Le robinson suisse

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Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

L’approche des pluies, hiver de ces contrées, nous força à songer à un travail nécessité d’ailleurs par l’augmentation de la basse-cour : il fallait construire un toit destiné à protéger nos bestiaux contre les intempéries de la saison. Des bambous fournirent la charpente; de la mousse et de la terre glaise remplirent les intervalles, et une couche de goudron répandue par-dessus le tout nous donna un toit si solide, qu’on aurait pu sans crainte marcher dessus. Les racines de notre arbre, qui s’élevaient en voûte, servirent de cloisons, que nous fermâmes avec des planches, et nous eûmes ainsi, au pied de notre habitation aérienne, une série de pièces assez bien disposées pour que nos provisions y fussent placées sans gêner nos animaux. Nous y avions ménagé un fenil, destiné à abriter le foin, la paille et les provisions de bétail. Ce travail achevé, nous commençâmes à recueillir nos provisions; les pommes de terre et le manioc eurent la préférence.

Un jour que nous revenions de chercher des pommes de terre, et tandis que ma femme et Franz conduisaient le char à la maison, j’eus l’idée d’aller jusqu’au bois de chênes avec mes fils aînés. Maître Knips, qui nous avait accompagnés, attira tout à coup notre attention par ses cris : il était engagé dans un buisson, où d’autres cris et des battements d’ailes réitérés indiquaient qu’il n’était pas seul. J’y envoyai Ernest, qui ne tarda pas à nous appeler lui-même.

« Papa ! nous cria-t-il, papa, Knips est aux prises avec une poule à fraise; le gourmand veut manger les œufs, et voici le coq qui vient au secours de sa tendre moitié. Accourez donc, c’est curieux. Moi, je tiens Knips. »

Fritz courut en effet, après avoir attaché Leichtfuss à un arbre, et je le vis bientôt revenir à moi tenant dans ses bras le coq et la poule à fraise. Il me remit les deux précieux volatiles, et il alla enlever les œufs, tandis qu’Ernest retenait son singe. Celui-ci arriva bientôt après, tenant son chapeau avec précaution, et chassant le singe devant lui. Il portait ainsi les œufs, qu’il avait eu soin de recouvrir d’une espèce d’herbe longue et plate, dont les feuilles figuraient assez bien des lames de sabre.

« Voilà de quoi amuser le petit Franz, » me dit-il en me montrant ces feuilles. Je le louai d’avoir ainsi pensé à son frère; mais je donnai peu d’attention à ce qu’il apportait, et je m’arrêtai surtout à la découverte du coq et de la poule : nous nous assurâmes d’eux en leur liant les pattes. Nous nous remîmes alors en marche. Pendant la route, Ernest portait souvent à son oreille les œufs, prétendant entendre remuer les poussins. En effet, je reconnus que plusieurs étaient cassés, et que les petits commençaient à se montrer.

Fritz, tout joyeux de la découverte, ne résista point à la tentation de mettre sa monture au trot pour l’annoncer à sa mère; mais il ne put la modérer, car une poignée d’herbes aiguës qu’il agitait autour de ses oreilles lui donnait une rapidité effrayante. Il ne lui arriva rien de fâcheux cependant, et nous le trouvâmes sain et sauf auprès de sa mère.

Pourtant, deux jours après cette excursion, nous avions complètement oublié cette herbe. Fritz, en la maniant, s’aperçut qu’elle était très souple, et il eut l’idée d’en tresser un fouet pour Franz, qui était chargé spécialement de la garde du troupeau. Je remarquai la flexibilité des longues feuilles de cette plante, et en m’approchant, à ma grande satisfaction je reconnus le lin vivace de la Nouvelle-Zélande (phormium tenax). Ma femme en fut transportée de joie. De tous les produits de l’Europe, le lin était celui qu’elle regrettait le plus. Ses yeux étincelaient de plaisir, et déjà elle parlait de faire de la toile pour renouveler notre garde-robe, qui de jour en jour menaçait davantage de nous laisser nus.

« Oh ! de toutes vos découvertes voici certainement la plus précieuse. Procurez-moi du lin, un rouet, des métiers, je serai la plus heureuse des femmes; je vous ferai des chemises et des pantalons de bonne toile. Donnez-moi une abondante provision de cette plante. »

Tandis que ma femme se livrait à son enthousiasme, Fritz et Jack, qui le partageaient, s’esquivèrent et montèrent, le premier sur l’onagre, le second sur le buffle : ils partirent avec une telle rapidité, qu’ils avaient disparu avant que nous eussions pu nous opposer à leur projet. Ils revinrent peu d’instants après, rapportant chacun une énorme botte de phormium. L’empressement qu’ils avaient mis à satisfaire leur mère ne me laissa pas la force de leur faire des reproches. À peine furent-ils descendus de cheval, que Jack se mit à nous raconter d’une manière très drôle comment son cheval cornu avait suivi pas à pas l’onagre, et combien peu il avait eu besoin de se servir de sa cravache pour l’exciter et le ramener à l’obéissance.

« Il faudra, leur dis-je, aider à votre bonne mère à rouir le lin que vous venez de cueillir. »

Le lendemain matin nous partîmes pour le marais des Flamants; nous avions placé sur la charrette nos paquets de lin; nous les divisâmes et nous les plongeâmes dans le marais, après les avoir chargés de grosses pierres pour les forcer à rester au fond. Dans l’intervalle nous eûmes plusieurs fois occasion de remarquer l’instinct des flamants. Ils construisent leurs nids en cônes au-dessus de la superficie des marais, et font au sommet un enfoncement dans lequel la femelle dépose ses œufs, et où elle peut les couver en restant les jambes dans l’eau. Ces nids sont d’argile, et si solidement maçonnés, que l’eau ne peut ni les dissoudre ni les renverser.

Le lin fut laissé quatorze jours dans l’eau; une seule journée suffît pour le faire sécher complètement. Nous le rapportâmes à Falken-Horst, où il fut serré. Renvoyant aux temps pluvieux qui s’approchaient les occupations nombreuses de sa préparation, je promis à ma femme un rouet, des battoirs, et tout ce dont elle aurait besoin après que son lin aurait été teillé. Mais nos récoltes demandaient nos soins, et les premières pluies, qui commençaient à tomber, nous rendaient tous les moments précieux. Déjà la température, de chaude et ardente, était devenue glaciale et changeante. Nos derniers beaux jours furent employés à ramasser des pommes de terre, du manioc, des noix de coco; la charrette ne cessait de rouler, et nous nous donnions à peine le temps de prendre nos repas. Nous plantâmes à Zelt-Heim diverses espèces de palmiers. Nous serrâmes tout le blé d’Europe qui nous restait; car je comptais beaucoup sur l’humidité de la saison pour activer sa végétation, et nous préparer l’espoir d’une récolte abondante qui nous fournirait ainsi le pain de notre patrie, que nous regrettions beaucoup. Nous fîmes aussi une belle et vaste plantation de cannes a sucre; nous voulions réunir autour de nous tout ce qui pouvait contribuer à nous être utile ou agréable. Les travaux durèrent quelques semaines, pendant lesquelles l’hiver était déjà avancé; des vents impétueux soufflaient dans le lointain, et la pluie tombait par torrents et sans discontinuer; la côte ressemblait à un lac. Ma femme était devenue triste, et Franz, effrayé, demandait quelquefois en pleurant si ce n’était pas un nouveau déluge.

Je ne vis pas sans effroi que notre sûreté était compromise dans notre château aérien. Le vent menaçait à chaque instant de l’enlever, et nous avec lui; la pluie, qui fouettait avec force, venait nous mouiller jusque dans notre lit, malgré la toile à voile dont j’avais bouché les ouvertures. Nous abritâmes nos hamacs dans l’escalier, et nous descendîmes chercher un asile sous le toit goudronné que nous avions couvert pour nos bêtes dans les racines du figuier. L’espace était étroit, et l’odeur de nos voisins nous rendit l’habitation pénible les premiers jours; mais enfin, quand nous eûmes placé aussi sur l’escalier les divers ustensiles de cuisine dont nous avions un besoin journalier, que ma femme eut pris l’habitude de travailler sur une des marches, auprès d’une fenêtre, avec son petit Franz assis à ses côtés, quoique bien mal à notre aise, et regrettant pour la première fois depuis notre naufrage les solides et commodes habitations de notre patrie, nous commençâmes à nous consoler. Pour ranimer davantage le courage des miens, je travaillai de toutes mes forces à améliorer autant que possible la position où nous nous trouvions. Je diminuai un peu l’espace destiné à nos bêtes. Nous fîmes sortir et nous abandonnâmes dans la campagne celles qui, étant indigènes, pouvaient se suffire à elles-mêmes; afin que cette liberté ne nous les fit pas perdre, j’eus soin de leur attacher au cou des sonnettes, et chaque soir je m’en allais, avec Fritz, les chercher dans les pâturages; souvent même elles revenaient seules à l’étable. Ces courses étaient extrêmement pénibles, et il nous fallait les faire par une pluie dont les orages d’Europe ne peuvent donner une idée. Nous en revenions mouillés jusqu’aux os et transis de froid. Ma femme nous fit à chacun un manteau à capuchon qui nous fut d’un grand secours pour ces courses. Elle prit deux chemises de matelot qui nous restaient encore, elle y adapta des capuchons que nous pouvions rabattre à volonté, et nous les enduisîmes d’une couche épaisse de caoutchouc. Grâce à ces manteaux imperméables, nous pouvions sans crainte braver la pluie. Ainsi vêtus, nous avions vraisemblablement assez mauvaise mine; car aussitôt que nous les endossions la troupe partait d’un grand éclat de rire. Néanmoins chacun d’eux aurait voulu en avoir un semblable; mais nous n’avions pas assez de caoutchouc pour les contenter.

La fumée nous incommodait au plus haut degré; elle était si épaisse, attendu que nous manquions totalement de bois sec, qu’il fallait renoncer à nous chauffer et même à allumer du feu pour les besoins de la cuisine. Nous nous contentions de vivre de laitage, et nous nous bornions, à de longs intervalles, à faire du manioc ou à rôtir quelques morceaux de viande salée.

Nos journées s’écoulaient au milieu de travaux qui étaient toujours les mêmes. Le soin des bestiaux occupait la matinée, puis nous faisions du manioc. La nuit arrivait de bonne heure, amenée par l’obscurité croissante du ciel, augmentée encore par l’épaisseur du feuillage de l’arbre. La famille alors se réunissait autour d’une grosse bougie : la mère soignait le linge; j’écrivais mon journal, Ernest en recopiait les feuillets; Fritz et Jack enseignaient à lire et à écrire à Franz, ou bien dessinaient les plantes et les animaux qu’ils avaient remarqués dans leurs excursions. Enfin une prière de reconnaissance terminait dignement notre journée.

Quelquefois nous avions le bonheur d’avoir un peu moins de vent; alors nous nous hâtions de faire rôtir soit un poulet, soit un pingouin pris dans le ruisseau : tous les quatre à cinq jours nous faisions le beurre, qui était pour nous un vrai régal. Ces petits incidents, qui rompaient la monotonie de notre existence, étaient pour nous de véritables fêtes. Le manque de fourrage fut cause que je m’applaudis de la détermination que j’avais prise relativement aux animaux originaires du pays : nous n’aurions jamais pu les nourrir; nous avions déjà tant d’animaux domestiques, que nous étions fort en peine.

Nous passions nos journées à la fenêtre, les yeux tournés vers l’horizon, attendant sans cesse une éclaircie. Ma femme elle-même, malgré sa prédilection pour Falken-Horst, commençait à s’impatienter et me demandait de construire pendant la belle saison une maison solide qui nous abritât un peu mieux l’hiver suivant. Falken-Horst devait être toujours, suivant elle, notre habitation d’été; mais la triste expérience que nous faisions nous prouvait la nécessité d’une maison d’hiver.

Nous étions tous de son avis; Fritz me rappela alors Robinson Crusoé, qui avait trouvé une grotte dans un rocher, et nous engagea à aller chercher parmi les rochers de la côte un abri solide où nous pussions trouver, comme lui, cave, salle à manger, etc., quand les pluies auraient cessé. Nous avions le temps de mûrir cette idée, car la mauvaise saison continuait dans toute sa rigueur.

Ma femme me tourmentait depuis longtemps pour lui faire un battoir et un peigne, que son lin lui rendait indispensables. La confection de ces deux instruments nous occupa pendant les derniers jours de notre obscure retraite. Si le battoir fut facile à installer, il n’en fut pas de même du peigne, qui me coûta beaucoup de peines. Deux plaques de fer-blanc percées d’un grand nombre de trous par lesquels je fis passer des clous arrondis à la pointe et fixés par du plomb coulé sur les plaques, dont j’avais relevé les bords, me fournirent un outil peu facile à manier, il est vrai, mais cependant convenable à l’emploi que nous voulions en faire, et ma pauvre femme, en le recevant avec reconnaissance, se rappelait ces heureuses années où, établie auprès de son feu, elle préparait son lin et tout ce qui lui était nécessaire.

Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

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