Deux lézards verts

René Boylesve

Le carrosse aux deux lézards verts (2/15)

Et le lendemain, le travail reprit, tout comme à l'ordinaire.

Et il en fut de même pendant plusieurs années. Je dis bien : plusieurs années.

De sorte que, si, par hasard, à la veillée, les bûcherons voisins se réunissaient et se prenaient à deviser sur les choses passées, — car celles-ci reviennent au coin du feu taquiner la mémoire paresseuse, — qui donc, s'il vous plaît, se trouvait avoir raison ? C'étaient les incrédules. Aussi, que de gorges chaudes au sujet de la prétendue fée Malice, et du carillon et des dragées et du déjeuner aux frais de la princesse ! N'y a-t-il pas partout des farceurs, disaient-ils, et des gens fortunés qui se plaisent à jouer des tours, même favorables ?

A la vérité, le père et la mère des deux petites filles avaient le dessous; et, bien que les promesses féeriques eussent été faites en leur faveur, ils n'y ajoutaient plus aucune foi.

Cependant, il se passait, sous la hutte, des choses qui, pour minces qu'elles fussent, ne laissaient point d'être notables en un ménage qui gagne péniblement sa vie et pour qui un sou est un sou.

C'est que, tout justement, quand la mère Gilles en était au chapitre de ses comptes, il arrivait, ce qui est bien aussi étrange qu'un carillon gratuit ou la visite d'une fée, que ses comptes se réglaient par un excédent de recettes et jamais par un déficit.

La première fois qu'elle en fit la remarque à son homme, celui-ci n'en fut point du tout si content que vous pourriez croire, et il obligea la malheureuse à recommencer dix et vingt fois ses calculs, et il les fit lui-même. Les piécettes d'argent étaient là; non qu'il plût, à vrai dire, des sacs d'écus dans les armoires; mais, sou par sou, l'un arrondissant l'autre, le magot, au bout d'un temps, représentait de belles et bonnes économies. Et ceci ne s'était encore jamais vu, de mémoire d'homme.

Mais comme ces bénéfices extraordinaires ne se réalisaient, à chaque coup, que sous les apparences d'une somme minime, on ne leur attribua aucun caractère inquiétant; mieux même, on en vint à s'y accoutumer si bien qu'à supposer que l'excédent indu se fût trouvé inférieur à celui de la veille, c'eût été ce dernier cas qu'on eût jugé suspect.

Gilles usait sagement de ses économies. Il acheta quelques lopins de terre qui se muèrent bientôt en arpents; et il allait de temps en temps à la ville, et plus volontiers seul qu'en compagnie, afin d'y faire des prêts au denier dix.

Ne parla-t-on pas d'un procès qu'il eut à soutenir pour avoir été seulement frustré de quelques livres tournois, et qu'il eût gagné d'ailleurs, car il y avait dès ce temps-là une justice ?

Toujours est-il que Gilles fut mis, à cette époque, en grand émoi, d'abord parce qu'il n'admettait pas qu'on lui dérobât son argent, ensuite parce que cette sotte affaire le signalait dans le pays comme détenteur d'une petite fortune, ce qui pouvait tenter les voleurs et détrousseurs.

Quoi qu'il en soit, la chose était désormais notoire : le bûcheron avait du bien, ce qui, de tout temps, excita, en même temps que pillerie et convoitise, la considération des hommes.

Et l'on venait, de plusieurs lieues à la ronde, visiter les époux Gilles, le dimanche.

Ces réunions étaient composées d'hommes maniant la cognée, de leurs compagnes et d'une nombreuse marmaille. On leur distribuait du lait, du vin blanc, des rôties : la mère Gilles excellait à faire ce que l'on appelle du « pain perdu ». Son mari trouvait que cela lui coûtait cher, et elle avait beau lui prouver après coup que, quelle que fût la dépense, le petit excédent à son avantage était le même le dimanche que les autres jours, le bûcheron lui répliquait :

—    Alors il faudrait voir si, ne faisant, le dimanche, nulle dépense, l'excédent ne serait pas beaucoup plus fort !…

Et ils essayèrent, un dimanche, de simuler qu'ils n'étaient pas là; ils enfermèrent les bessonnes au cellier, clôturèrent portes et fenêtres et dormirent tout le jour.

Le soir on fit ses comptes. En effet, la somme que l'on eût pu passer ce tantôt au chapitre des générosités amicales, était là, bien là, sonnante et trébuchante, avec le petit excédent en outre.

—    Tu le vois, ma femme ! Ne te l'avais-je pas dit ? Et il suffisait d'avoir un peu de bon sens pour en être assuré…

Il trouvait la chose logique et naturelle. Et l'avantage, il le tenait, désormais, comme à lui dû personnellement.

Mais, voici qu'il ne voulait plus, à présent, entendre parler de servir à ses compagnons et voisins le lait, le vin blanc, les rôties et le pain perdu ! A cette lubie, sa femme, heureusement, mit le holà : elle était moins intéressée que lui; de plus elle aimait la compagnie; enfin elle affirmait que ses filles étaient d'âge maintenant à ne point vivre en recluses ou comme des lapins sous leur toit : elles auraient un jour une dot !

—    C'est vrai, dit l'heureux père.

Et il se prit, dès cette heure, à regarder ses filles d'un oeil nouveau. C'étaient des filles de bûcheron, oui, mais qui, par le diable, auraient une dot. Et il décida, quoique les petites fussent bien éloignées de cette échéance, qu'elles ne se marieraient point avec des gars du voisinage, mais avec deux beaux jeunes gens de la ville.

—    Tu me fais rire, dit la mère : elles vont tout juste sur leurs six ans !…

—    Je veux, déclara le père, qu'elles sachent lire.

—    Et écrire aussi ! pourquoi pas ? dit la mère en se tenant les côtes. Feraient-elles pas mieux, je te le demande, de rester honnêtes ?

—    Elles sauront lire et écrire ! s'écria le père.

Et il n'en démordit pas.

Tel fut, dès lors, l'objet de son souci.

Mais comment deux filles de bûcheron, vivant au centre d'une forêt immense et ne fréquentant que des ignares, pourraient-elles devenir savantes ? Il n'y avait pas un monastère à moins de dix lieues de là, encore était-il d'hommes.

Voilà à quoi songeait le papa Gilles, un jour, assis sur une bille de chêne, non loin de sa cognée au tranchant courbe et brillant.

Et tandis que son regard était attiré par le foyer lumineux que formait, frappé par le soleil, son fidèle instrument de travail, il entendit, pour ainsi dire à ses pieds, une petite voix toute menue qui disait :

—    Es-tu bête !… Cornichon… Es-tu bête !…

Il se retourna vivement, ne pouvant avec vraisemblance attribuer ce propos qu'à sa femme. Cependant celle-ci n'était point dans les environs, non plus qu'aucun être humain. Mais il vit un petit lézard, le cœur essoufflé sans doute d'avoir à traîner une queue si longue.

—    Tu te chagrines, reprit la voix menue, comme tous les gens qui ont trop de chance…

—    Ah çà, est-ce toi, Lézard, fit le bûcheron, qui te mêles de m'adresser la parole ?

Aussitôt le lézard disparut sous la grosse bille de bois.

Le bûcheron se prit à réfléchir.

Et voyez comme les choses s'arrangent ! Tandis qu'il songeait à la petite bête à longue queue, voilà qu'il vit au loin, sous bois, du côté du soleil couchant, non seulement le plus étrange spectacle imaginable, mais un spectacle qui rappelait l'objet de sa pensée vagabonde.

C'était, s'il vous plaît, un carrosse. Un carrosse, oui, en pleine forêt, ce qui est déjà peu croyable; et un carrosse attelé, non pas de chevaux, mais de lézards verts, fabuleux, grands comme des percherons.

Gilles se frotta les yeux, car il croyait rêver. Mais lorsqu'il les eut ouverts de nouveau, son ouïe vint confirmer ce que lui affirmait sa vue folle. On n'entendait point les sabots d'un attelage qui d'ailleurs filait à une allure inusitée, mais l'on distinguait nettement les sauts et soubresauts des grandes roues ferrées, sur le sol inégal et sur les brindilles pétillantes. Comment un tel équipage ne se brisait-il pas aux mille détours nécessaires pour éviter soit un tronc, soit un bouquet de baliveaux ou bien un entonnoir tel que celui d'où jadis avait été retirée la fée sous figure de vieille ? C'était miracle assurément; mais cela tenait aussi à l'extrême dextérité de cette paire de lézards géants qui se faufilaient dans la forêt aussi aisément que fait un ordinaire lézard parmi la pierraille.

Ces lézards, ai-je dit, étaient verts, d'un vert que je ne saurais que ternir par la plus flambante épithète, disons du plus beau des verts. Ils dressaient leur fantastique queue, avec quelle habileté, je vous le laisse à penser, car il s'agissait pour ces monstres de ne point la laisser écraser sous les roues. Ah ! par exemple, ne se privaient-ils pas d'en battre les grosses joues et le nez rougeaud du cocher qui s'efforçait de rire, mais transpirait : il eût eu chaud à seulement assujettir son chapeau que les queues fouettaient par cruelle facétie, semblait-il.

Quant au carrosse, il était superbe. Il était du genre de ceux qu'aimait mon cher et regretté ami, le peintre La Touche, mais ce carrosse-ci était de jade et d'émeraude. Et la quantité de ces verts, et ces formes baroques et admirables, parmi les verts infiniment variés de la forêt caressée d'en haut par la lumière d'été, composaient un spectacle de nature à émouvoir un bûcheron rêvasseur, ami des sous-bois, troublé de vivre à l'heure où les bêtes parlent, et, par-dessus tout, piqué du souci de la future grandeur de ses filles.

Il ne vit pas approcher de lui un objet aussi peu coutumier, sans tendre sa main vers la fidèle cognée appuyée comme lui-même à la bille de bois. Il savait, tudieu ! manier l'instrument qui met à bas les plus puissants chênes, et, ma foi, il ruminait dans ce moment-ci de trancher pattes et queues à ces lézards démesurés qui, aussi bien, commençaient déjà à lui donner de l'humeur.

Il l'eût fait si ce satané attelage n'eût couru un train hors de toute comparaison avec la vitesse que l'esprit d'un homme sensé peut concevoir. En effet, le carrosse et son attelage soufflant étaient déjà là, mais là, ce qui s'appelle là, à cinq ou six coudées devant la bille de bois; et, de l'intérieur du carrosse, sortait une voix, ou plus exactement sortaient deux voix de femmes qui, tout en se contrariant, comme deux notes de musique moderne, disaient exactement la même chose, à savoir :

—    Bonjour, Gilles, notre cher voisin !

René Boylesve

Le carrosse aux deux lézards verts (2/15)