Deux lézards verts

René Boylesve

Le carrosse aux deux lézards verts (13/15)

Et le beau Loys, contenant son cœur, lut la lettre de Gillonne.

Mes chers parents,

Voici bien longtemps que je ne vous ai donné de nos nouvelles; mais il nous arrive trop de choses et je ne saurais vous les raconter.

Nous avons fait d'abord de longs voyages où dix fois nous avons cru périr. Quand je dis “nous”, il s'agit de ma gouvernante et de moi, car pour ce qui est de ma sœur et de son singulier mentor, elles ne voient de dangers nulle part. Enfin nous avons parcouru les mers pendant des jours et des nuits; nous avons été prises par des orages, des tempêtes, jetées dans des îles perdues où des peuplades sauvages n'ont pas dévoré nos “Dames” parce qu'elles les trouvaient trop coriaces, mais où elles ont découpé des filets dans le dos de ma sœur et dans le mien, avec des lames de couteaux bien aiguisés. Nous avons vu ces misérables faire cuire ces belles tranches et s'en régaler pendant que nous nous tordions de douleur et mourions de faim. Heureusement ces “Dames” ont des baumes efficaces qui nous ont guéries rapidement et, une fois réparée, Gillette a déclaré qu'elle n'avait rien connu encore d'aussi curieux. Enfin nous sommes reparties et, depuis lors, je ne suis jamais rassurée. Pour le moment, le pays où nous sommes est beau, et nous sommes bien satisfaites d'y être descendues, car il appartient à un groupe de royaumes où l'on est meilleur, dit-on, et beaucoup plus intelligent que partout ailleurs; c'est le pays le plus avancé du monde; et, par exemple, on y a décidé de supprimer la guerre, usage dont nous avons reconnu partout la grande faveur et le désagrément.

On est ici très hospitalier aux étrangers. On l'est même trop, car nous sommes en butte à des propositions d'une galanterie qu'il est bien difficile d'éluder. Sachez qu'on vous épouse ici, comme on vous baise la main. Ma sœur qui juge cela très honnête, est déjà mariée avec un garçon qu'elle croit prince parce qu'il le dit. Moi je refuse toute alliance sous prétexte que notre religion nous interdit de nous unir hors de notre pays, et je tremble qu'on n'en tire vengeance…

Ce pays est celui où l'industrie humaine a été jusqu'ici le plus loin. Aussi présente-t-il le spectacle d'une magnifique activité. On n'y voit presque personne conduire la charrue, dans les champs, et les jolies campagnes sont désertes. Mais les villes regorgent d'habitants et l'on y voit plus clair la nuit que le jour. Les voitures vont toutes seules; impossible de traverser une rue sans être écrasé ou sans manquer de l'être plusieurs fois; de voiture à voiture, on se culbute fréquemment, ce qui donne lieu à des accidents “sensationnels”, disent-ils avec une certaine satisfaction, et qui sont aussitôt reproduits et colportés par l'image. On voyage aussi dans l'air; on voyage sous terre; et l'on voyage sous les eaux; de sorte qu'il semble que personne ne fasse que de voyager. Toi qui as tant voulu nous enseigner à lire et à écrire, cher papa, si tu voyais ce pays vraiment savant, tu comprendrais combien c'était peine perdue : les gens d'ici ne lisent ni n'écrivent plus : ils ont des mécaniques qui exécutent tous les signaux nécessaires à se faire entendre de loin comme de près, et ils se contentent, comme les enfants de chez nous, de regarder des images. Madame Je-ne-sais-qui dit que c'est beaucoup mieux; madame Ah !-qui-est-elle affirme que c'est retourner à la stupidité première. Nous sommes ahuries par le bruit de toutes ces machineries. Nulle causerie possible avec qui que ce soit, car tous ne font que se mouvoir d'un point à un autre ou que sauter sur place, et j'ai peine à concevoir que cela soit supérieur à l'état que nous avons connu dans notre enfance : nous avons appris tant de jolies choses dans les Pavillons de la clairière, dans les livres que nous ouvrions le soir à la chandelle ou sous cette sainte bénédiction qui tombe des arbres de la forêt…

Mes chers parents, on m'annonce à l'instant que nous n'allons pas pouvoir rester ici parce que la guerre est déclarée entre tous ces royaumes d'extrême civilisation… Nous n'attendons pour partir que les couches de Gillette…

La lettre non achevée restait suspendue à ces mots alarmants.

Loys, ayant réfléchi, déclara solennellement aux parents Gilles que l'une de leurs filles étant mariée, il avait pris une décision, et qu'il épouserait Gillonne.

Ils en étaient aux effusions, car c'était un parti magnifique, quand une procession d'hommes, les uns noirs et les autres rouges, pénétra dans la cellule comme une longue chenille. Tous comprirent le sens de cette visite, et Gilles demanda s'il aurait au moins le droit de choisir son confesseur, car le bonhomme conservait son idée de derrière la tête. On lui répondit affirmativement, car les hommes ont une certaine condescendance respectueuse pour ceux qu'ils ont condamnés à mort. Alors Gilles déclara qu'il entendait confesser ses péchés au Frère Ildebert, de l'ordre des Prémontrés.

La demande eut du moins l'effet d'apporter quelque retard à l'exécution, car il s'agissait de dépêcher quelqu'un au couvent. Hélas ! la réponse fut prompte : il n'avait pas fallu aller loin pour apprendre que Frère Ildebert n'était pas présentement au couvent, mais bien dans une des nombreuses maisons succursales. Depuis sa rentrée en grâce, l'ingénieux prémontré avait découvert le moyen de distiller l'alcool tiré des vins qu'il produisait en abondance, et de l'améliorer et parfaire en le mélangeant à des herbes connues de lui seul, de manière à en composer un nectar propre à saouler de plaisir les dieux de l'Olympe. La liqueur se vendait et se répandait par le monde; le couvent s'enrichissait; et le Frère Ildebert y était mieux vu que quiconque. Mais où ce garnement de Frère Ildebert pratiquait-il aujourd'hui son industrie ? Gilles décida que faute des secours spirituels d'Ildebert, il préférait mourir sans sacrements. Cela jeta le trouble parmi ceux qui étaient chargés de le mener à sa fin, et les discussions se prolongèrent à propos de l'incident, jusque passé l'heure de midi.

La mère Gilles était déjà plus morte que vive. La centenaire ne se tourmentait pas plus que s'il se fût agi d'aller tirer l'horoscope d'un nouveau-né.

Cependant l'ordre vint de haut de ne point laisser perdre les préparatifs faits sur la place publique. Et tous ces gens tremblaient à l'idée de l'entêté bûcheron qui allait mourir sans confession.

Ce n'était pas tant cette idée qui lui nuisait, quant à lui, mais bien la pensée de ses filles qui non seulement arriveraient après qu'il aurait été réduit à une pincée de cendres, mais qui, malgré tout leur savoir et leurs voyages, ne lui semblaient point avoir atteint une situation satisfaisante.

—    J'épouserai Gillonne, disait Loys qui marchait à côté du condamné.

—    C'est très bien, disait le malheureux père, mais il y a l'autre qui a commis la sottise de se marier avec un homme étranger…

Et il était enfoncé en de sombres méditations, pensant à ses bessonnes et tenant à la main le petit médaillon qu'on ne lui avait point enlevé.

Or, ses pensées étaient si obscures que probablement il s'imagina qu'il faisait nuit, et il rêva tout en marchant au supplice.

Et le médaillon se transforma, comme l'autre nuit, en une femme belle et vêtue d'un lin fort léger, qui allait du même pas que lui, quoique ses pieds touchassent à peine la terre, et qui lui disait :

—    Écoute, bûcheron, tu t'en vas mourir ! Et tu n'as souci que de tes enfants. Voilà qui me confond et m'arrache à ma sérénité de déesse. Aussi je veux, pour une fois, vous aimer, pauvres hommes ! comme j'ai aimé les nuages, la fantaisie, ou l'ombre de tes bois. Ton honnêteté est grande, ami, et tu aurais pu mener jusqu'au bout une destinée heureuse, si tu n'avais cru, par suite d'un amour déréglé, qu'il fallait que tes filles s'élevassent indéfiniment. Pourtant, Gilles, on te l'a dit : il n'y a qu'un bien pour qui n'est pas doué de génie, c'est la simplicité du cœur. Et le génie n'a rien de commun avec le bonheur, il s'en faut. Dis-moi; maintenant que tu perds tes filles en même temps que ta femme et ta vie, pour avoir trop désiré, je veux cependant combler ton dernier vœu : que désires-tu pour le fils de ta fille ?

—    Le génie ! répondit le condamné à mort.

A ce moment le cortège s'arrêta parce qu'il était arrivé sur la place publique, et Gilles, voyant clair, s'aperçut qu'il était entouré d'hommes sinistres chantant sur le mode mineur et portant des cires allumées. Les cloches sonnaient le glas à l'église métropolitaine, et l'on avait construit une éminence composée de fagots et de bûches, sur quoi les misérables étaient invités à monter après s'être défaits de leurs chaussures.

Soudain, des récriminations et un grand désordre : on vient de s'apercevoir que la centenaire a disparu, évasion due au maléfice, car on ne se faufile pas parmi la foule, comme une belette, à pareil âge.

Néanmoins, la cérémonie ne subit point de retard à cause de ce détail, et Gilles et sa femme surent que le rite à accomplir était de monter les degrés d'une échelle appuyée contre la pyramide de fagots. Ils montèrent, sa femme et lui; et quelqu'un, faisant jaillir une étincelle par le frottement de deux silex, mit le feu à l'épaisse masse de bois. Une fumée s'éleva aussitôt, qui fit reculer les curieux en leur piquant le bord des paupières, et la flamme, vilaine en plein jour, et qui s'élève avec une impétuosité d'animal vorace, pénétra bûches et fagots et atteignit bientôt les pieds nus du couple infortuné.

A ce moment précis, la foule dut s'écarter pour livrer passage à un chariot empli de cruchons de grès, de bouteilles pansues contenant une liqueur d'or, et que menaient plusieurs frères lais et un moine gras à la trogne rubiconde.

Le patient dont la plante des pieds s'échauffait, mais qui n'avait nullement perdu l'usage de ses sens, n'eut pas de peine, malgré l'embonpoint du moine, à reconnaître en lui le Frère Ildebert; et, comme il y allait, non seulement de son salut éternel, mais peut-être bien d'un dernier avantage ici-bas, il l'appela par son nom à travers la fumée âcre et tourbillonnante.

Frère Ildebert fit arrêter les chevaux, et, à la faveur d'un coup de vent qui écartait le nuage asphyxiant, il eut tôt fait de remettre le brave bûcheron qui l'avait écouté complaisamment et dont les filles étaient livrées au démon des inventions scientifiques.

Il accourut en criant :

—    Cet homme est innocent et sa femme est la plus vertueuse des créatures ! Bref, ils sont mes amis…

Aussitôt le bourreau s'empressa de délier les malheureux qui ne se firent pas prier pour descendre, quoique leurs pieds commençassent à se clouter de cloques douloureuses.

Gilles, en présence du Frère Ildebert, croyait encore qu'il ne s'agissait que de se confesser.

—    Taisez-vous donc ! dit le Frère : de nous deux, le pécheur c'est moi, qui viens d'inventer un poison dont les hommes s'enivreront et s'abrutiront à l'avenir… Mais c'est grâce aux cruchons qui emplissent ma voiture, que vous voyez tous ces gens dociles à ma voix.

Ce disant, il tirait de son froc un onguent à lui, dont il frotta les pieds du bûcheron et de son épouse, lesquels devinrent nets et sains aussitôt.

—    Mais je croyais, observa Gilles, que l'on vous avait mis sous les verrous pour avoir exercé vos dons de guérisseur ?…

—    C'est que je guérissais au dehors ! J'opère à présent sur mes frères et en dedans des murs de clôture; et vous m'en voyez récompensé.

Se tournant vers la foule, vers les gens d'armes et les clercs, il ajouta :

—    Qu'on distribue tout ce bois aux pauvres et qu'on laisse en paix ces braves gens !… Avez-vous, dit-il à l'oreille de Gilles, des nouvelles de vos filles ?

—    Hélas !

—    Quoi ? ne voyagent-elles plus et par des moyens qui semblent extraordinaires aux ignorants ?

—    Elles voyagent, soupira Gilles; elles voyagent, mais l'une va me revenir avec un enfant…

Pendant qu'ils s'entretenaient, ayant déjà quitté la place, une sorte d'oiseau d'immense envergure apparut, planant au-dessus de leurs têtes, mais à une merveilleuse altitude. Ce fut Loys qui le fit remarquer à plusieurs jeunes gens, lesquels coururent chercher, qui son arc, qui son mousqueton. Et tous les gens de qualité du lieu, de tirer à qui mieux mieux sur un si bel oiseau.

On crut que celui-ci était touché et perdait une patte ou bien deux car la chute d'un objet fut constatée. Mais l'oiseau, qui traçait de grands cercles dans l'espace, s'éloigna, et on le perdit de vue.

René Boylesve

Le carrosse aux deux lézards verts (13/15)