Charlotte Brontë

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Je pressai mes lèvres sur ses yeux brillants jadis, et éteints maintenant. Je soulevai ses cheveux et je baisai son front. Il sembla se réveiller tout à coup et se convaincre qu'il n'était pas le jouet d'un songe.

« C'est vous, Jane, n'est-ce pas ? dit-il; et vous êtes revenue vers moi ?

—    Oui monsieur.

—    Alors vous n'êtes pas étendue sans vie dans quelque fossé ou dans quelque torrent ? Vous n'êtes pas méprisée chez des étrangers ?

—    Non, monsieur; je suis indépendante maintenant.

—    Indépendante ! que voulez-vous dire, Jane ?

—    Mon oncle de Madère est mort et m'a laissé cinq mille livres sterling.

—    Ah ! s'écria-t-il, voilà qui est vrai. Je n'aurais jamais rêvé cela. Et puis, c'est bien sa voix si animée, si piquante et pourtant si douce; elle réjouit mon âme flétrie et y ramène la vie. Comment, Jane, vous êtes indépendante, vous êtes riche ?

—    Oui, monsieur; et, si vous ne voulez pas me laisser demeurer avec vous, je pourrai faire bâtir une maison tout près de la vôtre. Le soir, quand vous aurez besoin de compagnie; vous viendrez vous asseoir dans mon salon.

—    Mais maintenant que vous êtes riche, Jane, vous avez sans doute des amis qui veilleront sur vous, et ne vous laisseront pas dévouer votre vie à un pauvre aveugle ?

—    Je vous ai dit, monsieur, que j'étais aussi indépendante que riche. Je suis ma maîtresse.

—    Et voulez-vous rester avec moi ?

—    Certainement, à moins que vous ne le vouliez pas; je serai votre voisine, votre garde-malade, votre femme de charge. Je vous ai trouvé seul, je serai votre compagne; je lirai pour vous; je me promènerai avec vous; je m'assiérai près de vous; je vous servirai; je serai vos mains et vos yeux. Cessez de paraître triste, mon cher maître; tant que je vivrai, vous ne serez pas seul. »

Il ne répondit pas; il semblait sérieux et absorbé; il soupira; il entrouvrit ses lèvres pour parler et les referma de nouveau. Je me sentis embarrassée; j'avais peut-être mis trop d'empressement dans mes offres; peut-être j'avais trop brusquement sauté par-dessus les convenances; et lui, comme Saint-John, avait été choqué de mon étourderie. C'est qu'en faisant ma proposition, j'avais la pensée qu'il désirait et voulait faire de moi sa femme. Bien qu'il ne l'eût pas dit, j'étais persuadée qu'il me réclamerait comme sa propriété; mais, voyant qu'il ne disait rien sur ce sujet et que sa contenance devenait de plus en plus sombre, je réfléchis que je m'étais peut-être trompée et que j'avais agi trop légèrement. Alors j'essayai de me retirer doucement de ses bras; mais il me pressa avec force contre lui.

« Non, non, Jane, s'écria-t-il; ne partez pas. Je vous ai touchée, entendue; j'ai senti tout le bonheur de vous avoir près de moi, toute la douceur d'être consolé par vous; je ne puis pas renoncer à ces joies. J'ai peu de chose à moi; il faut du moins que je vous possède. Le monde pourra rire; il pourra m'appeler absurde et égoïste, n'importe mon âme a besoin de vous : elle veut être satisfaite, ou bien elle se vengera cruellement sur le corps qui l'enchaîne.

—    Eh bien, monsieur, je resterai avec vous; je vous l'ai promis.

—    Oui; mais en disant que vous resterez avec moi, vous comprenez une chose et moi une autre. Vous pourriez peut-être vous décider à être toujours près de moi, à me servir comme une complaisante petite garde-malade; car vous avez un cœur affectueux, un esprit généreux, et vous êtes prête à faire de grands sacrifices pour ceux que vous plaignez. Cela devrait me suffire, sans doute. Je ne devrais avoir pour vous que des sentiments paternels; est-ce là votre pensée, dites-moi ?

—    Je penserai ce que vous voudrez, monsieur. Je me contenterai d'être votre garde-malade, si vous croyez que cela vaut mieux.

—    Mais vous ne pourrez pas toujours être ma garde-malade, Jane; vous êtes jeune et vous vous marierez un jour.

—    Je ne désire pas me marier.

—    Il faut le désirer, Jane. Si j'étais comme jadis, je m'efforcerais de vous le faire désirer, mais un malheureux aveugle !…

Après avoir dit ces mots, il retomba dans son accablement; moi, au contraire, je devins plus gaie et je repris courage; ces dernières paroles me montraient où était l'obstacle, et comme ce n'était pas un obstacle à mes yeux, je me sentis de nouveau à l'aise; je repris la conversation avec plus de vivacité.

« Il est temps que quelqu'un vous humanise, dis-je en séparant ses cheveux longs et épais; car je vois que vous avez été changé en lion ou en quelque autre animal de cette espèce. Vous avez un faux air de Nabuchodonosor; vos cheveux me rappellent les plumes de l'aigle; mais je n'ai pas encore remarqué si vous avez laissé pousser vos ongles comme des griffes d'oiseau.

—    Au bout de ce bras, il n'y a ni main ni ongles, dit-il en tirant de sa poitrine ce membre mutilé et en me le montrant; spectacle horrible ! n'est-ce pas, Jane ?

—    Oui, il est douloureux de le voir; il est douloureux à voir vos yeux éteints et la cicatrice de votre front; et ce qu'il y a de pis, c'est qu'on court le danger de vous aimer trop à cause de tout cela et de vous mettre au-dessus de ce que vous valez.

—    Je croyais, Jane, qu'envoyant mon bras et les cicatrices de mon visage, vous seriez révoltée.

—    Comment, vous pensiez cela ! Ne me le dites pas du moins; car alors j'aurais mauvaise opinion de votre jugement. Mais maintenant laissez-moi vous quitter un instant pour faire un bon feu et nettoyer le foyer. Pouvez-vous distinguer un feu brillant ?

—    Oui; de l'œil droit j'aperçois une lueur.

—    Et vous voyez aussi les bougies !

—    Chacune d'elles est pour moi un nuage lumineux.

—    Pouvez-vous m'entrevoir ?

—    Non, ma bien-aimée; mais je suis infiniment reconnaissant de vous entendre et de vous sentir.

—    Quand soupez-vous ?

—    Je ne soupe jamais.

—    Mais vous souperez ce soir. J'ai faim et vous aussi, j'en suis sûre; seulement vous n'y pensez pas. »

J'appelai Marie, et la chambre eut bientôt un aspect plus gai et plus ordonné. Je préparai un repas confortable. J'étais excitée, et ce fut avec aisance et plaisir que je lui parlai pendant le souper et longtemps après encore. Là, du moins, il n'y avait pas de dure contrainte; on n'était pas obligé de faire taire toute vivacité; je me sentais parfaitement à mon aise, parce que je savais que je lui plaisais. Tout ce que je disais semblait le consoler ou le ranimer. Délicieuse certitude qui donnait la vie et la lumière à tout mon être ! Je vivais en lui et lui en moi. Bien qu'il fût aveugle, le sourire animait son visage, la joie brillait sur son front, et ses traits prenaient une expression plus chaude et plus douce.

Après le souper, il me fit beaucoup de questions pour savoir où j'avais été, ce que j'avais fait et comment je l'avais trouvé; mais je ne lui répondis qu'à moitié : il était trop tard pour entrer dans ces détails. D'ailleurs j'aurais voulu ne toucher aucune corde trop vibrante, n'ouvrir aucune nouvelle source d'émotion dans son cœur. Mon seul désir pour le moment était de l'égayer; j'avais réussi en partie; mais néanmoins sa gaieté ne venait que par instants. Si la conversation se ralentissait un peu, il devenait inquiet, me touchait et me disait :

« Jane, Jane, vous êtes pourtant bien une créature humaine; vous en êtes sûre, n'est-ce pas ?

—    Je le crois, sans doute, monsieur.

—    Mais comment se fait-il que, dans cette soirée triste et sombre, vous vous êtes tout à coup trouvée près de mon foyer solitaire ? J'ai étendu la main pour prendre un verre d'eau, et c'est vous qui me l'avez donné; j'ai fait une question, pensant que la femme de John allait me répondre, et c'est votre voix qui a retenti à mes oreilles.

—    Parce que c'était moi qui avais apporté le plateau, et non pas Marie.

—    Les heures que je passe avec vous sont comme enchantées. Personne ne peut savoir quelle vie triste, sombre et sans espoir, j'ai menée pendant de longs mois. Je ne faisais rien, je n'espérais rien. Je confondais le jour et la nuit. Je ne sentais que le froid quand je laissais le feu s'éteindre, la faim quand j'oubliais de manger, et une tristesse incessante, quelquefois même un véritable délire en ne voyant plus ma Jane chérie; oui, je désirais bien plus ardemment la sentir près de moi que de recouvrer ma vue perdue. Comment se peut-il que Jane soit avec moi et me dise qu'elle m'aime ? Ne partira-t-elle pas aussi subitement qu'elle est venue ? J'ai peur de ne plus la retrouver demain. »

Une réponse ordinaire et pratique, sortant des préoccupations de son esprit troublé, était le meilleur moyen de le rassurer dans l'état où il se trouvait. Je passai mes doigts sur ses sourcils; je lui fis remarquer qu'ils étaient brûlés, et je lui dis que je me chargeais de les lui faire repousser aussi épais et aussi noirs qu'auparavant.

« Pourquoi me faire du bien, esprit bienfaisant, puisqu'il arrivera un moment fatal où vous me quitterez encore ? Vous disparaîtrez comme une ombre, et je ne saurai pas où vous irez, et je ne pourrai plus vous retrouver.

—    Avez-vous un petit peigne sur vous, monsieur ? demandai-je.

—    Pourquoi, Jane ?

—    Pour peigner un peu votre crinière noire. Je vous trouve effrayant quand je vous examine de près. Vous dites que je suis une fée; mais vous, vous ressemblez encore plus à un lutin.

—    Suis-je bien laid, Jane ?

—    Oui, monsieur, vous l'avez toujours été.

—    Hein ?… Ceux avec lesquels vous avez demeuré ne vous ont pas corrigée de votre malice.

—    Et pourtant ils étaient bons, cent fois meilleurs que vous; ils se nourrissaient d'idées dont vous ne vous êtes jamais inquiété. Leurs pensées étaient bien plus raffinées et bien plus élevées que les vôtres.

—    Avec qui diable avez-vous été ?

—    Si vous remuez ainsi, je vous arracherai tous les cheveux, et alors au moins vous cesserez de douter de mon existence.

—    Avec qui avez-vous demeuré, Jane ?

—    Je ne vous le dirai pas ce soir, monsieur; il faudra que vous attendiez jusqu'à demain. Laisser mon histoire inachevée sera pour moi une garantie que je serai appelée à votre table pour la finir. Ah ! il faut me souvenir que je ne dois point apparaître à votre foyer simplement avec un verre d'eau; il faudra apporter au moins un œuf, sans parler du jambon frit.

—    Petite railleuse ! Enfant des fées et des gnomes, j'éprouve près de vous ce que je n'ai pas éprouvé depuis un an. Si Saül vous avait eue en place de David, l'esprit malin aurait été exorcisé sans l'aide de la harpe.

—    Maintenant, monsieur, vous voilà bien peigné, et je vais vous quitter; car j'ai voyagé trois jours, et je suis fatiguée. Bonsoir.

—    Encore un mot, Jane. N'y avait-il que des dames dans la maison où vous avez demeuré ? »

Je m'enfuis en riant, et je riais encore en montant l'escalier.

« Une bonne idée, pensai-je; j'ai là un moyen pour le tirer de sa tristesse, pendant quelque temps du moins. »

Charlotte Brontë

Jane Eyre

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