Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

Gabriel et Luisa se retournèrent vivement à un bruit qui vint par une grande allée droite descendant jusqu’au lac par de longues marches plates et moussues.

—    Voilà quelqu’un, dit-elle, j’ai peur !

—    Folle ! dit-il, ce sont les paons !

En effet, une dizaine de paons remontaient gravement l’allée, comme une réunion d’imposants personnages.

Cependant, on vit dans l’ombre tombante, une forme humaine qui se glissait le long des hauts buis taillés. L’individu cherchait évidemment à se dissimuler : ce ne pouvait être un des jardiniers.

—    C’est quelque gamin qui vient prendre des oiseaux; il n’est pas dangereux pour nous, et c’est lui qui aura le plus peur en nous apercevant… Ah ! dit Gabriel, en le reconnaissant tout à coup, c’est l’amoureux de la belle Carlotta !

—    Comment ! c’est ce méchant vaurien qui est si jaloux et qui ne la quittait pas d’une semelle, l’autre jour, à l’Isola Bella ?

—    Pourquoi l’appelez-vous méchant ? Il aime cette fille; il est jaloux et violent; c’est bien naturel… J’espère toutefois que cet animal-là va nous laisser tranquilles !

Il parut gêné en les voyant et prit immédiatement une contre-allée qui l’éloignait de sa direction première.

—    À la bonne heure ! s’écria Dompierre, en s’élançant vers un lourd rideau de lierre pour pénétrer sous le portique où se trouvait l’entrée de la chambre. Il le tenait relevé d’une main, pour permettre à la jeune femme de pénétrer promptement dans leur refuge.

—    Tiens ! fit-il, le vent nous a fermé la porte !

Il souleva le loquet en se heurtant assez violemment contre la porte qu’il croyait devoir céder aussitôt. Elle était fermée intérieurement.

—    C’est un peu fort, par exemple !

—    Allons-nous en, je vous en prie, dit-elle; il y a peut-être quelqu’un, j’ai peur !…

Elle avait déjà repassé le rideau de lierre, quand il entendit, que l’on remuait dans la chambre. Il demanda :

—    Qui est là ?

Puis il prononça le nom du chef jardinier. On ne bougea plus et ne dit mot. En l’entendant parler à quelqu’un, Mme Belvidera s’était enfuie.

Il alla la rejoindre sous un berceau de verdure où elle s’était réfugiée toute tremblante. Il la rassura contre un danger; mais il était furieux… Quels étaient les importuns qui étaient venus s’emparer de « leur » chambre ?

—    C’est quelqu’un qui a eu la même idée que vous, mon ami !

Ils ne purent s’empêcher de rire.

Au travers d’un groupe de bruyères arborescentes, ils apercevaient l’entrée du portique, légèrement noyé dans l’ombre. Ils imaginaient l’agrément que les derniers feux du crépuscule devaient donner à cette chambre fleurie. Ils ne pouvaient détacher les yeux de cet endroit.

—    Ce sont peut-être les fées qui sont rentrées chez elles à cette heure-ci ?

Et ils regardaient les guirlandes lascives et parfumées qui débordaient des fenêtres et qu’ils avaient comparées aux bras des fées endormies. La maison était si jolie et le prestige de l’heure si favorable aux songes les plus chimériques, que cette gracieuse idée ne leur paraissait pas folle.

Comme il soupirait cependant, elle lui dit, à demi souriante :

—    Après tout, peut-être votre ami le poète anglais a-t-il raison : pourquoi vouloir donner à l’amour, dont nous ne sommes seulement pas dignes de prononcer le nom, une forme délimitée qui ne saurait que l’avilir ?… Pourquoi ne pas user de toutes les choses du monde qu’à la manière d’un tremplin qui vous élance vers le ciel ?

Il lui baisait les bras, et elle riait de la tournure de sa pensée. Il n’osait pas lui dire ce qu’il savait de la douleur intime de l’original ascète. Il n’avait plus le courage de plaisanter ses manies, et il allait essayer de détourner le sens de la conversation, lorsqu’ils entendirent un peu de bruit du côté de leur portique, et virent une main qui soulevait le rideau de lierre. Mme Belvidera très émue serrait la main de Gabriel; il attendait lui-même avec anxiété. Le lierre fut écarté; une jolie tête parut, très reconnaissable, malgré la faible lumière; c’était la belle Carlotta.

—    Ah ! fit-il tout bas, petite coquine de Carlotta ! je gage que tu ne t’enfermes pas a double tour avec les fleurs pour en tresser des guirlandes à la madone ou à ton saint patron !

—    Attendez donc ! dit Mme Belvidera, je crois qu’il y a quelqu’un avec elle…

—    Parbleu, je le crois bien ! et comme ce n’est pas son amoureux officiel, je comprends la mauvaise mine que faisait celui-ci tout à l’heure, en longeant les buis.

—    Ah ! je donnerais je ne sais quoi pour savoir qui est avec elle !

—    C’est quelqu’un que je ne plains pas, et qui a du goût assurément.

—    Le fait est que cette fille est d’une beauté !… Ha ! ha ! ha ! s’écria-t-elle, prise tout à coup d’un fou rire si violent que Gabriel dut lui poser une main sur la bouche de peur qu’elle ne se découvrit; et elle lui indiquait le petit trou dans le feuillage : Regardez donc ! regardez donc !… C’est… c’est votre ami Dante Léonard William Lee !

Il vit en effet Dante Léonard William Lee qui se faisait épingler à la boutonnière, par la jolie fille, une magnifique fleur d’iris.

—    Eh bien ! dit Mme Belvidera, vous avouerez que l’aventure n’est pas mauvaise : vous vous donnez la peine de préparer un joli nid, et c’est cet oiseau-là qui vient l’occuper à votre place. Un ascète !… ça ne vous fait pas rire ?

—    Je suis abasourdi.

—    Dites donc ! que pensez-vous de la… particularité ?

—    Je pense que ce n’est pas celle-là qui le distingue du reste des hommes, mais je l’en distinguerais volontiers pour le moment en lui coupant la gorge, à lui, à l’exclusion de tout autre !

—    Ne plaisantez pas avec ces choses-là ! Figurez-vous que j’ai une peur que l’autre, le vilain jaloux, ne se livre à quelque démonstration désagréable ! Il est là-bas : j’ai cru voir sa tête il n’y a qu’un instant, de l’autre côté des buis.

—    Diable ! est-ce qu’il faudrait maintenant que je prévinsse Lee du danger qu’il court ? Ce serait mettre le comble à la facétie ! Voyez-vous que nous ne soyons restés à la porte de la chambre que pour veiller au salut de ce…

—    Chut ! voilà Lee qui descend par le petit chemin qui nous a amenés; il a sans doute une barque qui l’attend et il ne court aucun risque, mais c’est pour cette pauvre fille que j’ai peur. Vous ne connaissez pas la violence de ces petits hommes-là, chez nous. Ce Paolo est très capable de la tuer…

Ils sortirent de leur cachette et crurent devoir aller prévenir Carlotta de la présence de son fiancé, derrière les buis. Elle ne fut nullement troublée en les reconnaissant. Ils lui demandèrent de leur vendre des fleurs, en lui signalant la présence du garçon tapi là-bas avec une mine peu rassurante. Elle comprit tout de suite, et se contenta de hausser les épaules.

—    Vous n’avez donc pas peur ?

Elle les regarda sans répondre. Toute sa figure exprimait une sérénité parfaite. Ses yeux splendides semblaient illuminer sa jolie figure; elle avait le cou dégagé, et, une main posée tranquillement sur la hanche, elle paraissait défier l’univers, dans son inconscience. Sans doute, elle savait bien qu’elle n’aurait qu’à regarder le malheureux garçon pour voir tomber sa colère. Sa puissance était si évidente qu’ils ne gardèrent aucune inquiétude.

Par curiosité, tout au moins, ils voulurent la voir partir. Elle posa un des paniers de fleurs sur sa tête et en prit adroitement quatre autres qu’elle suspendit aux anses de ses bras. Ils descendirent derrière elle, dans son sillage embaumé. Sa barque était amarrée dans le voisinage, et ils la quittèrent pour aller rejoindre les leurs demeurées plus loin.

Ils n’avaient pas fait cent pas que le bruit d’une altercation les fit retourner, et ils distinguèrent une prise de corps assez violente qui avait lieu certainement entre la pauvre Carlotta et son soupirant jaloux… Gabriel s’élançait, quand il vit très nettement la Carlotta renverser l’homme sur le rivage, sauter dans sa barque et s’éloigner en un clin d’œil à grands coups d’aviron. Le garçon se releva; il ramassa une pierre et la lança dans la direction de Carlotta. On ne vit pas tomber la pierre dans l’eau; les deux amants tremblaient que la malheureuse ne fût atteinte. Le gars ramassa une autre pierre. Mais Carlotta éleva sa voix admirable et tranquille qui éveilla un écho au mur du palais et se répandit sur le lac paisible. Elle ne précipitait déjà plus sa course; elle ramait avec son impassibilité ordinaire, et il n’y avait pas trace d’une émotion particulière dans le charme étrange de son chant impudique et candide. L’homme ne lança pas la seconde pierre. Gabriel et Luisa furent bercés tout le temps du retour par le chant ininterrompu de celle qu’ils croyaient la maîtresse de Dante Léonard William Lee.

René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

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