La clarté de ses prunelles.

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Théodore de Banville

Son Chat lui prêta la clarté de ses prunelles

Le Chat aime le repos, la volupté, la tranquille joie; il a ainsi démontré l'absurdité et le néant de l'agitation stérile. Il n'exerce aucune fonction et ne sort de son repos que pour se livrer au bel art de la chasse, montrant ainsi la noblesse de l'oisiveté raffinée et pensive, sans laquelle tous les hommes seraient des casseurs de cailloux. Il est ardemment, divinement, délicieusement propre, et cache soigneusement ses ordures; n'est-ce pas déjà un immense avantage qu'il a sur beaucoup d'artistes, qui confondent la sincérité avec la platitude ? Mais bien plus, il veut que sa robe soit pure, lustrée, nette de toute souillure. Que cette robe soit de couleur cendrée, ou blanche comme la neige, ou de couleur fauve rayée de brun, ou bleue, car ô bonheur ! il y a des Chats bleus ! le Chat la frotte, la peigne, la nettoie, la pare avec sa langue râpeuse et rose, jusqu'à ce qu'il l'ait rendue séduisante et lisse, enseignant ainsi en même temps l'idée de propreté et l'idée de parure; et qu'est-ce que la civilisation a trouvé de plus ? Sans ce double et précieux attrait, quel serait l'avantage de madame de Maufrigneuse sur une marchande de pommes de la Râpée, ou plutôt quel ne serait pas son désavantage vis-à-vis de la robuste fille mal lavée ? Sous ce rapport, le moindre Chat surpasse de beaucoup les belles, les reines, les Médicis de la cour de Valois et de tout le seizième siècle, qui se bornaient à se parfumer, sans s'inquiéter du reste.

Aussi a-t-il servi d'incontestable modèle à la femme moderne. Comme un Chat ou comme une Chatte, elle est, elle existe, elle se repose, elle se mêle immobile à la splendeur des étoffes, et joue avec sa proie comme le Chat avec la souris, bien plus empressée à égorger sa victime qu'à la manger. Tels les Chats qui, au bout du compte, préfèrent de beaucoup le lait sucré aux souris, et jouent avec la proie vaincue par pur dandysme, exactement comme une coquette, la laissant fuir, s'évader, espérer la vie et posant ensuite sur elle une griffe impitoyable. Et c'est d'autant plus une simple volupté, que leurs courtes dents ne leur servent qu'à déchirer, et non à manger. Mais tout en eux a été combiné pour le piège, la surprise, l'attaque nocturne; leurs admirables yeux qui se contractent et se dilatent d'une façon prodigieuse, y voient plus clair la nuit que le jour, et la pupille qui le jour est comme une étroite ligne, dans la nuit devient ronde et large, poudrée de sable d'or et pleine d'étincelles. Escarboucle ou émeraude vivante, elle n'est pas seulement lumineuse, elle est lumière. On sait que le grand Camoëns, n'ayant pas de quoi acheter une chandelle, son Chat lui prêta la clarté de ses prunelles pour écrire un chant des Lusiades. Certes, voilà une façon vraie et positive d'encourager la littérature, et je ne crois pas qu'aucun ministre de l'instruction publique en ait jamais fait autant. Bien certainement, en même temps qu'il l'éclairait, le bon Chat lui apportait sa moelleuse et douce robe à toucher, et venait chercher des caresses pour le plaisir qu'elles lui causaient, sentiment qui, ainsi que nous l'avons vu, blessait Buffon, mais ne saurait étonner un poète lyrique, trop voluptueux lui-même pour croire que les caresses doivent être recherchées dans un but austère et exempt de tout agrément personnel.

Peut-être y a-t-il des côtés par lesquels le Chat ne nous est pas supérieur; en tout cas, ce n'est pas par sa charmante, fine, subtile et sensitive moustache, qui orne si bien son joli visage et qui, munie d'un tact exquis, le protège, le gouverne, l'avertit des obstacles, l'empêche de tomber dans les pièges. Comparez cette parure de luxe, cet outil de sécurité, cet appendice qui semble fait de rayons de lumière, avec notre moustache à nous, rude, inflexible, grossière, qui écrase et tue le baiser, et met entre nous et la femme aimée une barrière matérielle. Contrairement à la délicate moustache du Chat qui jamais n'obstrue et ne cache son petit museau rose, la moustache de l'homme, plus elle est d'un chef, d'un conducteur d'hommes, plus elle est belle et guerrière, plus elle rend la vie impossible; c'est ainsi qu'une des plus belles moustaches modernes, celle du roi Victor-Emmanuel, qui lui coupait si bien le visage en deux comme une héroïque balafre, ne lui permettait pas de manger en public; et, quand il mangeait tout seul, les portes bien closes, il fallait qu'il les relevât avec un foulard, dont il attachait les bouts derrière sa tête. Combien alors ne devait-il pas envier la moustache du Chat, qui se relève d'elle-même et toute seule, et ne le gêne en aucune façon dans les plus pompeux festins d'apparat !

Théodore DeBanville

Son Chat lui prêta la clarté de ses prunelles

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