Charlotte Brontë

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Diana se mit à rire.

« Comment, Saint-John ! s'écria-t-elle; elle a tout au plus dix-sept ou dix-huit ans.

—    J'ai près de dix-neuf ans, dis-je, mais je ne suis pas mariée. »

Je sentis le rouge me monter au visage, car ce mot de mariage avait réveillé chez moi des souvenirs amers et cuisants. Tous virent mon embarras et mon émotion; mais le frère, plus sombre et plus froid, continua à me regarder jusqu'à ce que le trouble m'eût amené des larmes dans les yeux.

« Où avez-vous demeuré en dernier lieu ? demanda-t-il de nouveau.

—    Vous êtes trop curieux, Saint-John, » murmura Marie à voix basse.

Mais, appuyé sur la table, Mr Rivers demandait une réponse par son regard ferme et perçant.

« Le nom du lieu où j'ai demeuré et de la personne avec laquelle j'ai vécu est mon secret, répondis-je.

—    Et, dans mon opinion, vous avez le droit de le garder et de ne répondre ni à Saint-John ni aux autres questionneurs indiscrets, remarqua Diana.

—    Et pourtant, si je ne sais rien sur vous ni sur votre histoire, je ne puis pas venir à votre aide, dit-il; et vous avez besoin de secours, n'est-ce pas ?

—    J'en ai besoin et j'en cherche; je désire que quelque véritable philanthrope me procure un travail dont le salaire suffise pour faire face aux premières nécessités de la vie.

—    Je ne sais si je suis un véritable philanthrope, mais je désire vous aider autant qu'il est en mon pouvoir pour atteindre un but aussi honnête. Mais dites-moi d'abord ce que vous avez été accoutumée à faire, puis ce que vous pouvez faire. »

J'avais avalé mon thé; ce breuvage m'avait restaurée comme du vin aurait restitué un géant; il avait donné du ton à mes nerfs sans force, et je pus m'adresser avec fermeté à ce juge jeune et pénétrant.

« Monsieur Rivers, dis-je en me tournant vers lui, et en le regardant comme il me regardait, c'est-à-dire ouvertement et sans timidité, vous et vos sœurs m'avez rendu un grand service, le plus grand qu'un homme puisse rendre à son semblable : vous m'avez arrachée à la mort par votre noble hospitalité; ce bienfait vous donne un droit illimité à ma reconnaissance, et un certain droit à ma confiance. Je vous dirai sur la voyageuse que vous avez recueillie tout ce que je puis dire sans compromettre la paix de mon esprit, ma propre sécurité morale et physique, et surtout celle des autres. Je suis orpheline, fille d'un ministre; mes parents sont morts avant que j'aie pu les connaître. Je me trouvai dans une position dépendante. Je fus élevée à une école de charité; je vous dirai même le nom de l'établissement où j'ai passé six années comme élève et deux comme maîtresse : c'était à Lowood, Institution des Orphelins, comté de… Vous aurez entendu parler de cela, monsieur Rivers; le révérend Robert Brockelhurst était trésorier.

—    J'ai entendu parler de Mr Brockelhurst, et j'ai vu l'école.

—    J'ai quitté Lowood il y a à peu près un an pour devenir institutrice dans une maison. J'avais une bonne place et j'étais heureuse; cette place, j'ai été obligée de la quitter quatre jours avant le moment où je suis arrivée ici; je ne puis pas, je ne dois pas dire la raison de mon départ : ce serait inutile, dangereux, et paraîtrait incroyable. Je ne suis pas à blâmer; je suis aussi pure qu'aucun de vous; je suis malheureuse et je le serai pendant quelque temps, car la cause qui m'a fait fuir cette maison où j'avais trouvé un paradis est à la fois étrange et vile. Lorsque je partis, deux choses seulement me paraissaient importantes, la promptitude et le secret : aussi, pour atteindre mon but, ai-je laissé derrière moi tout ce que je possédais, excepté un petit paquet; mais, dans ma hâte et mon trouble, je l'ai oublié dans la voiture qui m'a amenée à Whitcross. Je suis donc arrivée ici sans rien; j'ai dormi deux nuits en plein air; j'ai marché deux jours sans franchir le seuil d'une porte; pendant ce temps, je n'ai mangé que deux fois; et alors, épuisée par la faim, la fatigue et le désespoir, j'allais voir commencer mon agonie : mais vous, monsieur Rivers, vous n'avez pas voulu me laisser mourir de faim devant votre porte, et vous m'avez recueillie sous votre toit. Je sais tout ce que vos sœurs ont fait pour moi depuis; car, pendant ma torpeur apparente, je voyais ce qui se passait autour de moi, et j'ai vu que je devais à leur compassion naturelle, spontanée et généreuse, autant qu'à votre charité évangélique.

—    Ne la faites plus parler maintenant, Saint-John, dit Diana en me voyant m'arrêter; elle n'est pas en état d'être excitée; venez vous asseoir sur le sofa, mademoiselle Elliot. »

Je tressaillis involontairement; j'avais oublié mon nouveau nom. Mr Rivers, à qui rien ne semblait échapper, l'eut bientôt remarqué.

« Vous dites que votre nom est Jane Elliot ? me demanda-t-il.

—    Je l'ai dit, et c'est en effet le nom par lequel je désire être appelée pour le moment; mais ce n'est pas mon véritable nom, et, quand je l'entends, il sonne étrangement à mes oreilles.

—    Vous ne voulez pas dire votre véritable nom ?

—    Non; je crains par-dessus tout qu'on ne découvre qui je suis, et j'évite tout ce qui pourrait trahir mon secret.

—    Et vous avez bien raison, dit Diana. Maintenant, mon frère, laissez-la tranquille un moment ! »

Mais Saint-John, après avoir réfléchi quelque temps, reprit avec son ton imperturbable et sa pénétration ordinaire :

« Vous ne voudriez pas accepter longtemps notre hospitalité; vous voudriez vous débarrasser, aussitôt que possible, de la compassion de mes sœurs, et surtout de ma charité (car j'ai bien remarqué la distinction que vous faisiez entre nous : je ne vous en blâme pas, elle est juste); vous désirez être indépendante.

—    Oui, je vous l'ai déjà dit; montrez-moi ce que je dois faire ou comment je dois me procurer de l'ouvrage : c'est tout ce que je vous demande. Envoyez-moi, s'il le faut, dans la plus humble ferme; mais, jusque-là, permettez-moi de rester ici; car j'aurais bien peur s'il fallait recommencer à lutter contre les souffrances d'une vie vagabonde.

—    Certainement vous resterez ici, me dit Diana en posant sa main blanche sur ma tête.

—    Oh ! oui » répéta Marie avec la sincérité peu expansive qui lui était naturelle.

—    Vous le voyez, me dit Saint-John; mes sœurs ont du plaisir à vous garder, comme elles auraient du plaisir à garder et à soigner un oiseau à demi gelé, qu'un vent d'hiver aurait poussé vers leur demeure. Quant à moi, je me sens plutôt disposé à vous mettre en état de vous suffire à vous-même. Je ferai mes efforts pour atteindre ce but; mais ma sphère est étroite : je ne suis qu'un pauvre pasteur de campagne; mon secours sera des plus humbles, et si vous dédaignez les petites choses, cherchez un protecteur plus puissant que moi.

—    Elle vous a déjà dit qu'elle voulait bien faire tout ce qui était honnête et en son pouvoir, répondit Diana; et vous savez, Saint-John, qu'elle ne peut pas choisir son protecteur; elle est bien forcée de vous accepter, malgré votre esprit pointilleux.

—    Je serai couturière, lingère, domestique, bonne d'enfants même, si je ne puis rien trouver de mieux, répondis-je.

—    C'est bien, dit Saint-John. Si telles sont vos dispositions, je vous promets de vous aider dans mon temps et à ma manière. »

Il reprit alors le livre qu'il lisait avant le thé; je me retirai bientôt, car j'étais restée debout, et j'avais parlé autant que mes forces me le permettaient.

Charlotte Brontë

Jane Eyre - Biographie

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