Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

Gabriel lui dit à la dérobée ce qu’il pensait de la jeune fille.

—    Vous croyez ? dit-elle. Dame ! vous connaissez mieux vos Parisiennes que moi; il faut que je m’en rapporte a vous !… mais cette petite a une figure charmante.

—    Vous ne trouvez pas qu’elle ressemble à sa sœur ?

—    Oui et non !

—    Bast !… et puis elle s’appelle Solweg ! Voyons, vous ne me ferez pas croire qu’une demoiselle qui s’appelle Solweg, et qui est la sœur de Madame de Chandoyseau, n’a pas couru les couloirs des théâtres soi-disant artistiques, les cheveux en bandeaux plats, en compagnie de petits pédants efflanqués, au front idéaliste et à la main cynique. Mais oui, c’est comme cela que ça se fait ! et je vous parie que votre petite vierge a pour amie quelque peintresse ou sculpteuse sans gorge ni hanche et que l’on trouve dans son atelier posant elle-même, toute nue, devant la glace.

—    Oh ! oh ! taisez-vous, vous êtes abominable… Eh bien ! mais dites donc ! je ne dîne pas avec ces gens-là, moi.

Il comprit la sottise qu’il commettait en s’excitant lui-même à abîmer une pauvre enfant qu’il ne connaissait pas, et dans le seul but de se vouloir persuader qu’il n’avait pas souillé des yeux purs.

—    Je ne sais rien de ce que je dis, après tout; je m’emporte sans raison et très imprudemment… Madame de Chandoyseau est insupportable, mais elle peut bien être la plus honnête femme du monde. Les Chandoyseau sont…

—    D’ailleurs, dit Mme Belvidera, je ne veux même pas savoir ce que je fais; je ne sais rien, moi, je ne pense à rien; je suis là, vous êtes là : je suis folle, je reste.

—    Merci, et pardonnez-moi les vilaines choses que je vous ai dites. Mais, voyez-vous, je vous aime, Luisa, je vous aime ! je voudrais vous aimer sans que personne pût en être choqué;… personne qui compte, entendez-vous ? personne ayant un cœur, une intelligence pour vous apprécier et vous chérir, comprenez-vous ? sans que personne d’ainsi fait enfin, ne vous diminuât dans son esprit. Tenez, par exemple, notre Chandoyseau, eh bien, ça m’est égal qu’elle pense ou qu’elle sache n’importe quoi; elle inventerait ce qui ne serait pas ! elle n’est personne. Eh bien ! je voudrais, au fond de moi, en ce moment-ci, que cette petite, qui sait, elle, qui a vu, je voudrais de tout mon cœur que cette petite, elle aussi, ne fût personne !… Alors tout ça me met la tête à l’envers.

Ah ! ça, mais, dites donc ! ajouta-t-il avec l’acharnement, que l’on met dans ces cas de suggestion volontaire, d’où est-ce qu’elle est tombée, à propos, cette Solweg ? Elle vient comme cela de Paris, toute seule, comme un jeune homme, en voilà des façons !…

—    Mais non ! mais non ! vous n’avez donc pas entendu que Madame de Chandoyseau nous expliquait les circonstances de l’arrivée de sa sœur ?

—    J’avoue que je n’ai pas entendu : au bout d’une minute du verbiage de cette femme là, je ne perçois plus rien de rien.

—    C’est quelquefois dommage; cette fois-ci, en tous cas, cela vous eût épargné un jugement téméraire à l’encontre de cette jeune fille qui m’intéresse, je l’avoue, je ne sais pourquoi. Madame de Chandoyseau nous a dit que son frère, vous savez, le peintre Antonius Plaisant…

—    Comment, Antonius Plaisant est le frère de Madame de Chandoyseau ?

—    Mais, mon ami, vous tombez de la lune ! vous n’écoutez jamais Madame de Chandoyseau, même pas la première minute, car elle nous a parlé maintes fois de son célèbre frère. Enfin, Antonius Plaisant chez qui Solweg était demeurée à Paris, pendant le voyage de sa sœur, ayant été appelé soudainement à Venise, comme arbitre, pour une question de médaille à décerner dans je ne sais quel concours de peinture, et sachant que les Chandoyseau étaient pour plusieurs semaines au lac Majeur, a amené sa petite sœur jusqu’à Milan, d’où il l’a expédiée à Stresa ce matin, en compagnie de la femme de chambre de Madame de Chandoyseau qui était restée au service de Solweg. Antonius n’avait pas prévenu parce qu’il sait l’affection qu’a la sœur aînée pour la cadette, et qu’il était certain de l’heureux effet de cette surprise. Est-ce clair ?

—    Et Antonius ?…

—    Antonius a filé tout droit sur Venise. Ce n’est pas un homme qui a du temps à perdre.

Mme de Chandoyseau frappant dans ses mains leur criait du haut de la petite terrasse de la trattoria où des tables proprettes étaient disposées pour le déjeuner :

—    Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce que c’est que ces bavards-là ! Voulez-vous bien vous dépêcher; le risotto vous attend, et venez voir un peu les jolies flasquettes de chianti ! Quand on pense qu’à l’hôtel on nous le sert dans des bouteilles ordinaires ! il faut se plaindre; nous nous plaindrons, n’est-ce pas, Hector ? n’est-ce pas, vous ? il faut rédiger une pétition : je la ferai apostiller par mon ami le révérend Lovely…

—    Le révérend ?…

—    Lovely; Lo-ve-ly ! Vous savez bien, le clergyman, mon clergyman. Figurez-vous, ma chère, dit-elle en se penchant à l’oreille de Mme Belvidera, figurez-vous qu’il me fait la cour !…

—    Oh !

—    Comme j’ai l’honneur de vous le dire !

—    Mais ! et mistress Lovely ?…

—    Mistress Lovely n’y voit que du feu; mistress Lovely m’adore, positivement ! C’est une femme d’une simplicité sublime… Je vous raconterai quelque chose à ce propos…

—    Dites donc !

—    Non, non, une autre fois… j’ai peur que Solweg ne m’entende…

—    Dites donc ! dites donc !

—    Eh bien ! figurez-vous que mistress Lovely vint avec moi hier à l’église catholique, pour m’accompagner simplement, bien entendu. Or il y a dans cette église un petit tableau de la primitive école lombarde que l’on nous indiqua comme une curiosité. C’est un Adam et Ève; oh ! mais peint avec une conscience, un scrupule des détails, une minutie, une exactitude, enfin tel que l’on est gêné, je vous le dis franchement. Mistress Lovely pinça les lèvres; je crus qu’elle était choquée et je m’attendais à ce qu’elle se lançât dans une violente diatribe contre ces pauvres catholiques un peu grossiers dans leurs images. En effet, elle me dit en haussant les épaules : « Ces gens-là sont stupides, very stioupid : Adam et Ève n’avaient pas de nombril ! »

J’en suis restée moi-même stupide, very stioupid; si je m’attendais à la trouver courroucée, ce n’était pas pour une inexactitude !

—    Cela indique un sens approfondi de l’Ecriture en même temps qu’un esprit observateur et fortement plié à la logique. Vous nous ferez connaître mistress Lovely ?

—    Comment donc !

—    Herminie ! voyons, est-ce que c’est bientôt fini ? soupira Mr de Chandoyseau en fichant un coin de sa serviette dans la large échancrure de sa chemise de flanelle blanche; ma chère amie, je meurs de faim, et Solweg a passé la nuit en chemin de fer…

—    Mais non ! mais non ! interrompit Solweg, dont l’organe était assez agréable, je n’ai pas passé la nuit en chemin de fer !

—    C’est ta sœur qui me l’a raconté, fillette; à moins qu’elle n’ait pas compris ce que tu lui as dit…

—    Elle n’a pas compris ce que je lui ai dit : nous sommes arrivés à Milan hier soir, nous avons dîné à l’Hôtel de la Ville où il y a un portier qui ressemble à Mr Casimir-Perier, en un peu moins distingué, mais plus savant, certainement, car je me suis amusée pendant vingt minutes à l’entendre parler anglais à droite, allemand à gauche, italien en se retournant du côté d’un facchino, tout ça pendant qu’il nous donnait en très bon français toutes sortes de renseignements sur l’heure des trains. Je ne voulais plus sortir, tant j’avais de plaisir à voir ce portier, quoique Antonius voulût me faire voir le Dôme au clair de lune.

—    C’est la première fois que vous voyez l’Italie, mademoiselle ? demanda Dompierre à la jeune fille qui était si admirative du polyglottisme d’un portier d’hôtel.

—    Oh ! oui, monsieur ! fit-elle.

Il voulait s’efforcer de la faire parler, à cause de l’ardent désir qu’il avait de savoir qui elle était. Il épiait sur sa figure, non pas tant l’effet du sens de ses questions que celui que pouvait lui produire le fait de s’adresser à elle. Lui était-il antipathique ? quelle impression avait-elle aussi de Mme Belvidera ? Elle les reconnaissait évidemment; ses grands yeux bleus conservaient l’image qu’ils avaient formée dans la grotte lorsqu’il soutenait d’une main la taille de l’Italienne, et que, de l’autre, il éloignait ses lèvres. Quelle sorte de tumulte cette image produisait-elle dans son jeune cerveau ? Il épiait le moindre de ses mouvements au son de sa voix ou de la voix de Mme Belvidera. Il espérait qu’une question brusquement posée à propos de n’importe quoi, que le seul mot de « mademoiselle » par exemple, à elle adressé soudain, de la part de l’un ou de l’autre des deux amants, allait lui révéler son secret par le tressaillement de sa paupière. Il allait jusqu’à chercher son regard; il eût été jusqu’à mettre dans le sien du cynisme, pour en éprouver le résultat. Il rencontra deux ou trois fois ses yeux durant le déjeuner. Ils le désappointèrent par leur calme limpidité. Ils n’étaient pas plus gênés que par le regard d’un étranger quelconque. Elle ne semblait même pas comprendre qu’il affectait de la regarder. Il pouvait en conclure soit qu’elle était une enfant très innocente, soit qu’elle avait déjà toute la puissance de dissimulation, toute la maîtrise d’une jeune femme du monde sur l’expression de ses sentiments.

Elle parla peu, mais il supposa qu’elle était comme tout le monde étouffée par la loquacité de sa sœur. « Elle parlerait comme sa sœur si elle en avait le loisir, pensait-il; elle lui ressemble assurément, quoiqu’elle soit mieux, mais cette différence tient à sa jeunesse… » Enfin il n’y avait pas jusqu’au timbre de sa voix, qu’il trouvait pourtant agréable, où il ne reconnût l’accent de sa sœur. Sa conclusion fut qu’elle était une petite fille très forte.

Le déjeuner était assez avancé, quand Mme de Chandoyseau s’aperçut que le poète anglais qu’elle avait invité en même temps que Mme Belvidera et Dompierre, n’était pas là, et elle fut tout à coup au désespoir, se leva, convoqua tout le personnel de la maison à l’effet de s’enquérir si un accident n’était pas arrivé « au monsieur qui dessinait de si adorables choses, là-bas, en face de l’église, sur la petite place ». Dans le flot de paroles dont elle avait abreuvé ses hôtes, l’objet de sa passion s’était ainsi englouti. Combien de fois avait-elle avoué sous le sceau du secret, aussi bien à l’Italienne qu’à son jeune compatriote, que son âme était tout entière absorbée par cet être insaisissable qui la traitait comme une servante, et qu’elle considérait comme un dieu ! Cependant elle avait oublié qu’il déjeunait avec elle.

« Tout doit passer avec une pareille légèreté, se dit Gabriel, dans la cervelle de cette famille-là. La petite sœur comme la grande, n’ont pas deux minutes durant la même image à l’esprit, et nous sommes là, ma maîtresse et moi, à nous torturer la cervelle inconsidérément; cela n’en vaut pas la peine. »

René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

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