Deux lézards verts

René Boylesve

Le carrosse aux deux lézards verts (5/15)

Le dimanche suivant, pas une allusion à l'étrangeté du fait. Celui-ci était passé au nombre des choses admises de tout temps.

Le père et la mère Gilles en éprouvèrent même un dépit assez vif. Ils avaient fait du merveilleux leur chose, et ils regrettaient qu'un cas si extraordinaire demeurât, du moins en apparence, comme s'il était inexistant.

Une idée de femme ordonnée vint à la mère Gilles, et elle la confia aussitôt à son mari :

—    Rien n'est pour rien, dit-elle. Nos filles apprennent à lire et à écrire — c'est bien toi qui l'as voulu ! — et ces dames des pavillons sont bien savantes, c'est entendu; mais reste à savoir ce que cette fantaisie va nous coûter. Quand on a affaire à un précepteur, je l'ai entendu dire, c'est tout comme à un homme de peine, on fait avec lui marché d'avance.

—    Tu ne parles pas mal, pour une fois, dit le père. On pourrait leur porter quelques livres de beurre, du fromage blanc et des fraises des bois; ça ferait en même temps une visite de politesse…

—    On verrait les perroquets, dit la mère, et aussi comment c'est fait là dedans.

Un jour, à une heure autre que celle de la leçon, le père et la mère Gilles revêtirent leurs habits de fête, suspendirent à leurs bras les paniers, et s'acheminèrent vers les pavillons.

Ils furent reçus à la grille du pavillon de gauche — qu'ils avaient choisi à tout hasard — par un domestique en livrée devant qui ils déclinèrent leurs noms et qualités et à qui ils confièrent leur intention de voir madame… madame qui ?… A ce moment ils s'aperçurent qu'ils ignoraient son nom. On les fit entrer, néanmoins, non dans le salon au perroquet, mais à la cuisine. Ils n'en furent pas froissés, car c'étaient de pauvres et bien honnêtes gens, mais humiliés cependant en pensant aux quelques livres de beurre qu'ils apportaient, alors que, le beurre, il coulait à flots sur les flancs dorés de poulardes à la broche, que faisait tourner, en face d'un grand feu, un petit singe vêtu de blanc et coiffé d'une calotte de marmiton.

—    C'est bien dommage, dit la mère, que les enfants ne soient pas là, car elles auraient ri tout leur content !…

Ce petit singe, assis sur son séant, tournait la broche avec un imperturbable sérieux; mais le feu vif lui brûlait le museau et il se le garantissait à l'aide de sa main oisive qui tenait, comme celle d'une vieille marquise à mitaines, un écran de carton. Il était aussi tenté de goûter au rôti, et, n'était qu'un chef passait et repassait fréquemment pour lui administrer une chiquenaude, le drôle eût lapé, en quelques coups de langue, le jus onctueux des superbes volailles.

C'est en ce milieu que le père et la mère Gilles revirent Minou. Il était là, posté sur une haute étagère, entre une bassinoire de cuivre et un fort gros cuisseau de porc fumé, et il vous regardait de ses yeux jaunes, tranquille et pleinement satisfait, comme un serviteur sympathique qui a atteint avant ses maîtres les sereines régions du bienheureux séjour. L'odeur du lieu, il faut le dire, était délectable pour un estomac dispos.

Nos bonnes gens se trouvèrent si embarrassés avec leurs paniers, qu'ils les laissèrent là quand on les vint avertir que Madame leur faisait l'honneur de les recevoir.

Ils repassèrent par la cour d'entrée, où ils eurent le loisir de constater qu'une herbe fine poussait çà et là entre les pavés, comme dans les maisons qui ne datent pas d'hier, et tandis que Gilles s'attardait à remarquer qu'il y avait même du pissenlit et de la mâche, sa femme ne retint pas un cri parce que, hors des portes closes de l'écurie, sortaient, rasant le sol, deux grands serpentins verdâtres dont on ne voyait pas la tête, sans doute trop grosse pour passer sous les battants, mais dont la queue, démesurément longue et souple, s'agitait de terrifiante manière. Gilles regarda la chose et se prit simplement à rire. Elle jugea son mari ou très brave ou plutôt stupide. On voyait ailleurs, dans une grande remise entrouverte, plusieurs hommes, en bras de chemise, épongeant un grand carrosse vert. La mère Gilles se souvint que son mari s'était flatté d'avoir vu un carrosse dans la forêt. Elle fut plongée dans la perplexité. A une fenêtre une soubrette, les bras et la gorge nus, faisait tranquillement sa toilette.

—    Ne regarde pas par là, dit la mère Gilles.

Mais on les introduisait l'un et l'autre dans une pièce spacieuse et ornée.

La mère Gilles fut aussitôt éblouie. Elle confia à son mari :

—    Il y a maldonne, c'est moi qui te le dis : les leçons ici seront trop chères pour des pauvres bougres comme nous.

Ils pénétraient, cette fois, bel et bien, dans le salon où perchait le perroquet.

Cet oiseau les accueillit par un « Bonjour, bonjour ! » plein d'aménité, et il ajouta : « Quel temps charmant ! quelle température délicieuse ! » ce qui fit sourire nos gens, parce que, s'il ne pleuvait pas aujourd'hui, c'était tout juste : la chaleur était accablante et un orage se préparait à l'horizon.

Tout à coup le perroquet se mit à chanter, mais à chanter d'une voix atténuée, lointaine, où les articulations manquaient, mais qui était cependant suave, caressante, accompagnée parfois de sons filés tels qu'en rend un archet sur une corde sonore; c'était curieux, étrange et drolatique entre les branches cornues du bec de cet oiseau imitateur, à tête de vieil hébreu. Sans s'interrompre, mais sur un ton prosaïque, il dit successivement : « Où est donc Minou ? », « J'ai mangé du lard aux choux », et « Mon enfant, vous chantez comme un ange !… »

Le bûcheron et sa femme riaient à qui mieux mieux et ne trouvaient pas le temps long. Ce fut presque à regret qu'ils suivirent le valet qui vint les prendre pour les introduire cette fois en une pièce mieux ornée encore, où le sol brillait comme un miroir et où ils virent une dame à cheveux jaunes reconduisant un jeune garçon très bien mis, à qui elle disait : « Mon enfant, vous chantez comme un ange ! » et en lequel tous deux, sans s'y pouvoir méprendre, reconnurent le jeune Loys, propre fils de Mr le conseiller Périnelle.

Et ils étaient là à se demander par quel moyen le fils du conseiller Périnelle, habitant à dix lieues d'ici, pouvait être transporté avant midi en pleine forêt pour y « chanter comme un ange », avec une dame à cheveux jaunes, lorsque celle-ci vint vers eux, marchant avec aisance sur le parquet lumineux, et leur dit :

—    Vos filles sont des amours. Celle qui m'est confiée, Gillette, va lire à livre ouvert, à la fin de la semaine… Vous êtes les plus heureux parents du monde… Dieu ! quel beau temps ! la température est exquise… Cet enfant a la plus belle voix du royaume…

Comme elle reprenait haleine, le bûcheron dit :

—    Nous connaissons bien le fils de monsieur le conseiller Périnelle…

—    Ah ! vous le connaissez ? dit la dame. Il vient ici tous les deux jours, prendre sa leçon avant vos filles… Son père est l'homme le plus vertueux de la terre…

Sur ce, elle voulut faire asseoir le bûcheron et la bûcheronne qui n'y consentirent point.

Ils avaient hâte, étant troublés, d'en arriver au but de leur visite.

—    Madame… fit Gilles, je dis « madame » tout simplement, parce que vous êtes pour nous madame… je ne sais qui…

Elle s'esclaffa :

—    « Madame Je-ne-sais-qui ! » c'est cela; c'est charmant. Je serai pour vous madame Je-ne-sais-qui !…

—    Madame Je-ne-sais-qui, reprit-il, nous venions vous trouver, la bourgeoise et moi, pour vous demander… pour vous demander… Ah ! dame, ça n'est pas si facile à dire… Parle donc, toi ! dit-il, en se tournant vers sa femme.

—    Mon Dieu ! madame, dit la mère Gilles, nous sommes confus de vos bontés; mais on voudrait bien savoir… — pensez, madame Je-ne-sais-qui, que l'on est du pauvre monde… — enfin si ça nous coûtera cher, les leçons aux petites…

Madame Je-ne-sais-qui se mit à rire de nouveau et de plus belle :

—    Laissez cela, mes bonnes gens, et écoutez-moi bien : il ne sera jamais question d'argent entre nous…

Le bûcheron et sa femme rougirent de plaisir. Mais tout aussitôt, dans l'esprit de la femme, germa le soupçon que si l'une de ces dames donnait ses leçons gratuitement, l'autre les pourrait bien faire payer le double d'un prix honnête. Elle poussa le coude de son mari qui la devina aussitôt et dit :

—    Pardon, madame Je-ne-sais-qui, vous nous comblez, mais nous voudrions bien aussi présenter nos devoirs à Madame… à Madame… Ah ! qui est-elle ?…

—    Madame « Ah !-qui-est-elle ! » Voilà, voilà le nom qui convient à ma sœur ! Que vous feriez un bon curé de campagne, vous, mon brave homme : vous vous entendez comme nul autre à baptiser les gens ! Eh ! bien, on va vous conduire près de madame Ah !-qui-est-elle…

Et elle se reprit à rire, puis à chanter comme une gamine.

—    Je comprends, opina la mère Gilles, que les enfants ne s'ennuient pas dans cette maison.

—    Voilà du beau et du bon monde, dit le bûcheron.

Ils ne s'aperçurent point de quelle façon ils arrivèrent, tout en devisant, dans une salle à peu près pareille à celle du perroquet; et, en effet, l'oiseau aux couleurs crues était là, sur son perchoir, avec son chènevis qui souillait le sol tout à l'entour. Mais celui-là disait : « Encore des fautes, vaurien !… Vous êtes un âne, savez-vous ? Le sale pays… Quel sacré temps !… »

—    Ce n'est pas le même, dit la mère : celui-ci est beaucoup moins bien élevé.

—    Mais meilleur juge, dit le bûcheron, car en réalité le tonnerre éclate et il pleut à torrents.

Ils furent introduits près d'une dame qui ne ressemblait pas à l'autre, tout en ayant avec elle quelque air de famille. Et celle-ci était occupée à donner une leçon au même garçon en lequel ils avaient reconnu le fils de Mr Périnelle. Tout en parlant aux paysans, elle se garda de s'interrompre; et le petit ânonnait sur les pages d'un grand livre.

—    Vous ne saurez jamais rien, disait la dame. Je ne ferai pas de compliments de vous à monsieur votre père…

René Boylesve

Le carrosse aux deux lézards verts (5/15)