Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

Il lui dit ce qu’il avait appris de Carlotta, d’Isola Bella. Il augmentait sa curiosité à mesure qu’il parlait de cette fille dont la réputation de beauté était répandue. Bientôt, la barque étant sortie de l’ombre, on put la distinguer à quelques centaines de mètres de la rive… La chanteuse y était seule, et elle manœuvrait les avirons avec force et en cadence régulière. Parfois, elle s’arrêtait et se laissait glisser sur l’eau unie.

—    Où va-t-elle ainsi, le soir, en chantant ? demanda-t-on au batelier.

—    Signore, elle porte les fleurs des îles à Pallanza et à Baveno. Pour le moment, elle vient de faire sa provision à l’Isola Madre pour la vente du matin.

—    Ainsi ! s’écria Mme Belvidera, la barque que nous apercevons est en ce moment-ci remplie de fleurs !… Oh ! comme je voudrais voir cette jolie fille !

La petite Luisa trépignait de joie à l’idée qu’il serait possible de voir la gracieuse image que l’on venait d’évoquer.

Gabriel, qui brûlait de nouer connaissance plus intime avec la jeune femme, proposa hardiment une excursion en commun. Grâce a l’étiquette facile des réunions cosmopolites, tout le monde fut promptement d’accord, jusque même Dante Léonard William, qui malgré les réflexions chagrines prodiguées à son galant compagnon, fermait promptement les yeux à toutes les contingences humaines, pourvu qu’on favorisât ses rêves par des spectacles attrayants. Cinq minutes après, ils voguaient à la rencontre de la belle Carlotta, d’Isola Bella.

Quand ils ne furent plus qu’à une courte distance, le parfum des fleurs leur arriva en une sorte de nuée lourde qu’ils traversèrent, puis retrouvèrent à plusieurs reprises, comme si elle serpentait à la surface des eaux.

—    Doucement ! doucement ! faisaient-ils au batelier, tant il y avait de plaisir à prolonger l’approche de la barque odoriférante.

Carlotta s’était tue, et, comprenant que l’on se dirigeait vers elle, elle laissait, elle aussi, flotter mollement les rames. On vit à la lueur de la lune, sa figure régulière et ses beaux yeux qui paraissaient teintés par le bleu pâle des montagnes lointaines et regardaient fixement les étrangers. Elle avait le cou libre et les bras. À l’avant comme à l’arrière, les roses, les lourdes branches de lauriers fleuris, les camélias, les tubéreuses couvraient l’embarcation. C’était une rencontre si étonnante, si étrange, qu’ils abordèrent tous cette jolie fille presque avec respect, et eurent une certaine gêne à lui adresser la parole, comme à la présence soudaine d’un génie ou d’une fée dans un rêve.

Pourtant, ils lui firent quelques questions sur son beau métier de marchande de fleurs des Borromées. Elle leur dit de sa voix musicale le plaisir qu’elle avait à ces courses nocturnes sur le lac, avec ses provisions embaumées.

—    Et vous allez, comme cela, toujours seule ?

Elle répondit simplement :

—    Je chante !

—    On dit que vous êtes la plus belle du pays, Carlotta !

Elle sourit, heureuse, et, sans fausse pudeur :

—    On le dit, répéta-t-elle.

—    Et savez-vous que c’est ici le plus beau pays du monde ?

—    Bien sûr ! Signore.

—    En connaissez-vous, d’autres, Carlotta ?

—    Non, Signore.

Ce bonheur et cette simplicité les faisaient frissonner. Ils voulaient acheter toutes les fleurs. Carlotta fit des difficultés à cause de la vente du lendemain qu’elle ne pouvait manquer.

—    Qu’est-ce qui vous arriverait, Carlotta, si vous manquiez votre vente ?

—    Je serais battue.

—    Par qui donc ?

—    Par Paolo, tiens !

—    Paolo, dit le batelier, c’est son promis; c’est lui qui a l’entreprise des fleurs. Mais il ne la battrait pas; il l’aime trop.

—    Pourquoi dit-elle qu’il la battrait ?

—    Oh ! fit l’homme en dodelinant de la tête, après une hésitation, c’est une façon comme ça, un genre comme qui dirait… Ça fait que si ces messieurs et ces dames voulaient quelquefois tout de même lui acheter ses fleurs, ce soir, ça serait plus cher, quoi !

Carlotta ramassait contre elle sa magnifique cargaison.

—    Combien d’argent tirerez-vous de tout cela, Carlotta ?

—    Vingt lires, Signore, répondit-elle avec aplomb.

Ce nouveau mensonge enchanta tout le monde : elle triplait, au moins, la valeur de sa journée.

Dante Léonard William, qui avait jusque-là gardé le silence et que la rencontre nocturne semblait profondément émouvoir, s’agita tout à coup, et, tirant de sa poche trois petits billets de vingt lires chacun, il se pencha hors de la barque et les mit dans la main de Carlotta.

—    Prends ceci, dit-il, non pour tes fleurs dont je ne me soucie pas, mais pour m’avoir si parfaitement donné l’image de la nuit sereine, parsemeuse de songes, de charmes et de mensonges !…

Ce geste, ce ton demi-solennel, cette générosité en faveur d’un défaut naturel et de la beauté de la pauvre fille, touchèrent vivement Mme Belvidera, qui eût crié bravo au poète si elle ne se fût senti la gorge un peu gênée par l’impression de toute cette scène inattendue. Mais l’Anglais, qui mêlait à tout instant l’imaginaire au réel et touchait promptement à l’excentricité, exprimait à présent en une langue harmonieuse son prétendu désir de ne pas survivre à la minute de féerie que lui avait fournie la marchande de fleurs, et il annonçait son dessein, appuyé d’une mimique expressive et inquiétante, de se précipiter dans les eaux qu’avait sillonnées la barque fleurie.

La petite Luisa se mit à pleurer. Mme Belvidera confia sa crainte à Dompierre.

—    Mon Dieu ! mon Dieu ! que j’ai peur ! Mais, monsieur, est-ce que votre ami va se tuer ?

Cependant Carlotta parlait d’un éclat de rire qui jaillit en fusée au milieu du lac silencieux.

—    Rassurez-vous, madame, fit tout bas Gabriel à Mme Belvidera, et admirez plutôt le sûr instinct de cette fille simple qui déjoue tout de suite les artifices de nos raffinements. Je gage qu’elle sente à sa seule démarche qu’un brave homme, qui ne dit rien, va se jeter à l’eau, et qu’elle se hâte de le secourir, tandis que vous la voyez qui rit à gorge déployée pour les subtiles fantaisies de notre poète, lequel n’a pas eu un seul instant l’envie de périr, malgré son désir de se figurer qu’il l’avait.

En effet, quelques strophes venues à la mémoire de Lee, l’occupaient à présent tout entier et il entremêlait, non sans à propos, de ses propres vers à des lambeaux magnifiques de Pétrarque et de Shelley. Mme Belvidera qui était sensible au charme de la poésie anglaise, comme un grand nombre de femmes italiennes, contint son ressentiment contre l’être baroque qui l’avait un moment effrayée, et elle le félicita des belles choses qu’il disait. Il lui répondit en vers, continuant d’affecter de ne pouvoir la considérer comme une réalité vivante et de ne la tenir que pour la « Sirène » apparue à la chute du jour sur le pont de la Reine-Marguerite.

La jeune femme souriait de cette originale et gracieuse manie. Mais cette idéalisation n’était en complète discordance ni avec la beauté de la Florentine, ni avec le romanesque de la promenade improvisée, de la rencontre de la barque de fleurs et de la majesté grandiose du paysage sous la nuit. Carlotta avait passé à leur bord toute la flore des Borromées en échange des billets du poète. Ils lui dirent adieu et revinrent à Stresa au milieu de ce parterre odorant.

Quand Gabriel toucha la main que Mme Belvidera lui tendait, en lui disant au revoir avec une intonation déjà presque familière, il doutait de la réalité. Bien qu’il souffrit de la quitter déjà, il avait hâte de s’enfuir, de se retrouver seul, de se prendre la tête à deux mains et dose demander : « Voyons ! est-ce que je rêve ? est-il vrai que je l’ai vue, que je lui ai parlé, que j’ai tenu sa main dans la mienne ? »

La petite Luisa saisissait sa mère par la taille en lui disant de se baisser pour qu’elle lui parlât à l’oreille.

—    Eh bien ! eh bien ! qu’est ce qu’il y a, ma mignonne ?

Mme Belvidera se pencha et sourit en recevant la confidence.

—    Ah ! ah ! ah ! dit-elle, monsieur Dompierre, mademoiselle ma fille voudrait savoir votre petit nom parce qu’elle veut écrire dès ce soir à son papa qu’elle a enfin rencontré le jeune homme qui lui plaît !…

Luisa confuse se jetait dans les jambes de sa mère et devenait toute rose.

—    Mademoiselle, fit Dompierre, je vous le dirai à vous toute seule, si vous voulez bien que je vous embrasse.

Et il souleva dans ses bras la charmante enfant qu’il embrassa sur les deux joues, beaucoup plus heureux et confus qu’elle même.

René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

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