Jane Eyre

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Vous croyez peut-être que j'avais oublié Mr Rochester dans tous ces changements de lieux et de fortune. Oh ! non, pas un instant. Sa pensée me poursuivait toujours; ce n'était pas une de ces vapeurs légères que peut dissiper un rayon de soleil, un de ces souvenirs tracés sur le sable, qu'efface le premier orage : c'était un nom profondément gravé et qui devait durer aussi longtemps que le marbre sur lequel il était inscrit. J'étais sans cesse poursuivie par le désir de connaître sa destinée; chaque soir, quand j'étais à Morton, je m'enfermais dans ma petite ferme pour y songer, et maintenant, à Moor-House, chaque nuit j'allais me réfugier dans ma chambre pour rêver à lui.

Dans le cours de ma correspondance avec Mr Briggs, à l'occasion du testament, je lui avais demandé s'il connaissait la résidence actuelle de Mr Rochester et l'état de sa santé. Mais, ainsi que le pensait Saint-John, il ne savait rien. Alors j'écrivis à Mme Fairfax, pour lui demander des détails; j'étais sûre d'obtenir des renseignements par ce moyen; j'étais convaincue que la réponse serait prompte. Je fus étonnée de voir quinze jours se passer sans qu'elle arrivât; mais lorsque, après deux mois d'attente, la poste ne m'eut encore rien apporté, je sentis une douloureuse anxiété s'emparer de moi.

J'écrivis de nouveau; je pensais que ma première lettre avait peut-être été perdue. Ce nouvel essai ranima mes espérances; cet espoir dura quelques semaines, comme le précédent, puis, comme lui, fut détruit; je ne reçus pas une ligne, pas un mot. Après avoir vainement attendu six mois, mon espérance s'éteignait tout à fait, et je devins vraiment triste.

Le printemps était beau, mais je n'en jouissais pas. L'été approchait. Diana essayait de m'égayer; elle me dit que j'avais l'air malade et voulut m'accompagner aux bains de mer. Saint-John s'y opposa : il déclara que je n'avais pas besoin de distraction, mais plutôt de travail; que ma vie n'avait pas de but et qu'il m'en fallait un; et, probablement pour suppléer à ce qui me manquait, il prolongea encore mes leçons d'hindoustani et devint de plus en plus exigeant. Je ne cherchai pas à lui résister, je ne le pouvais pas.

Un jour, je commençai mes études plus triste encore qu'à l'ordinaire. Voici ce qui avait occasionné ce surcroît de souffrance. Dans la matinée, Anna m'avait dit qu'il y avait une lettre pour moi, et, lorsque je descendis pour la prendre, presque certaine de trouver les nouvelles que je désirais tant, je vis tout simplement une lettre d'affaires de Mr Briggs. Cet amer désappointement m'arracha quelques larmes, et, au moment où je me mis à étudier les caractères embrouillés et le style fleuri des écrivains indiens, mes yeux se remplirent de nouveau.

Saint-John m'appela pour me faire lire; mais la voix me manqua, les paroles furent étouffées par les sanglots. Lui et moi étions seuls dans le parloir; Diana étudiait son piano dans le salon, et Marie jardinait. C'était un beau jour de mai, la brise était fraîche et le soleil brillant; Saint-John ne sembla nullement étonné de mon émotion. Il ne m'en demanda pas la cause et se contenta de me dire :

« Jane, nous attendrons quelques minutes, jusqu'à ce que vous soyez plus calme. »

Et, pendant que je m'efforçais de réprimer rapidement ma douleur, il demeura tranquille et patient, appuyé sur son pupitre me regardant comme un médecin qui examine avec les yeux de la science une crise attendue et facile à comprendre pour lui. Après avoir étouffé mes sanglots, essuyé mes larmes et murmuré tout bas quelque chose sur ma santé, j'achevai de prendre ma leçon. Saint-John serrai ses livres et les miens, ferma son pupitre et me dit : « Maintenant Jane, vous allez venir promener avec moi.

—    Je vais appeler Diane. et Marie.

—    Non, aujourd'hui je ne veux qu'une seule compagne, et cette compagne sera vous. Habillez-vous; sortez par la porte de la cuisine; prenez la route qui conduit dans le haut de Marsh-Glen; je vous rejoindrai dans un instant. »

Je ne voyais aucun expédient : toutes les fois que j'ai eu affaire à des caractères durs, positifs et contraires au mien, je n'ai jamais su rester entre l'obéissance absolue ou la révolte complète; jusqu'au moment d'éclater je suis demeurée entièrement soumise, mais alors je me suis insurgée avec toute la véhémence d'un volcan. Dans les circonstances présentes j'étais peu disposée à la révolte; j'obéis donc aux ordres de Saint-John, et, au bout de dix minutes, nous nous promenions ensemble sur la route de la vallée.

Le vent soufflait de l'ouest; il nous arrivait chargé du doux parfum de la bruyère et du jonc. Le ciel était d'un bleu irréprochable; le torrent qui descendait le long du ravin avait été grossi par les pluies et se précipitait abondant et clair, reflétant les rayons dorés du soleil et les teintes azurées du firmament. Lorsque nous avançâmes, nous quittâmes les sentiers pour marcher sur un gazon doux et fin, d'un vert émeraude, parsemé de délicates fleurs blanches et de petites étoiles d'un jaune d'or. Nous étions entourés de montagnes, car la vallée était placée au centre de la chaîne.

« Asseyons-nous ici, » dit Saint-John au moment où nous atteignions les premiers rochers qui gardent l'entrée d'une gorge où le torrent se précipite en cascade.

Un peu au delà, la montagne n'avait plus ni fleurs ni gazon, la mousse lui servait de tapis, le roc de pierre précieuse. Le pays, d'abord inculte, devenait sauvage; la fraîcheur se changeait en froid. Ce lieu semblait destiné à servir de dernier refuge.

Je m'assis; Saint-John se tint près de moi; il regarda la gorge et le gouffre; ses yeux suivirent le torrent, puis se dirigèrent vers le ciel sans nuage qui le colorait. Il retira son chapeau et laissa la brise soulever ses cheveux et caresser son front. Il semblait être entré en communion avec le génie de ce précipice et ses yeux paraissaient dire adieu à quelque chose.

« Oui, je te reverrai, dit-il tout haut, je te reverrai dans mes rêves quand je dormirai sur les bords du Gange, et plus tard encore, quand un autre sommeil s'appesantira sur moi, près des bords d'un fleuve plus sombre. »

Étrange manifestation d'un étrange amour ! Passion austère d'un patriote pour son pays ! Il s'assit. Pendant une demi-heure nous demeurâmes silencieux tous les deux; au bout de ce temps, il me dit :

« Jane, je pars dans six semaines; j'ai arrêté ma place sur un bateau qui mettra à la voile le 20 du mois de juin.

—    Dieu vous protégera, répondis-je, car c'est pour lui que vous travaillez.

—    Oui, reprit-il, c'est là ma gloire et ma joie. Je suis le serviteur d'un maître infaillible. Je ne marche pas sous une direction humaine; je ne serai pas soumis aux lois défectueuses, à l'examen incertain de mes faibles frères : mon roi, mon légiste, mon chef, est la perfection même. Il me semble étrange que tous ceux qui m'entourent ne brûlent pas de se ranger sous la même bannière, de prendre part à la même œuvre.

—    Tous n'ont pas votre énergie, et ce serait folie aux faibles que de désirer marcher avec les forts.

—    Je ne parle pas des faibles, je n'y pense même pas; je parle de ceux qui sont dignes de cette tâche et capables de l'accomplir.

—    Ceux-là sont peu nombreux et difficiles à trouver.

—    Vous dites vrai; mais, quand on les a trouvés, on doit les exciter, les exhorter à faire un effort, leur montrer les dons qu'ils ont reçus et leur dire pourquoi, leur parler au nom du ciel, leur offrir, de la part de Dieu, une place parmi les élus.

—    S'ils sont nés pour cette œuvre, leur cœur le leur dira bien. »

Il me semblait qu'un charme terrible s'opérait autour de moi, et je craignais d'entendre prononcer le mot fatal qui achèverait l'enchantement.

« Et que vous dit votre cœur ? demanda Saint-John.

—    Mon cœur est muet, mon cœur est muet, répondis-je en tremblant.

—    Alors, je parlerai pour lui, reprit la même voix profonde et infatigable. Jane, venez avec moi aux Indes, venez comme ma femme, comme la compagne de mes travaux. »

Il me sembla que la vallée et le ciel s'affaissaient; les montagnes s'élevaient. C'était comme si je venais d'entendre un ordre du ciel, comme si un messager invisible, semblable à celui de la Macédoine, m'eût crié : « Venez, aidez-nous. » Mais je n'étais pas un apôtre; je ne pouvais pas voir le héraut, je ne pouvais pas recevoir son ordre.

« Oh ! Saint-John, m'écriai-je, ayez pitié de moi ! »

J'implorais quelqu'un qui ne connaissait ni pitié ni remords, quand il s'agissait d'accomplir ce qu'il regardait comme son devoir. Il continua :

« Dieu et la nature vous ont créée pour être la femme d'un missionnaire; vous avez reçu les dons de l'esprit et non pas les charmes du corps; vous êtes faite pour le travail et non pas pour l'amour. Il faut que vous soyez la femme d'un missionnaire, et vous le serez; vous serez à moi; je vous réclame, non pas pour mon plaisir, mais pour le service de mon maître.

—    Je n'en suis pas digne; ce n'est pas là ma vocation. » répondis-je.

Il avait compté sur ces premières objections et il n'en fut point irrité. Il était appuyé contre la montagne, avait les bras croisés sur la poitrine et paraissait parfaitement calme. Je vis qu'il était préparé à une longue et douloureuse opposition, et qu'il s'était armé de patience pour continuer jusqu'au bout, mais qu'il était décidé à sortir victorieux de la lutte.

« Jane, reprit-il, l'humilité est la base de toutes les vertus chrétiennes. Vous avez raison de dire que vous n'êtes pas digne de cette œuvre; mais qui en est digne ? Et ceux qui ont été véritablement appelés par Dieu se sont-ils jamais crus dignes de cette vocation ? Moi, par exemple, je ne suis que poussière et cendre, et, avec saint Paul, je reconnais en moi le plus grand des pécheurs; mais je ne veux pas être entravé par ce sentiment de mon indignité. Je connais mon chef; il est aussi juste que puissant, et, puisqu'il a choisi un faible instrument pour accomplir une grande œuvre, il suppléera à mon insuffisance par les richesses infinies de sa providence. Pensez comme moi, Jane, et, comme moi, ayez confiance. Je vous donne le rocher des siècles pour appui; ne doutez pas qu'il pourra supporter le poids de votre faiblesse humaine.

—    Je ne comprends pas la vie des missionnaires, repris-je, je n'ai jamais étudié leurs travaux.

—    Eh bien, moi, quelque humble que je sois, je puis vous donner le secours dont vous avez besoin. Je puis vous tracer votre tâche heure par heure, être toujours près de vous, vous aider à chaque instant. Je ferai tout cela dans le commencement; mais je sais que vous pouvez, et bientôt vous serez aussi forte et aussi capable que moi, et vous n'aurez plus besoin de mon secours.

—    Mais où trouverai-je la force nécessaire pour accomplir cette tâche ? je ne la sens pas en moi. Je ne suis ni émue ni excitée pendant que vous me parlez; aucune flamme ne s'allume en moi, aucune voix ne me conseille et ne m'encourage; je ne me sens point animée par une vie nouvelle. Je voudrais pouvoir vous montrer qu'en ce moment mon esprit est un cachot que n'éclaire aucun rayon; dans ce cachot est enchaînée une âme craintive, qui a peur d'être entraînée par vous à tenter ce qu'elle ne pourra pas accomplir.

—    J'ai une réponse à vous faire; écoutez-moi. Depuis que je vous connais, je vous ai toujours examinée. Pendant dix mois, vous avez été le sujet de mes études; je vous ai soumise à d'étranges épreuves : qu'ai-je vu, qu'ai-je conclu ? Quand vous étiez maîtresse d'école dans un village, vous avez su accomplir avec exactitude et droiture une tâche qui ne convenait ni à vos habitudes ni à vos goûts; j'ai vu que vous l'accomplissiez avec tact et capacité : vous avez su vous vaincre. En voyant le calme avec lequel vous avez reçu la nouvelle de votre fortune subite, j'ai reconnu que vous n'étiez pas avide de richesse, que l'argent n'avait aucune puissance sur vous. Quand, avec un élan résolu, vous avez partagé votre fortune en quatre parts, n'en gardant qu'une pour vous et abandonnant les trois autres pour satisfaire une justice douteuse, j'ai vu que votre âme aimait le sacrifice. Quand, pour contenter mon désir, vous avez abandonné une étude qui vous intéressait et que vous en avez entrepris une qui m'intéressait, quand j'ai vu l'assiduité infatigable avec laquelle vous avez persévéré, votre énergie inébranlable contre les difficultés, j'ai compris que vous aviez toutes les qualités que je cherchais. Jane, vous êtes docile, active, désintéressée, fidèle, constante et courageuse, très douce et très héroïque : cessez de vous défier de vous-même; moi, j'ai en vous une confiance illimitée; votre secours me sera d'un prix inappréciable; vous me servirez de directrice des écoles de l'Inde, et vous serez ma compagne et mon aide parmi les femmes indiennes. »

Charlotte Brontë

Jane Eyre ou Les mémoires d'une institutrice

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