Deux lézards verts

René Boylesve

Le carrosse aux deux lézards verts (12/15)

Lorsqu'il s'éveilla, le matin, il vit près de lui sa femme et, non loin, la centenaire ainsi que plusieurs gens de mauvaise mine.

Alors il fut pris d'une grande tristesse, car il pensait au songe de la nuit; et il se mit à contempler le médaillon qui était pareil, en petit, à ce qu'il avait eu le plaisir d'admirer.

Il y a dans le beau, comme dans le vrai et dans le bien, quelque principe subtil qui nous contraint à l'aimer alors même qu'il nous tue.

Gilles en oubliait tout : et de s'informer s'il y avait chance qu'il sortît de prison, et de demander à la vieille à double vue de lui parler des bessonnes.

Ce fut la mère qui, n'y tenant plus, interrogea la première.

—    Votre blondine, dit la vieille, est dans une belle salle de palais, car vos filles habitent chez un prince, et un jeune homme est à ses pieds…

—    Un jeune homme ! s'écria Gilles, mais je n'aime pas tant cela ! Ma fille n'est pas née pour épouser un freluquet. Et que fait donc sa gouvernante ?

—    Sa gouvernante a dit que c'était parfait, que le jeune homme était excessivement bien élevé, et elle a été prendre l'air sous prétexte que la température est exquise…

—    Je lui tirerai les oreilles et je donnerai sa perruque jaune à manger aux lapins.

La vieille continuait :

—    Les instruments de musique font entendre des mélodies troublantes; des jeunes filles dansent harmonieusement; on sert dans des plateaux d'or les fruits du pays, et des liqueurs vermeilles dans des aiguières… Je vois des colonnes de porphyre, des esclaves sans nombre, des brûle-parfums, des corps frottés d'huile, des vêtements splendides, des têtes couronnées et des scènes d'amour…

—    Mes filles sont perdues… dirent le bûcheron et sa femme.

—    On court toujours quelque risque, du moment que l'on sort de chez soi.

La mère Gilles lança un coup d'oeil du côté de son mari.

Cet entretien fut interrompu par l'entrée de certains juges dans la prison. Ils venaient procéder à l'interrogatoire des époux.

Nous n'insisterons pas sur cette triste affaire. Elle était en fort mauvaise voie.

Les accusés écoutèrent bouche bée, comprirent peu de chose et tinrent leur supplice pour assuré avant même que ne pussent revenir les bessonnes dont le sort les tenait haletants.

Depuis qu'elle considérait son sort comme désespéré, la mère Gilles, qui avait quasi renoncé à ses filles, ne pensait plus qu'à sa maison; et, bien qu'elle eût grand mépris pour la centenaire à double vue ou soi-disant telle, elle lui demanda si Minou, au moins, se nourrissait convenablement et rentrait de nuit par la chatière.

La vieille ricana :

—    Votre maison, ma pauvre femme, elle est dispersée au vent comme la graine de pissenlit sur laquelle s'amuse à souffler une petite fille !…

Alors la mère Gilles, qui pourtant ne voulait point croire cette bohémienne, ne s'intéressa plus à rien.

Lorsque le fils du conseiller Périnelle vint la voir dans sa prison et lui dit, ainsi qu'à son conjoint, qu'il ne pouvait point détacher sa pensée de ses gracieuses filles, qu'il les suivait en leur voyage extraordinaire, et qu'il était résolu à ne prendre aucune femme sinon l'une d'elles, elle fut à cela aussi insensible que si on lui eût dit qu'il tomberait, sur les quatre heures, une petite pluie.

Gilles, lui, à cette proposition plus extraordinaire que tout ce qui lui était arrivé, se montrait très embarrassé et il disait seulement :

—    Pourvu qu'elles reviennent !

—    Elles reviendront, dit la vieille.

—    Mais quand cela ? demandait Gilles.

—    Quand la plante des pieds nous cuira…

—    Que signifient ces paroles, Seigneur Dieu ?

La mère Gilles, dans son coin :

—    Madame t'annonce que nous allons monter sur le bûcher, et cela au moins est chose vraisemblable.

Le fils du conseiller Périnelle dit qu'il irait plutôt trouver le Roi, la Reine ou Monseigneur le Dauphin qui était né le même jour que lui.

—    Oui, fit malignement la mère Gilles, mais il n'a pas été instruit à la même école !…

Et, en effet, à ces mots, le beau Loys rougit. Il avait rencontré le père et la mère Gilles dans les fameux Pavillons. Et, sans cette circonstance, il eût eu de l'ascendant aujourd'hui et eût tiré les malheureux de prison.

Élevé, lui, à la fois par les deux « Dames », il trouvait tout bel et bon comme la première, et ne se tourmentait de rien; et à l'exemple de la seconde, il jugeait néanmoins gens et choses impitoyablement, ce qui le rendait perplexe et inhabile à la décision.

—    On vous en a trop appris, mon beau jeune homme, disait la mère Gilles, et vous seriez plus à l'aise et plus avancé, n'ayant jamais mis les pieds à l'école.

—    Tais-toi ! s'écriait le père Gilles; il faut apprendre à ses risques et périls ! Et tu le prouves toi-même, car c'est honteux de n'être qu'une bête.

Ils se seraient disputés plus longtemps et plus aigrement encore si des gens à mine chafouine n'étaient entrés pour conduire nos pauvres détenus devant le tribunal. Nous ne les suivrons point là, n'y ayant rien au monde qui m'éloigne autant que l'appareil de la justice des hommes.

Sachez que lorsque les époux Gilles revinrent, ils étaient reconnus coupables et condamnés à être brûlés vifs. La centenaire avait été happée avec eux, car son destin légal était le même, paraît-il.

Ils étaient remplis de stupeur, mais non pas plus malheureux qu'auparavant, car l'assurance du suprême malheur vous tue un peu par avance. Il n'y avait que le jeune et beau Loys, le fils du conseiller Périnelle, qui pleurât. Ce doux et docte garçon ne savait où donner de la tête; il s'en allait partout criant qu'il épouserait à la fois les deux filles du condamné; il faisait harnacher son cheval bai et se mettait en route pour aller implorer grâce auprès du Roi, de la Reine et de Monseigneur le Dauphin; mais avant l'heure du couvre-feu, il était de retour et dans son lit, à cause de ses idées contradictoires.

Cependant Gilles, dont les dernières pensées allaient à ses filles et à l'espoir invétéré d'une brillante situation pour elles, consultait la vieille :

—    Et à présent, disait-il, que deviennent-elles ?

—    Je vois un grand voyage qu'elles ont rapidement accompli. Votre Gillette aime les déplacements et y trouve tout agréable. Gillonne fait volontiers la grimace et est sans cesse préoccupée de ses bagages et de la peur de tomber…

—    De tomber ?…

—    Oui, de tomber, et même de haut !… Mais ce n'est pas tout ça : je les vois qui se prélassent aujourd'hui dans des demeures couleur de faïence… Il y a à leur disposition des jardins majestueux et frais, des allées de cyprès, des bois de cèdres, des bancs de marbre et des vasques luisantes qui invitent au bain. On entend une musique cachée… Attention ! voici trois plongeons dans la mer voisine : ce sont trois créatures enfermées dans un sac de toile et que les bourreaux jettent à l'eau… Mais le concert continue… Gillette ôte ses vêtements, car sa gouvernante lui a dit que la température était exquise, et votre fille pose les pieds dans un bassin luisant…

—    Et Gillonne ?

—    Gillonne se méfie. Sa gouvernante lui a fait remarquer qu'après tout, ce pays était mal connu et qu'il convenait peut-être de demeurer seule en sa chambre… Dans un jardin voisin, ah ! tenez, je vois un homme enrubanné qui tranche le cou de quelqu'un avec un grand couteau recourbé…

—    Mais, on tue donc partout ? s'écria Gilles épouvanté.

—    Oh ! ce n'est rien. Le sang a giclé au loin, mais des gens étaient là qui ont tout lessivé en un instant, et déjà, tenez… je vois que l'on danse au même lieu… Eh ! mais, mon bonhomme, voici une lettre qu'on a passée sous la porte : est-ce pour vous ? est-ce pour moi ? J'ai de mauvais yeux.

—    Je ne sais pas lire, dit Gilles tout penaud.

—    Dans ce cas, il faudra attendre que nous trouvions quelque clerc… On nous enverra peut-être un confesseur avant que d'aller au bûcher…

Le pauvre Gilles prit la lettre; mais il tremblait de tous ses membres :

—    Tu vois ce que c'est que de ne point être capable de lire, dit-il à sa femme.

Celle-ci se contenta de hausser les épaules.

Par bonheur, dans l'après-midi, le jeune et beau Loys se présenta, et l'on était si pressé de connaître le contenu de la lettre, que l'on ne pensa seulement pas à lui demander s'il avait vu le Roi, la Reine ou le Dauphin. Il fut enchanté de n'avoir point de comptes à rendre, et il lut avec complaisance. La lettre était bien à l'adresse du bûcheron, et elle émanait des bessonnes :

Mon cher papa et ma chère maman,

Je vous dirai que j'ai épousé hier un jeune prince plus beau que le jour et qui ne m'avait pas plutôt vue qu'il demandait ma main. J'étais bien loin de vous pour solliciter votre consentement, mais sachez que ce prince qui m'adore, m'a déjà couverte de perles et de diamants et qu'il me permet de puiser dans ses coffres. Tout va donc pour le mieux et je suis enchantée du voyage… etc.

Le fils du conseiller Périnelle chercha un siège, car il avait besoin de s'asseoir, tant il était ému; mais il ne se trouvait pas là le moindre escabeau, et Loys se laissa choir à terre, comme tout le monde.

—    Allons ! lui dit la vieille, remettez-vous, beau garçon : on ne saurait avoir deux femmes; et voilà qui va vous ôter l'embarras du choix.

—    Passons à l'autre lettre, dit Gilles.

René Boylesve

Le carrosse aux deux lézards verts (12/15)