Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

Mais, dès que, au lieu de penser à l’espèce de feu qui lui brûlait la poitrine et tous les membres, il revoyait l’image de la femme, la figure, le corps affolant, et les gestes de tendresse de celle qui lui causait ces désordres, il avait la sensation que le ciel et la terre se fondissent au dedans de lui, en quelque substance sans nom dans la langue humaine, et dont la saveur, même imaginaire, le rendait infailliblement ivre.

Il allait sortir, malgré la température accablante de la journée orageuse. Il voulait marcher, aller n’importe où, très loin, s’endormir par la fatigue, quand il se heurta, à la sortie de l’hôtel, à trois gamins portant sur leur tête des paniers de fleurs si admirables, qu’il se retourna malgré lui pour voir plus longtemps ces parterres ambulants, et eut la curiosité de savoir à qui de telles merveilles étaient destinées. N’osant interroger personne, il prit le parti de suivre tout simplement les porteurs.

Quelle ne fut pas sa stupéfaction, en les voyant frapper à la porte de l’appartement de Dante Léonard William ! Il s’arrêta sur le palier, un peu honteux de son indiscrétion, mais intrigué au plus haut point par la nouvelle fantaisie étrange de son ami l’Anglais.

Heureux homme ! fit-il à part soi, au moins celui-là s’amuse ! Pourquoi l’ai-je plaint tant de fois ? Pourquoi l’ai-je cru digne de commisération sous le prétexte qu’il n’aime pas, parce qu’il ne peut pas aimer ? Mais c’est l’être le plus fortuné du monde, puisqu’il ignore le tourment que je souffre ! »

Il se hasarda à passer devant la porte encore entrouverte. Il l’aperçut lui-même debout, contemplant ces fleurs nouvelles avec un plaisir qui lui faisait épanouir sa mobile physionomie. Le poète le vit et l’appela sans hésitation.

—    Venez donc ! venez donc ! dit-il, voici, dans ces paniers, la meilleure raison de croire en Dieu !

—    Je vous avoue que je suis ces corbeilles depuis la porte de la rue. C’est d’un attrait irrésistible. Mais vous donnez une fête ?…

—    Je me donne une fête, dît-il, en effet; voulez-vous en profiter ?

—    Non ! je vous remercie; par ces temps-là, dit-il, en montrant le ciel qui s’assombrissait, vous savez que je fais un triste convive…

—    Oh ! rassurez-vous ! on ne danse pas chez moi et j’ai même négligé de faire monter des rafraîchissements…

—    Mais je n’ai pas le cœur à causer; cela ne va pas; j’aurais besoin d’être seul…

—    Restez donc, je suis seul, et je n’ai pas envie de parler, dit Lee en fouillant dans de grands cartons à dessins.

On entendait un léger bruit de soie froissée dans la seconde pièce, qu’une portière seulement séparait de celle où ces messieurs se trouvaient.

—    Vous êtes seul ? Mais… cette fête ? ces fleurs ? cela ne cache pas quelque fée ?…

—    Bah ! mais non : rien qu’une fleur, encore une fleur.

Et l’Anglais, soulevait la portière, en indiquant du doigt la fleur qu’il allait mêler à celles des trois corbeilles.

Gabriel poussa une exclamation.

—    Chut !

C’est à peine si l’on pouvait reconnaître Carlotta dans l’apparition qui venait d’arracher au jeune homme un cri d’admiration. Elle s’avança au signe qui lui fut fait, sans avoir cependant levé les yeux. Elle n’eut pas plus l’air de reconnaître Dompierre qu’elle ne semblait s’apercevoir qu’il y eût là quelqu’un. Elle marchait du même pas naturel, avec le même déhanchement simple qu’elle avait à l’Isola Bella. On eût dit qu’elle était chez elle, avec cette aisance de gestes particulière à tout être humain qui se sent à l’abri de tout regard. Pourtant, elle était complètement nue.

—    Voyez, dit Lee avec un sentiment de fierté, ce que j’ai obtenu.

Gabriel ne put se retenir de sourire, parce que le poète disait cela du ton d’un horticulteur qui vous montre une espèce rare, résultat de longs et savants efforts appliqués à dompter la nature. Mais ici le phénomène était d’ordre contraire précisément; le dompteur avait obtenu, comme résultat, la nature.

Carlotta s’était aussitôt occupée des fleurs, et les avait disposées sur des meubles et des escabeaux, devant une baie vitrée donnant sur le lac. Puis, comme un joli animal qui a trouvé l’endroit convenable où se nicher, elle s’était étendue sur un tapis, au milieu des roses, des pivoines, des camélias et des tubéreuses.

Lee s’installa à son chevalet, et prit ses crayons.

—    C’est un bien merveilleux modèle, dit Dompierre, mais est-ce que vous obtenez qu’elle pose ?

Il doutait que cela fût possible, à la voir élever ses bras pour piquer une fleur dans sa chevelure, allonger puis reployer ses jambes, se tourner et se retourner tout entière.

—    Poser ? dit Lee, mais qu’entendez-vous par là ? Elle pose admirablement, puisque chacun de ses moindres mouvements est digne d’être retenu. Le geste qui vaut d’être fixé n’a pas de durée; il est instantané, insaisissable, sauf à un œil attentif qui l’a pour ainsi dire pressenti, qui l’attend, qui le reconnaît au moment où il s’effectue. La grande pénurie d’artistes originaux vient de ce que très peu d’hommes ont le don de happer au passage ce signe fugitif qui traduit un élément premier de la nature. Le noter seulement serait faire œuvre féconde, puisque c’est uniquement par de telles observations que la vitalité d’un art se maintient en un renouvellement continu. Pour moi, j’attache quelque valeur au fait d’en user à propos pour le transposer en ces sortes de symphonies plastiques…

Et il levait un regard indulgent sur les cartons empilés où ses compositions étaient enfermées avec soin. Déjà, sous sa main, naissaient des formes inspirées des attitudes variées de la superbe fille qui, à présent, s’étirait les bras et paraissait sur le point de s’endormir.

Et il mêlait comme à l’esquisse qu’on l’avait vu exécuter à l’Isola Bella, des ondulations, des flexibilités florales aux courbes harmonieuses du corps de la Carlotta, aux serpentements de sa chevelure brune et épaisse qui, au hasard des mouvements instinctifs, caressait ou abandonnait son épaule et son sein. Cela ressemblait à la poésie de Lee, laquelle s’élevait à chaque instant avec une liberté complète, au delà de l’observation humaine, mais étant partie toujours du solide point d’appui de la vérité. Ses dessins étaient l’illustration naturelle de ses poèmes, et l’œil, en en parcourant les savants entrelacs, était-il sur le point d’être pris de vertige dans le labyrinthe des lianes incertaines, qu’il retombait, à intervalles mesurés, sur le dessin ferme d’un bras, d’une nuque, d’un dos, d’une gorge, stylisés à peine, de peur de perdre la chaleur et l’esprit qui animent les contours humains.

Carlotta avait fermé les paupières; le double arc de ses cils répandait de la gravité sur son visage; ses joues au teint doré palissaient légèrement, et le dessin pur de sa lèvre donnait la moue divine de certains marbres antiques. Son souffle régulier soulevait et abaissait la sombre fleur de sa poitrine. Elle dormait.

—    Voilà, dit Lee, le seul repos que l’on puisse exiger d’une femme sans lui faire violence et la dénaturer… Ah ! ajouta-t-il, vous vous étonnez de ce qu’une fille qui ne permet pas à un homme de lui chatouiller le menton sur le pas de sa porte, s’endorme ici, si aisément et si vite, nue comme une Ève, en face de deux messieurs ?

—    Oh ! fit Gabriel, la pudeur est un peu comme ces fleurs, qui depuis vingt minutes ont déjà incliné la tête, et seront fanées dans deux heures… surtout quand l’orage s’en mêle !…

Le poète lut dans ses yeux la conviction où il était qu’il avait fait de Carlotta sa servante en faisant d’elle sa maîtresse.

—    Vous n’y êtes pas ! dit-il. Le jaloux Paolo qui épousera cette fille, ou l’homme qui sera son amant ne la verront jamais dans l’état où elle est là, devant nous qui sommes des étrangers pour elle. Vous auriez de la peine à vous figurer jusqu’à quel point les instincts pudibonds sont développés chez ces pauvres gens pour qui c’est un péché grave que de laisser voir seulement son épaule. La plupart s’aiment, j’en suis certain, en conservant une entière chasteté des yeux. Si j’avais « débauché » la Carlotta — dans le sens où vous entendez ce mot, — elle ne cesserait de mêler l’idée du péché à celle du dévêtement de sa chair, et je n’aurais pu m’inspirer que des mouvements de la Vénus pudique…

—    Alors, fit Gabriel, vraiment, vous n’avez pas ?…

—    Que vous êtes vulgaire ! D’ailleurs, je crois que j’aurais eu toutes les peines du monde à obtenir, à ce propos-là, la moindre faveur de Carlotta, qui est « honnête » — dans le sens où vous entendez ce mot aussi, — jusqu’au scrupule, mieux que cela, comme vous allez voir, jusqu’à l’héroïsme !

—    Oh ! oh !

—    Je vais vous en donner la preuve. Il y a une chose qui a sur cette fille un pouvoir extraordinaire, une puissance qui lui ferait, je m’en doute, tuer père et mère ou mettre le feu à son village…

—    Allons donc !…

—    Le meurtre est demeuré tout à fait dépourvu du caractère d’infamie, dans la cervelle de presque tous ces Italiens qui se sont conservés à l’abri des mélanges de races… Je considère que ce que j’ai obtenu est bien plus fort que si j’avais exigé d’elle un assassinat…

—    Mais par quel moyen, voyons !

—    Par l’or ! La vue de l’or la bouleverse, l’hypnotise, l’enivre. Elle saute, elle crie, elle devient folle; ou bien elle reste fanatisée, absorbée, silencieuse, dans une contemplation idolâtre devant la pièce d’or qu’on lui met dans la main. Vous verrez !… Eh bien ! avec tout l’or du monde, je n’eusse pas obtenu de faire d’elle ma maîtresse, dans le cas où la fantaisie m’en eût pris. Elle eût été certainement à la torture si je lui eusse mis ce marché-là en main; elle eût été capable de se noyer de désespoir, mais elle n’eût pas été capable de se donner hormis en justes noces. C’est une espèce de terreur du prêtre, de l’enfer, peut-être aussi de l’opinion du village, je ne sais au juste…

René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

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