambes. Je pensai d’abord qu’il s’agissait de quelque combat contre les grenouilles; mais je ne tardai pas à les voir reparaître portant un des filets d’Ernest, où se débattait une belle anguille. Ils me racontèrent alors qu’ils avaient trouvé les autres filets vides et déchirés; d’où je conclus que quelque gros poisson avait réussi à s’en échapper en rongeant les mailles; mais nous nous consolâmes facilement de cette perte avec l’excellent échantillon qui nous était resté. Ma femme nous en prépara une portion; le reste fut mis dans la saumure, et conservé à la manière du lion mariné.

Quant au poivre et à la vanille, je les fis planter au pied des colonnes de bambou qui soutenaient la galerie, avec l’espérance de les voir bientôt s’élever en espaliers. En plaçant près de nous ces plantes précieuses, il nous était d’autant plus facile de leur donner les soins nécessaires pour obtenir une abondante récolte.

Quant à notre provision de graines de poivre et de gousses de vanille, ma femme se chargea de la mettre en sûreté, et, bien que nous fussions généralement peu amateurs d’épices, je résolus d’en mêler désormais au riz, au melon et surtout aux légumes, parce que je savais que dans les climats chauds leur usage est indispensable pour fortifier l’estomac et faciliter la digestion.

La vanille ne pouvait nous être d’un grand usage pour le moment présent, parce que le cacao nous manquait; mais je ne voulais pas la négliger, comme pouvant devenir plus tard un article de commerce.

Les jambons d’ours et de pécari, ainsi que les barils de graisse, furent confiés aux soins de ma femme, pour être conservés dans le garde-manger. Nous avions maintenant de quoi défier la famine pour longtemps; mais ma femme nous déclara qu’à l’avenir on ne goûterait pas à la crème ni au beurre frais, attendu qu’elle en voulait faire une provision, et la mêler avec la nouvelle graisse, afin de ménager les richesses que nous venions de rapporter. Il fallut se résigner, en soupirant, à cette rigoureuse interdiction.

Je fis placer les peaux d’ours sur le rivage, dans l’eau de la mer, en prenant la précaution de les charger de pierres, afin que la mer ne les emportât pas en se retirant.

La couveuse et ses poussins furent placés sous une cage à poulets, et on résolut de les nourrir avec des œufs hachés et de la mie de pain, jusqu’à ce qu’ils fussent apprivoisés. J’eus soin de les faire placer sous nos yeux, de peur que maître Knips ne s’avisât de tenter sur eux quelque expérience de physique ou d’anatomie. Plus tard, j’espérais pouvoir les réunir sans inconvénient au reste de la basse-cour.

Le condor et l’urubu prirent place dans le musée comme des trophées de nos victoires, en attendant que la saison des pluies nous permît de les préparer plus à notre aise pour en faire un digne pendant du fameux boa. Quant au talc amiante et au verre fossile, je les fis porter dans l’atelier, aussi bien que la terre à porcelaine; car j’espérais tirer de ces précieux matériaux une utilité réelle et pratique. L’amiante devait nous fournir des mèches incombustibles pour nos lampes, et le verre fossile d’élégants carreaux de vitre, et je voyais déjà la porcelaine prendre sous ma main mille formes aussi variées qu’agréables.

Toutes les provisions de bouche furent confiées à la garde spéciale de ma femme; mais je conservai la gomme d’euphorbe sous ma surveillance particulière, et je l’enfermai dans un sac de papier avec l’étiquette : Poison, afin de prévenir toute méprise funeste à son égard.

Enfin les peaux de rats-castors furent réunies en un paquet et exposées à l’air sous le toit de la galerie, afin que l’intérieur de l’habitation ne fût pas empesté de leur désagréable parfum.

Tous ces travaux terminés, j’aperçus enfin quelle source de richesses nous avions rencontrée dans cette dernière expédition; car il nous en avait coûté deux jours seulement pour ranger et disposer nos nouvelles acquisitions. À cette pensée, il me fut impossible de retenir une exclamation involontaire et je m’écriai : « Divine Providence, nous voilà riches à présent ! »

Jack était d’avis que les découvertes, la chasse, le pillage sont les plus belles choses du monde, mais que l’ordre, le soin et le travail sont des qualités inutiles. Ernest, au contraire, avec son flegme stoïcien, pensait que toutes nos richesses ne nous rendraient pas plus heureux qu’auparavant, et que pour sa part il aimait beaucoup mieux rester assis à lire dans un coin, sans peine et sans travail, que de partager les découvertes et les œuvres des autres.

Je répondis à Jack que la vie de l’homme ne doit pas être un tableau mouvant d’aventures et de découvertes sans cesse renaissantes, mais un foyer d’activité modérée et un sage emploi des bienfaits de la nature, et je fis remarquer à Ernest combien une vie inactive peut devenir funeste, en anéantissant les plus nobles facultés de l’homme, et combien il est dangereux de chercher un asile dans le monde idéal contre les inconvénients du monde réel.

La préparation d’un champ pour recevoir la semence était la pensée qui me préoccupait le plus vivement. Il fallait aussi nous occuper sans délai de celles de nos opérations qui ne pouvaient souffrir de retard, comme l’éducation de l’autruche et le tannage des peaux d’ours.

Le labourage nous donna de grandes peines, et je sentis alors combien il avait fallu d’éloquence et d’efforts aux premiers législateurs pour accoutumer les peuples pasteurs à ce pénible travail. Cette fois nous défrichâmes environ un arpent, qui fut partagé en trois portions égales pour recevoir le froment, l’orge et le maïs. Quant à nos autres grains, je les fis semer çà et là dans diverses pièces de terre, persuadé qu’ils ne réussiraient pas moins bien dans ce fertile climat.

Je fis aussi deux nouvelles plantations au delà du ruisseau du Chacal, l’une de pommes de terre, et l’autre de manioc. La dernière excursion de nos buffles avait achevé de les façonner au joug, et la charrue remplissait admirablement ses fonctions. Toutefois, dans les lieux où la terre demandait à être remuée plus profondément, le travail était pénible, et nous comprîmes alors le sens de cette redoutable parole : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. » La pénible tâche du labourage nous occupait deux heures le matin et deux heures le soir.

Pendant les intervalles de notre travail, la pauvre autruche était soumise à bien des tribulations. Chaque fois que l’on s’occupait d’elle, c’était pour l’enivrer de fumée de tabac, jusqu’à ce qu’il lui devînt impossible de se tenir sur ses jambes. Une fois étendue à terre, un des enfants la montait pour l’habituer au poids de l’homme. Elle avait une litière de roseaux, et ses liens étaient assez lâches pour lui permettre de faire le tour de sa prison. Sa nourriture habituelle était la pomme de terre, le riz et le maïs : les dattes lui étaient particulièrement agréables. Je n’oubliai pas non plus de placer près du râtelier une provision de petits cailloux, parce que j’avais lu que l’autruche a coutume d’en faire usage pour accélérer la digestion.

Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

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