Les robinsons suisses

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

L’entretien précédent avait rempli les premières heures qui suivirent notre délivrance. Il était temps de s’occuper du monstre abattu. Ma femme fut chargée, avec Fritz et Jack, d’aller chercher quelques provisions et d’amener notre couple de jeunes bœufs, tandis que je restai à la garde du corps avec Ernest et Franz, de peur qu’il ne devînt la proie des oiseaux ou des bêtes féroces.

Afin de punir Ernest de son excès de prudence dans l’affaire du boa, je le condamnai à composer une épitaphe pour l’âne mort. Mon petit poète prit la chose au sérieux, et, après être demeuré dix grandes minutes dans le recueillement, il se leva tout à coup, comme Pythagore après la découverte d’un problème, et s’écria : « Voici mon épitaphe; mais il n’en faut pas rire surtout. » Alors il nous récita les vers suivants avec la rougeur modeste d’un débutant :

Ici gît un pauvre âne, hélas !
Qui, pour avoir été rebelle,
Mourut du plus affreux trépas;
Mais du moins, par sa fin cruelle,
Il préserva d’un triste sort
Un père, une mère et leurs quatre enfants naufragés sur ce bord.

« Bravo ! m’écriai-je, voilà des vers dont le dernier peut compter pour deux au moins, et ce sont probablement les meilleurs qui aient été composés dans cette île. »

À peine avais-je achevé de les inscrire sur le rocher qui devait servir de tombeau à la victime, que nos pourvoyeurs revinrent avec leurs provisions et l’attelage demandé.

Nous nous mîmes à l’œuvre. Les bœufs furent attelés tant bien que mal à la queue du boa, que nous transportâmes jusqu’à l’entrée de la grotte au sel, en ayant soin de soutenir la tête de peur qu’elle ne fût endommagée par les broussailles.

« Maintenant, comment nous y prendrons-nous pour écorcher l’animal ? me demanda-t-on de toutes parts.

MOI. L’un de vous va monter sur le serpent et lui enfoncer le couteau dans le cou, de manière que la lame le traverse de part en part; ensuite il appuiera sur le manche, tandis que nous autres nous élèverons le corps de l’animal.

ERNEST. Nous aurons bien encore à faire avant d’être venus à bout de notre entreprise.

MOI. Je viens de songer à un nouveau moyen qui va peut-être nous réussir. Que l’un de vous détache la peau du cou dans toute son étendue. Nous partagerons ensuite les vertèbres avec la hache et le couteau. Lorsque le tronc sera séparé de la tête, vous salerez la peau et vous la couvrirez de cendre; et, quant au crâne, nous le disséquerons aussi bien que possible. Ensuite vous étendrez la peau au soleil, et ce sera une pièce d’anatomie qui fera honneur à votre cabinet.

FRITZ. À vous entendre, mon cher père, on dirait que la besogne va se faire d’elle-même; mais je vois que l’opération n’est pas si facile; car si nous ne détachons pas la peau avec la plus grande précaution, nous ne l’aurons que par lambeaux, et alors, adieu la pièce anatomique.

MOI. Où la force est inutile il faut que l’intelligence supplée : vous aurez double satisfaction à avoir accompli sans moi une opération aussi difficile. »

On se passa donc de ma coopération active, quoique les travailleurs reçussent avec reconnaissance mes avis et mes exhortations.

Il se passa encore un jour avant que le serpent fût empaillé, et je finis par y mettre assez volontiers la main, afin d’en faire un monument qui pût nous procurer autant d’honneur qu’il nous avait coûté de peines.

Afin de m’assurer que ce monstre était le seul de son espèce dans le voisinage, je résolus d’entreprendre deux excursions, l’une du côté de l’étang aux Oies, l’autre sur le chemin de Falken-Horst, d’où nous était arrivé ce redoutable ennemi.

Jack et Ernest ayant témoigné de la répugnance à m’accompagner, je ne crus pas devoir tolérer cet exemple, qui me semblait dangereux pour l’avenir. « Mes enfants, leur dis-je, la constance et la fermeté ne sont pas des qualités moins nécessaires que le courage aveugle du moment, qui souvent n’est que l’effet du désespoir. Si le boa eût laissé de ses petits dans l’étang, ils pourraient un jour tomber sur notre demeure comme celui d’hier, et nous faire repentir de notre lâcheté. »

Après de longues et minutieuses recherches dans les roseaux de l’étang, nous eûmes la joie de nous assurer qu’il n’existait aucune trace ni d’œufs, ni de petits; la place même occupée par le redoutable hôte de l’étang n’était reconnaissante qu’aux herbes foulées, qui conservaient la forme d’une espèce de nid.

Au moment où nous allions reprendre le chemin de l’habitation, nous découvrîmes l’entrée d’une grotte qui s’avançait d’une vingtaine de pas dans le flanc du rocher, et qui donnait passage à un ruisseau clair et limpide.

La voûte de la grotte était tapissée de stalactites des formes les plus riches et les plus variées. Le sol était recouvert d’une couche de sable fin et blanc comme la neige, que je reconnus, à ma grande satisfaction, pour d’excellente terre à foulon. Nous nous hâtâmes d’en prendre un échantillon, et je m’écriai : « Voici une bonne nouvelle pour votre mère, qui ne se plaindra plus de la saleté de vos vêtements; car nous lui rapportons du savon pour les laver. Et me voilà délivré pour longtemps de l’interminable travail du four à chaux.

FRITZ. Est-ce qu’on emploie la chaux dans la préparation du savon ?

MOI. Les cendres lavées qui entrent dans la composition du savon ont besoin de recevoir un mélange d’eau et de chaux. C’est ce mélange qui forme le savon ordinaire, après avoir été augmenté d’une certaine dose d’huile ou de saindoux; mais, pour obtenir le savon à meilleur compte, on a imaginé de se servir d’une terre savonneuse appelée terre à foulon, parce que son emploi est d’un très grand avantage dans le foulage des laines. »

Dans ce moment Fritz vint nous avertir que la grotte paraissait aller en s’élargissant et se terminait par une profonde excavation.

Après avoir allumé deux flambeaux pour éclairer notre marche, nous commençâmes à avancer avec la plus grande circonspection. Bientôt Fritz s’écria avec l’expression du ravissement : « Ah ! cher père, c’est une nouvelle grotte au sel; le vois-tu briller comme du cristal sur le sol et les murailles ?

MOI. Ce ne sont pas des cristallisations salines; car l’eau coule sur elles sans s’altérer et sans changer de goût. Je crois plutôt que nous sommes dans une grotte remplie de cristal de roche; car le lieu et le sol sont des plus favorables.

FRITZ. À tout hasard, je vais en détacher un morceau pour nous tirer d’incertitude… Et c’est bien du cristal de roche; mais il a perdu sa transparence.

MOI. Il faut s’en prendre à la maladresse de l’ouvrier qui l’a détaché sans précaution. Il fallait creuser sa base et l’ébranler à coups de marteau jusqu’à ce qu’elle tombât d’elle-même.

FRITZ. Je vois que de toute notre belle découverte nous ne pourrons pas rapporter un seul échantillon.

MOI. Vraiment non. Mais aussi personne ne pourra nous enlever facilement notre trésor. Et plus tard, si le Ciel nous envoie la visite de quelque navire européen, nous pourrons faire marché avec le capitaine, qui se chargera de l’exploitation. »

Pendant cet entretien nous avions fini d’explorer la grotte dans tous les sens, et je jugeai qu’il était temps d’aller retrouver la lumière du jour, d’autant plus que nos flambeaux tiraient à leur fin.

En sortant de la grotte, nous aperçûmes avec étonnement le pauvre Jack assis à l’entrée et tout en pleurs. À ma voix il se leva et s’élança vers nous avec un visage qui hésitait entre le rire et les larmes.

MOI. « Qu’as-tu donc, mon enfant, à rire et à pleurer ainsi en même temps ?

JACK. C’est la joie de vous revoir vivants. Je vous ai crus ensevelis sans ressource sous cette affreuse montagne. Je l’ai entendue mugir à deux reprises et trembler dans ses fondements, comme si elle allait s’écrouler tout entière.

MOI. C’est bien, tu es un bon enfant de trembler ainsi pour nous. Seulement l’affreux tonnerre qui t’a si fort effrayé n’était que le bruit de deux coups de feu que nous avons tirés pour purifier l’air. »

Jack se montra d’abord un peu incrédule; mais il s’apaisa bientôt à la vue de l’incomparable morceau de cristal que Fritz rapportait en triomphe.

Laissant les deux enfants interroger et raconter, je me mis en marche vers les bords de l’étang, où nous rencontrâmes bientôt Ernest à la place qu’il n’avait pas quittée.

En rentrant, je commençai par faire ranger les nouvelles acquisitions selon l’ordre habituel, et le reste du jour se passa à désennuyer les gardiens du logis par le récit de nos recherches et de nos aventures.

Johann David Wyss

Les robinsons suisses

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