Jane Eyre

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Le lendemain de très bonne heure je l'entendis se remuer et se promener d'une chambre dans l'autre. Aussitôt que Marie descendit, il lui dit : « Mlle Eyre est-elle ici ? » Puis il ajouta : « Quelle chambre lui avez-vous donnée ? N'est-elle point humide ? Mlle Eyre est-elle levée ? Allez lui demander si elle a besoin de quelque chose, et quand elle descendra. »

Je descendis lorsque je pensai qu'il était l'heure de déjeuner. J'entrai très doucement dans la chambre où se trouvait. Mr Rochester, et je pus le regarder avant qu'il me sût là. Je fus attristée en voyant cet esprit vigoureux subjugué par un corps infirme. Il était assis sur sa chaise; bien qu'il fût tranquille, il ne dormait pas. Évidemment, il attendait. Ses traits accentués étaient empreints de cette douleur qui leur était devenue habituelle. On eût dit une lampe éteinte qui attend qu'on la rallume. Mais, hélas ! ce n'était plus lui qui pouvait rallumer la flamme de son expression; il avait besoin d'un autre pour cela. Je voulais être gaie et joyeuse; mais l'impuissance de cet homme jadis si fort me toucha jusqu'au fond du cœur. Cependant je m'approchai de lui avec autant de vivacité que possible.

« Voilà une belle journée, monsieur, dis-je; la pluie a cessé et a été remplacée par un brillant soleil. Vous allez bientôt venir vous promener. »

J'avais réveillé la flamme de son visage; ses traits rayonnèrent.

« Ah ! vous voilà, ma joyeuse alouette, s'écria-t-il. Venez à moi; vous n'êtes pas partie; vous n'avez pas disparu. Il y a une heure, j'ai entendu une de vos sœurs chanter dans les bois. Mais pour moi, son chant n'avait pas d'harmonie, de même que le soleil levant n'a pas de rayon pour moi; mon oreille est insensible à toutes les mélodies de la terre, et n'aime que la voix de ma Jane. Heureusement qu'elle se fait souvent entendre. Sa présence est le seul rayon qui puisse me réchauffer. »

Les larmes me vinrent aux yeux en entendant cet aveu de son impuissance : on eût dit un aigle royal enchaîné et qui se voit forcé de demander à un moineau de lui apporter sa nourriture. Mais je ne voulais pas pleurer. Je m'essuyai rapidement les yeux, et je me mis à préparer le déjeuner.

La plus grande partie de la matinée fut passée en plein air. Je conduisis Mr Rochester hors du bois triste et humide, dans des champs gais à voir. Je lui décrivis le feuillage d'un beau vert brillant, les fleurs et les haies rafraîchies, le ciel bleu et éblouissant. Je cherchai une place dans un joli endroit bien ombragé; il se mit sur un tronc d'arbre, et je ne refusai pas de m'asseoir sur ses genoux. Pourquoi l'aurais-je refusé, puisque tous deux nous étions plus heureux près l'un de l'autre que séparés ? Pilote se coucha à côté de nous. Tout était tranquille. M’entourant de ses bras, il rompit subitement le silence.

« Déserteur cruel ! s'écria-t-il. Oh ! Jane, vous ne pouvez pas vous figurer ce que j'ai éprouvé lorsque je me suis aperçu que vous aviez fui Thornfield, et que je ne pouvais vous trouver nulle part; et lorsque après avoir examiné votre chambre, je vis que vous n'aviez pris ni argent ni objets qui pussent vous en tenir lieu. Vous aviez laissé le collier de perles que je vous avais donné, et votre malle était encore là, telle que vous l'aviez préparée pour votre voyage. Que fera ma bien-aimée, me demandais-je, maintenant qu'elle est pauvre et abandonnée ? Qu'avez-vous fait, Jane ? dites-moi. »

Je commençai alors le récit de tout ce qui s'était passé pendant cette année, adoucissant beaucoup ce qui avait rapport aux trois jours où j'avais erré mourante de faim : c'eût été lui imposer une souffrance inutile. Le peu que je racontai lui fit une peine plus grande que je n'aurais voulu.

Il me dit que je n'aurais pas dû le quitter ainsi, sans m'assurer quelques ressources pour mon voyage. J'aurais dû lui faire part de mon intention, me confier à lui; il ne m'aurait jamais forcée à être sa maîtresse. Quelque violent qu'il parût dans son désespoir, il m'aimait trop bien et trop tendrement pour agir en tyran. Il m'aurait donné la moitié de sa fortune sans me demander un baiser en retour, plutôt que de me voir lancée sans amis dans le monde. Il était persuadé, ajoutait-il, que j'avais souffert plus que je ne voulais le dire.

« Eh bien ! répondis-je, quelles qu'aient été mes souffrances, elles n'ont pas duré longtemps. »

Alors je me mis à lui raconter comment j'avais été reçue à Moor-House, et comment j'avais obtenu une place de maîtresse d'école; puis je lui parlai de mon héritage, et de la manière dont j'avais découvert mes parents. Le nom de Saint-John revint fréquemment dans mon récit. Aussi, quand j'eus achevé, ce nom devint immédiatement le sujet de la conversation de Mr Rochester.

« Alors ce Saint-John est votre cousin ? me dit-il.

—    Oui.

—    Vous en avez parlé souvent; l'aimiez-vous ?

—    Il était très bon, monsieur; je ne pouvais pas ne pas l'aimer.

—    Bon, cela signifie-t-il un homme de cinquante ans, respectable et se conduisant bien ? Que voulez-vous dire ? expliquez-vous.

—    Saint-John n'a que vingt-neuf ans, monsieur.

—    Il est jeune encore, comme diraient les Français. Est-ce un homme petit, froid et laid ? Est-ce un de ces hommes dont la bonté consiste plutôt à ne pas avoir de vices qu'à posséder des vertus ?

—    Il est d'une infatigable activité; le but de sa vie est d'accomplir des actes grands et nobles.

—    Mais sa tête est probablement faible. Il veut le bien, mais on ne peut s'empêcher de hausser les épaules en l'entendant parler.

—    Il parle peu, monsieur, mais ce qu'il dit en vaut toujours la peine. Sa tête est très forte; son esprit inflexible, mais vigoureux.

—    Alors c'est un homme remarquable ?

—    Oui, vraiment remarquable.

—    Instruit ?

—    Saint-John est accompli et profondément instruit.

—    Ne m'avez-vous pas dit que ses manières ne vous plaisaient pas ? Il est probablement sermonneur et suffisant ?

—    Je n'ai jamais parlé de ses manières; mais si elles ne me plaisent pas, c'est que j'ai très mauvais goût : car elles sont polies, calmes et douces.

—    J'ai oublié ce que vous m'avez dit de son extérieur. C'est probablement quelque rude ministre à moitié étranglé dans sa cravate blanche et perché sur les épaisses semelles de ses souliers; n'est-ce pas ?

—    Saint-John s'habille bien; il est grand et beau; ses yeux sont bleus et son profil grec.

—    Le diable l'emporte ! » dit-il à part. Puis, s'adressant à moi, il ajouta : « L'aimiez-vous, Jane ?

—    Oui, monsieur Rochester, je l'aimais; mais vous me l'avez déjà demandé. »

Je vis bien ce qu'éprouvait Mr Rochester; la jalousie s'était emparée de lui et le mordait cruellement; mais la morsure était salutaire : elle l'arrachait à sa douloureuse mélancolie. Aussi, je ne voulus pas éloigner immédiatement le serpent.

« Peut-être ne désirez-vous pas rester plus longtemps sur mes genoux, mademoiselle Eyre ? » me dit Mr Rochester.

Je ne m'attendais pas à cette observation.

« Pourquoi pas, monsieur Rochester ? répondis-je.

—    Après le tableau que vous venez de me faire, vous trouvez probablement le contraste bien grand. Vous m'avez dépeint un gracieux Apollon. Il est présent à votre imagination, grand, beau, avec ses yeux bleus et son profil grec. Votre regard repose sur un Vulcain, un véritable forgeron, brun, aux larges épaules, aveugle et estropié pardessus le marché.

—    Je n'y avais jamais pensé, monsieur; mais il est certain que vous ressemblez à un Vulcain.

—    Eh bien ! vous pouvez, me quitter; mais avant de partir (et il me retint par une étreinte plus forte que jamais) vous me ferez le plaisir de répondre à une ou deux questions. »

Il s'arrêta.

« Quelles questions, monsieur ? »

Et alors commença un rude examen.

« Saint-John, dit-il, vous avait fait obtenir cette place de maîtresse d'école avant de voir une cousine en vous ?

—    Oui.

—    Vous le voyiez souvent ? Il visitait l'école de temps en temps ?

—    Tous les jours.

—    Et il approuvait vos plans ? car vous êtes savante et habile, Jane.

—    Oui, il les approuvait.

—    Il découvrit en vous bien des choses qu'il n'avait pas espéré y trouver; vous avez des talents peu ordinaires.

—    Je ne puis pas vous répondre là-dessus.

—    Vous dites que vous aviez une petite ferme près de l'école; y venait-il jamais vous voir ?

—    De temps en temps.

—    Le soir ?

—    Une ou deux fois. »

Mr Rochester s'arrêta un instant.

Charlotte Brontë

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