Les robinsons suisses

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Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

Nous retrouvâmes le passage étroit des rochers, et nous le franchîmes sans obstacles. Nous avions mis les roseaux sur le dos de notre buffle : il regimba d’abord; mais quelques coups de corde le rendirent obéissant. Soudain nous rencontrâmes sur notre route un gros chacal qui prit la fuite; Turc et Bill s’élancèrent après lui, s’en emparèrent sans peine et l’étranglèrent : c’était une femelle. Jack voulut pénétrer dans son repaire, que j’avais trouvé dans un creux de rocher; mais, comme je craignais que le mâle n’y fût caché, je pris la précaution de tirer d’abord un coup de pistolet dans la cavité : rien n’en sortit. Jack y pénétra alors; l’obscurité l’empêcha d’abord de voir; mais bientôt il aperçut dans un coin Turc et Bill occupés à étrangler et à dévorer une nichée de petits chacals, et ce ne fut qu’à grand-peine qu’il parvint à en sauver un de leurs griffes. Il me demanda la permission de l’élever : j’y consentis par pitié, et il l’emporta.

Je fis en sortant de là une nouvelle découverte : je reconnus dans l’arbre auquel j’avais par hasard attaché le buffletin tandis que Jack était occupé de son chacal, le palmier épineux, que je destinai à être planté en haie près de Zelt-Heim. Nous arrivâmes à la nuit auprès des nôtres, qui nous attendaient avec impatience. On admira notre buffle noir, nouvel hôte sur les épaules duquel nous avions trouvé moyen de nous décharger de nos fardeaux. Jack, avec sa vivacité ordinaire, raconta la conquête du buffle et la découverte de son petit chacal, qu’il présenta avec orgueil. Enfin il parla tellement, et souleva tant de questions, que nous étions revenus depuis longtemps sans qu’il m’eût été possible de demander à ma femme comment elle avait employé sa journée, elle et ses deux fils.

Ma femme commença par me rendre bon témoignage de la conduite de mes enfants pendant mon absence. Ils n’étaient pas restés oisifs; ils avaient réuni des branches pour les feux de la nuit et préparé des flambeaux de cannes à sucre; et ce dont je ne les aurais pas crus capables, ils avaient abattu un palmier très grand, celui dont Ernest avait tranché la cime. Ce travail pénible leur avait demandé autant d’adresse que de patience. Ils avaient employé tour à tour la scie et la hache, et une corde attachée aux premières branches de l’arbre les avait aidés à diriger sa chute. Mais pendant qu’ils se livraient à leurs travaux, une bande de singes s’était glissée dans la hutte et l’avait mise au pillage; ils avaient bu le vin de palmier, volé les noix de coco, dispersé les pommes de terre; de sorte qu’à leur retour mes enfants eurent beaucoup de peine à réparer le dégât. En sortant le soir, Fritz avait aussi fait une chasse superbe, il s’était emparé d’un oiseau de proie déjà couvert de toutes ses plumes, quoique très jeune encore, et que je reconnus pour l’aigle de Malabar. Comme cet oiseau est facile à apprivoiser, je conseillai à mon fils de prendre soin du sien, de lui bander les yeux, de le porter souvent sur son poing, et de l’élever ainsi que font les fauconniers, de manière qu’il pût devenir utile à la chasse.

Quand j’eus terminé mes conseils à mes enfants, ma femme, qui ne s’associait point à notre enthousiasme, glissa, selon son habitude, un mot de lamentation à propos de toutes les bêtes vivantes et mangeantes que nous introduisions chaque jour dans la colonie; elle en fit le recensement avec une sorte d’effroi, et j’eus beaucoup de peine à lui faire comprendre que ces animaux étaient bien moins des objets de luxe ou de parade que des ressources en cas de disette; pour la rassurer davantage encore, je déclarai solennellement que quiconque amènerait avec lui un nouvel hôte devait se charger exclusivement de son entretien, et qu’à la première négligence la liberté serait rendue aux captifs dont les maîtres se seraient montrés insouciants. Ensuite je recommandai d’allumer un peu de bois vert, ce qui me donna une fumée abondante dont j’avais besoin pour apprêter les morceaux de buffle que nous ne mangerions pas sur-le-champ. Tandis que notre cuisine se préparait ainsi, je n’oubliais pas nos animaux vivants; nous leur distribuâmes une abondante nourriture, et le buffle se trouva fort bien d’une large portion de pommes de terre et de quelques gorgées de lait de vache, qu’il but de manière à me prouver qu’il n’était pas loin de s’apprivoiser. Jack donna aussi du lait à son chacal.

Vint alors notre tour de souper : les fatigues de la journée nous avaient procuré à tous un excellent appétit. Le repas fut gai; on plaisanta quelque peu sur les bottines que Jack devait se faire avec la peau des jambes du buffle, et sur le combat dans lequel il s’était couvert de gloire. Il se défendit très bien, et les rieurs passèrent de son côté. Nos arrangements pour la nuit furent les mêmes que la veille : le buffle fut attaché à un arbre près de la vache; Fritz voulut coucher son aigle près de lui; cet oiseau, qui avait toujours les yeux bandés, s’y prêta si bien, que de toute la nuit il ne donna pas un signe d’inquiétude. Les chiens reprirent leur poste de garde devant notre porte, et nous nous endormîmes enfin profondément. Notre nuit fut si tranquille, que pas un de nous ne put s’éveiller pour entretenir nos feux, et le soleil était levé sur l’horizon quand nous ouvrîmes les yeux. Après un déjeuner assez frugal, je me disposai à donner le signal du retour pour Falken-Horst; mais ma femme et mon fils en avaient autrement ordonné.

« Crois-tu donc, me dit-elle en riant, que nous nous soyons donné la peine d’abattre un beau palmier sans vouloir en tirer quelque profit ? Ernest m’a dit que sa moelle devait être du sagou. Vérifie cela; et, si le savant ne s’est pas trompé, je serai enchantée de faire, pour nos potages, une provision de cette précieuse pâte. »

Je reconnus qu’en effet c’était bien un sagoutier : mais comment parvenir à fendre en deux cet arbre de soixante-dix pieds de longueur ? Certes, ce n’était pas un petit ouvrage. Toutefois, avant même d’avoir réfléchi aux moyens, j’adoptai le plan de ma femme : j’annonçai à ma jeune famille que nous allions fabriquer du sagou et du vermicelle. Une autre idée me vint en même temps à l’esprit : si je réussissais à séparer l’arbre en deux, je voulais me servir de chacune des parties pour faire des canaux destinés à conduire l’eau de la rivière des Chacals au potager de ma femme, et de la dans notre plantation d’arbres européens. J’envoyai Ernest et Franz me chercher de l’eau, et, aidé de Fritz et de Jack, je soulevai une extrémité de l’arbre; je la plaçai sur de petites fourches qui le retenaient ainsi dans une position inclinée, puis nous commençâmes à le fendre en mettant des coins dans la fissure. Comme le bois était tendre, nous n’eûmes pas beaucoup de peine, et nous arrivâmes bientôt à la moelle. Une moitié de l’arbre fut posée à terre, et nous entassâmes toute la moelle. Mes petits garçons sautaient de joie à l’idée de cette occupation nouvelle.

Ernest revint alors avec ses vases pleins d’une eau que lui avaient fournie ses lianes. Nous versions doucement l’eau sur la farine; nos enfants, les bras nus, pétrissaient la pâte : quand le mélange me parut complet, j’attachai à l’un des bouts de l’auge, faite avec un des côtés de l’arbre, une râpe à tabac, et, poussant de ce côté la moelle que nous avions bien pétrie, nous vîmes bientôt sortir, par les trous de la râpe, de petits grains, que ma femme avait le soin de faire sécher au soleil. Lorsque je jugeai notre quantité de sagou suffisante, je procédai à la confection du vermicelle; j’eus soin de rendre la pâte plus épaisse; et, en la pressant plus fortement contre la râpe, j’obtins par les trous de petits tuyaux de longueur inégale et parfaitement semblables au plus beau vermicelle d’Italie. Ma femme nous promit, pour notre peine, de nous en préparer un plat, assaisonné de fromage de Hollande, à l’instar du macaroni à la napolitaine.

Nous obtînmes ainsi une nourriture saine et substantielle. Il nous eût été facile de rendre notre provision plus abondante; mais l’impatience de regagner Falken-Horst, d’y porter nos conquêtes, et surtout la perspective de pouvoir recommencer au besoin, en abattant un autre sagoutier, nous firent hâter le travail. Ce qui restait de pâte fut destiné à produire des champignons par la décomposition, et nous eûmes soin de l’arroser pour hâter la fermentation.

Le reste du jour fut employé à charger nos divers ustensiles et ce que nous devions rapporter de notre excursion. Le sagou, les noix de coco, le buffle salé, que j’avais eu soin de fumer dès notre retour, ne furent pas oubliés. Le lendemain, la caravane reprit la route de Falken-Horst : le buffle, attelé à côté de la vache, commençait son apprentissage domestique; nous n’eûmes qu’à nous louer de sa douceur; et d’ailleurs je marchais devant lui, tenant à la main la corde passée dans ses naseaux, prêt à le rappeler à l’obéissance s’il tentait de s’y soustraire.

Nous suivîmes le même chemin qu’en allant, et nous atteignîmes bientôt nos arbres à caoutchouc.

Les vases que j’avais disposés pour recevoir le liquide n’étaient pas aussi pleins que je l’avais espéré; le soleil avait fermé trop tôt les ouvertures pratiquées à l’écorce des arbres; néanmoins la provision suffisait pour nous permettre de tenter quelques essais. En traversant le petit bois de goyaviers, nous fûmes subitement effrayés par les hurlements de nos chiens, que nous vîmes se jeter dans un fourré et en sortir aussitôt. Je craignis un moment que ce ne fût une bête sauvage qui causait leur inquiétude, et j’allais lâcher mon coup de fusil dans le buisson, quand Jack, qui s’était approché, et qui avait eu soin de se jeter à terre pour découvrir la cause de cette peur subite, se leva en éclatant de rire.

« C’est la truie, nous cria-t-il, qui se moque encore une fois de nous. »

Un grand éclat de rire accueillit cette découverte; un grognement sourd sorti du buisson y répondit, et confirma ces paroles. Nous pénétrâmes dans le fourré pour tâcher de découvrir ce que faisait là cet animal que nous maudissions de bon cœur; la position dans laquelle elle se trouvait nous réconcilia soudain avec elle. Elle venait de mettre bas, et elle était occupée à allaiter sept ou huit petits cochons. Mes enfants, qui voyaient déjà toute la famille à la broche, ne purent s’empêcher de témoigner leur joie à ce spectacle.

Leur mère leur reprocha leur inhumanité, de condamner ainsi ces pauvres animaux qui étaient à peine nés; et il fut résolu que deux seraient pris pour être élevés avec la mère, et que les autres seraient abandonnés dans les bois, où il leur serait loisible de se multiplier, et qu’enfin la mère, après le temps d’allaitement, serait tuée, et nous fournirait ainsi une bonne provision de lard salé.

Nous arrivâmes enfin à Falken-Horst, que nous retrouvâmes avec bien du plaisir. Tout était en bon ordre : les hôtes de la basse-cour vinrent à nous en caquetant de la manière la plus bruyante. Nous les accueillîmes en leur jetant de nouvelles provisions. Le buffle et le chacal furent attachés jusqu’à ce que l’habitude les eût rendus sociables; l’aigle de Fritz le fut également, et on le plaça près du perroquet; mais mon fils eut l’imprudence, en lui passant une ficelle à la patte, de lui découvrir les yeux, qu’il avait eus bandés jusqu’alors. La lumière produisit sur l’oiseau vorace un effet dont nous fûmes presque effrayés. Nous le vîmes s’emporter soudain, lancer à droite et a gauche des coups de griffe et de bec, si bien que le pauvre perroquet, qui se trouvait malheureusement à sa portée, fut déchiré avant même que nous eussions pu le secourir. Fritz entra en colère, et voulut tuer l’oiseau.

Ernest accourut aussitôt et l’arrêta. « Cède-moi cet animal, lui dit-il, je me fais fort de le rendre souple comme un petit chien.

—    Te le céder ? Non vraiment; c’est moi qui l’ai pris, c’est à moi qu’il appartient. Apprends-moi ton secret. »

Ernest secoua la tête négativement. Mon intervention devint alors nécessaire. « Pourquoi, dis-je à Fritz, veux-tu que ton frère te donne son secret sans retour, qu’il tienne moins aux fruits de ses lectures et de ses méditations que tu ne tiens toi-même au produit de ton adresse ? »

Je terminai enfin le débat en proposant à Fritz de donner son singe en échange du secret d’Ernest. Cet arrangement, qui fut agréé, mit fin à la contestation.

« Mon aigle, dit Fritz, est un vaillant animal; je le préfère à un singe, dont tout le mérite gît dans ses grimaces.

—    Soit, dit Ernest, je tiens peu à être un héros, j’aime mieux devenir un savant. Je serai l’historiographe et le poète des hauts faits que tu accompliras avec ton aigle.

—    Tu verras; mais en attendant dis-nous ton secret. Que faut-il faire pour le calmer ?

—    J’ai lu, je ne sais où, que les Caraïbes, en pareil cas, fument sous le nez de l’oiseau rebelle. La fumée de tabac a sur eux la même influence que sur les abeilles, qu’elle endort. »

Fritz se crut dupé, et il voulait reprendre son singe, attendu que le prétendu secret d’Ernest lui paraissait beaucoup trop simple.

« Qu’importe, lui dis-je alors, la simplicité du moyen, s’il réussit ? »

J’appuyai de toute mon autorité les paroles d’Ernest, et je priai Fritz d’en faire sur-le-champ l’épreuve, afin d’arrêter les cris et les battements d’ailes du bel oiseau, qui avait mis le désordre parmi nos volailles. Dès les premières bouffées, l’oiseau se calma; Fritz s’approcha, et lui enveloppa la tête d’un nuage épais de fumée. Peu à peu l’animal perdit ses forces, et nous le vîmes bientôt, complètement ivre, jeter sur nous des regards fixes; puis il devint tout à coup immobile.

« Ah ! mon aigle est mort ! s’écria Fritz; c’est une cruelle méchanceté. »

Je le rassurai en lui faisant observer que, s’il était mort, il ne pourrait pas se tenir sur ses jambes comme il le faisait, et j’ajoutai qu’il n’était qu’endormi, comme le sont les abeilles qu’on enfume pour enlever leur miel.

En effet, il revint à lui peu à peu, sans faire aucun bruit, quoiqu’on lui débandât les yeux; il nous regardait d’un air étonné, mais sans fureur, et chaque jour il devint plus apprivoisé. Le singe fut unanimement adjugé à Ernest, et nous courûmes alors gagner nos bons lits, qui nous parurent encore meilleurs après les deux nuits pendant lesquelles nous en avions été privés.

Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

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