Les robinsons suisses

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Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

Le lendemain matin, nous allâmes visiter nos poules; toutes étaient bien portantes, ainsi que notre singe, qui gambadait de toutes ses forces. Je commandai en conséquence de reprendre les travaux de boulangerie. « À l’œuvre ! m’écriai-je, Messieurs, à l’œuvre ! » et je distribuai à chacun les ustensiles nécessaires. Les noix de coco, les plaques de fer furent accaparées en un instant. Des brasiers s’allumèrent.

« Voyons qui fera le meilleur pain, » m’écriai-je. Comme mes enfants, tout en travaillant, ne se gênaient pas pour goûter, il nous fallut assez de temps pour en faire une provision. Mes fils bondissaient de joie, et ma bonne femme me demandait pardon, en riant de son incrédulité primitive. Le gâteau, mêlé au lait de notre vache, nous procura un des repas les plus délicieux que nous eussions faits dans cette île. Les pingouins, les oies, les poules et les singes eurent leur part du régal; car mes petits ouvriers avaient assez manqué et brûlé de gâteaux pour que nous pussions en faire une abondante distribution. J’éprouvais une envie démesurée de retourner au vaisseau; l’idée de la pinasse se présentait sans cesse à mon esprit, et je ne pouvais me résigner à abandonner aux flots une découverte aussi précieuse. Mais un voyage au vaisseau était toujours pour ma femme un sujet d’inquiétude, et ce ne fut qu’avec la plus grande peine que j’obtins d’elle d’emmener avec moi tous mes enfants, à l’exception du petit Franz, parce que j’avais besoin de beaucoup de bras. Je lui promis de revenir le soir même, et nous partîmes bien pourvus de manioc et de pommes de terre cuites, sans oublier nos corsets de liège, qui devaient, en cas de besoin, nous soutenir sur l’eau. Notre voyage jusqu’à la baie du Salut fut sans aucun événement; nous nous embarquâmes, et, comme je connaissais parfaitement l’espace à parcourir, nous arrivâmes bientôt au vaisseau.

Notre premier soin fut de porter sur notre embarcation tout ce que nous trouvâmes d’utile, afin de ne pas retourner les mains vides. Vint ensuite la grande affaire, le but unique du voyage, la pinasse. Je reconnus avec plaisir que toutes les parties en étaient si exactement numérotées, que je pouvais sans trop de présomption espérer de la reconstruire en y mettant le temps nécessaire. Mais comment la tirer de cet enclos de planches, qui nous présentait un obstacle insurmontable ? Comment la lancer de là à la mer ? Il nous fallait nécessairement la reconstruire sur place, et nos forces n’étaient pas suffisantes pour la transporter autre part. Cent fois je me frappai le front en me demandant ce qu’il y avait à faire, cent fois je restai sans réponse et sans expédient. Cependant, plus je considérais ces membres épars, plus je fus convaincu de l’utilité pour nous d’une chaloupe solide et légère qui remplacerait ce bateau de cuves, où nous n’osions presque pas nous hasarder sans nos corsets de liège.

Je m’en remis donc à la Providence pour trouver des moyens, et je commençai à élargir avec la scie et la hache l’enclos dans lequel la barque était renfermée. Lorsque le soir arriva, cet ouvrage pénible était loin d’être terminé; mais nous ne quittâmes le travail qu’en nous promettant bien de le reprendre le lendemain. Nous trouvâmes sur le rivage le petit Franz et sa mère. Elle nous prévint alors que, pour être plus près de nous, elle avait résolu de s’établir à Zelt-Heim tant que dureraient nos voyages au vaisseau. Je la remerciai tendrement de cette marque d’affection, car je savais combien peu elle aimait cette résidence, et nous étalâmes devant elle les provisions que nous avions recueillies : deux tonnes de beurre salé, trois de farine, des sacs de céréales, du riz, et une foule d’autres objets de ménage, qu’elle accueillit avec beaucoup de plaisir.

Il se passa une semaine avant que nos travaux fussent terminés; chaque matin nous quittions notre bonne ménagère, qui ne nous voyait plus que le soir : pour elle, elle allait de temps en temps à Falken-Horst chercher des pommes de terre, et nous la trouvions, à notre retour, guettant l’embarcation, assise sur quelque pointe de rocher.

Cependant la pinasse était entièrement reconstruite dans son enclos de planches; elle était élégante, même gracieuse; elle avait sur la proue un tillac, des mâts, une petite voile, comme une brigantine. On pouvait, à la voir, juger qu’elle marcherait bien, car elle devait tirer peu d’eau. Toutes les ouvertures avaient été calfeutrées et garnies. Nous avions même songé au superflu; car nous avions placé et assujetti à son arrière, avec des chaînes, comme sur les grands vaisseaux, deux petits canons.

Malgré tous nos soins, notre petit bâtiment restait immobile sur sa quille, et nous n’entrevoyions guère par quels moyens nous pourrions lui faire quitter le vaisseau pour le mettre à flot. Les parois du navire étaient si fortes en cet endroit, les planchers si longs et si épais, qu’il y eût eu folie de notre part à vouloir pratiquer une ouverture, à force de bras, jusqu’au milieu du vaisseau où elle se trouvait. Une tempête, un coup de vent pouvait d’ailleurs s’élever pendant cette longue opération et détruire en même temps vaisseau, pinasse et ouvriers. D’un autre côté, je ne pouvais supporter l’idée d’avoir essuyé tant de fatigues, d’avoir travaillé si longtemps, le tout inutilement. Mon désespoir même me suggéra un moyen; et, sans en rien révéler à mes fils, je me hasardai à le mettre à exécution.

J’avais trouvé un mortier de cuisine en fonte; j’y attachai une chaîne en fer; je pris ensuite une forte planche de chêne que je fixai au mortier par des crochets aussi en fer; j’y pratiquai une rainure avec un couteau, et dans cette rainure je passai un bout de mèche à canon assez long pour pouvoir brûler au moins deux heures. J’avais rempli le mortier de poudre avant de le couvrir avec la planche, et avant de rabattre sur les anses du mortier les crochets dont je l’avais garnie. Je calfeutrai de goudron les jointures, je croisai par-dessus la chaîne de fer en divers sens, et j’obtins ainsi une espèce de pétard dont l’effet pouvait répondre à mes espérances, mais dont je craignais les suites.

Je le suspendis alors dans l’enclos de la pinasse, en calculant, autant que je le pus, le recul, de manière à ce qu’elle ne pût en souffrir. Quand tout fut arrangé à mon gré, je fis monter mes fils dans le bateau, je mis le feu à la mèche du pétard, et nous partîmes. Nous arrivâmes bientôt à Zelt-Heim. À peine étions-nous descendus à terre et commencions-nous à débarquer notre cargaison, que nous entendîmes une détonation effroyable. Les rochers la répétèrent avec un bruit terrible, et ma femme et mes fils en furent tellement frappés, qu’ils interrompirent tout à coup leurs travaux.

« C’est un vaisseau qui fait naufrage, dit Fritz; courons à son secours.

—    Non, dit ma femme, la détonation me semble venir de notre vaisseau. Vous avez sans doute laissé du feu qui se sera communiqué à un baril de poudre, et dont l’explosion aura achevé de briser le navire. »

Je parus croire qu’en calfeutrant la pinasse nous avions, comme elle le disait, oublié quelque lumière, et je proposai à mes fils de retourner immédiatement au navire pour connaître la vérité.

Tous, sans me répondre sautèrent chacun dans leur cuve, et nos rames, auxquelles la curiosité donnait une impulsion plus violente, nous conduisirent bientôt auprès du navire. Je remarquai avec joie qu’il ne s’en élevait ni flamme ni fumée, et quand nous fûmes près d’aborder, au lieu de fixer le bateau à l’endroit habituel, je lui fis faire le tour, et nous nous trouvâmes vis-à-vis d’une immense ouverture qui laissait apercevoir notre pinasse un peu couchée sur le côté. La mer était couverte de débris; mais je ne laissai pas à mes fils le temps de s’affliger de ce spectacle, et je m’écriai : « Victoire ! cette belle pinasse est enfin à nous !

—    Ah ! je commence à comprendre, s’écria Fritz; c’est vous qui avez fait tout cela, mon père, pour dégager la pinasse. »

J’avouai à mes fils le stratagème dont j’avais cru devoir user; nous montâmes sur le vaisseau, et nous trouvâmes le pétard enfoncé dans la paroi opposée; alors, à l’aide du cric et des leviers, nous commençâmes à faire glisser notre gracieux et léger bâtiment sur des cylindres placés exprès sous sa quille. Un câble très fort fut disposé de manière à l’empêcher de s’éloigner du vaisseau, et nos efforts réunis l’eurent bientôt mis en mouvement et lancé à la mer. Je fis alors appel à toutes mes connaissances dans l’art de gréer un navire, de le munir de mâts et de voiles. La nuit nous surprit à l’ouvrage; nous nous contentâmes d’assurer notre nouveau trésor contre les flots, et nous reprîmes le chemin de Zelt-Heim. Il fut convenu que, pour ménager à la bonne mère une surprise complète, on se contenterait de lui dire qu’un petit baril de poudre avait fait explosion et endommagé une partie du vaisseau, comme elle l’avait pensé.

Le gréement de notre pinasse dura deux jours entiers; enfin, quand tout fut terminé, mes fils, au comble de la joie de voir ce léger navire glisser sur les flots avec rapidité, me demandèrent comme grâce de saluer leur mère de deux coups de canon en arrivant à la côte, et, comme ils avaient travaillé avec le plus grand zèle et montré la plus grande discrétion, je ne crus pas devoir leur refuser ce plaisir.

Fritz fut donc immédiatement érigé en capitaine. Jack et Ernest, canonniers, chargèrent leurs pièces; puis, aux commandements successifs du capitaine, les deux canons partirent l’un après l’autre. Quant à Fritz, qui n’était jamais en retard quand il s’agissait de tirer, il avait déchargé en même temps ses deux pistolets. Cette petite scène de guerre avait monté la tête à mes enfants, et Jack disait qu’il voudrait bien se trouver en présence d’une flotte de sauvages, pour avoir le plaisir de la canonner et de la couler à fond.

« Plaise à Dieu, au contraire, lui répondis-je, mon enfant, que nous n’ayons jamais occasion de nous servir de notre artillerie ! »

Cependant nous touchions à la côte, où ma femme et mon petit Franz nous attendaient, ne sachant s’ils devaient se réjouir ou s’effrayer; mais ils reconnurent bientôt nos voix.

« Soyez les bienvenus ! s’écria ma femme, tout en témoignant de son admiration à la vue de notre belle pinasse qui se balançait mollement dans la baie. À la bonne heure ! j’aurai moins peur de l’eau dans cette pinasse que dans votre vilain bateau de cuves. »

Après avoir loué notre habileté et notre persévérance, elle nous dit avec une sorte d’orgueil : « Vous nous avez ménagé une surprise, Messieurs; eh bien ! Franz et moi nous ne serons point en reste avec vous; nous ne sommes point demeurés inactifs pendant que vous travailliez, et, si nous ne pouvons annoncer nos œuvres à coups de canon, quelques plats de bons légumes qui arriveront en temps et lieu les recommanderont peut-être à votre attention. »

Je voulus lui demander des explications. « Suivez-moi, nous dit-elle, suivez-moi par ici. » Elle nous conduisit du côté où la rivière du Chacal tombait en cascade, et là elle nous fit voir, à l’abri des rochers, un potager superbe, divisé en compartiments et en planches séparées entre elles par de petits sentiers.

« Voilà, dit-elle, notre ouvrage; là j’ai placé des pommes de terre, ici des racines fraîches de manioc, de ce côté des laitues; plus loin tu pourras planter des cannes à sucre, et voici des places disposées pour réunir les melons, les fèves, les pois, les choux et tous les trésors que le vaisseau pourra nous fournir. Autour de chaque plantation j’ai eu soin de déposer en terre des grains de maïs : comme il vient haut et touffu, il abritera mes jeunes plantes et les défendra contre l’ardeur du soleil. »

Je la félicitai bien sincèrement, et je complimentai surtout le petit Franz de la discrétion qu’il avait mise à garder le secret de sa mère.

« Je n’aurais jamais cru, lui dis-je, qu’une femme seule et un enfant de six ans pussent parvenir à de tels résultats en huit jours.

—    Je n’y comptais pas non plus, me répondit ma femme, et voilà pourquoi nous avions voulu vous faire un secret de notre entreprise, afin de n’en avoir pas la honte en cas d’insuccès. D’un autre côté, je soupçonnais quelque surprise aussi de votre part, et je me suis dit : Je ne serai point en reste avec eux. »

Nous reprîmes le chemin de la tente. Cette journée fut une des plus heureuses que nous eussions encore passées, et j’eus soin de faire remarquer à mes enfants quelles jouissances pures et vraies le travail apporte à ceux qui s’y livrent.

Chemin faisant, ma bonne femme me rappela les plantes d’Europe qui étaient depuis huit jours à Falken-Horst, et elle m’invita doucement à m’en occuper si je ne voulais pas les laisser périr. Je lui promis d’y songer dès le lendemain.

La pinasse déchargée, nous la fixâmes au rivage, et la plupart des objets qu’elle contenait furent déposés sous la tente; chacun de nous se chargea comme il put de ceux qu’il était facile d’emporter, et nous reprîmes le chemin de Falken-Horst, où ma femme seule avait fait quelques apparitions depuis six jours pour soigner nos bestiaux, qui commençaient à souffrir de notre absence trop prolongée.

Johann David Wyss

Le robinson suisse, texte intégral

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