Raymond Roussel

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Raymond Roussel

Locus Solus

Sous l’action de la chaleur, l’étrange dentelle s’accrut peu à peu en tous sens, gagnant ostensiblement en largeur et en épaisseur pendant que ses surfaces internes, par suite de son allongement, glissaient les unes sur les autres. En outre le métal s’assouplissait et le grossissement rendait visible chaque minime contour de l’ouvrage. Finalement une longue bande de dentelle étincelante, enroulée sans jeu sur elle-même, occupa l’entière capacité disponible, en touchant partout les parois de mica.

Déposant loin du fragile foyer la boîte prise par deux petites anses latérales et inconductrices, Ruolz laissa l’ensemble se refroidir puis, soulevant le couvercle, sortit la dentelle, prompte à se dérouler. Manié par Vascody, le fabuleux réseau offrait plus de souplesse et de délicate beauté que les points de luxe les plus recherchés, malgré son essence métallique, trahie par un restant de chaleur et un poids surprenant joints à d’ardents reflets.

La troublante finesse des mailles et du dessin, même après leur forte amplification, prouvait la minutie féerique du travail primitif, d’ailleurs exécuté par Ruolz à l’aide d’un puissant microscope désigné à Vascody. Mais le mérite inhérent à l’accomplissement d’une telle tâche importait peu au comte, fier seulement d’avoir trouvé un métal sensationnel qui, en se dilatant follement à la chaleur, devenait, sans changer de nature, aussi maniable que les plus mousseux tissus.

Seyant ornement de robe appelé à exciter la convoitise féminine par son éclat splendide, la fastueuse dentelle annonçait de gros profits, auxquels Ruolz résolut d’intéresser Vascody. Il lui remit, avec la boîte diaphane et le plateau de tulle promptement vidé, quatre nouveaux rouleaux de métal identiques au premier et prêts pour la métamorphose, seuls spécimens de ce genre existant alors. Étrennant avant sa grande extension prochaine l’exploitation du précieux arcane, Vascody, bénéficiant d’une lucrative primeur, pourrait donner en coûteux spectacle chacune des quatre expériences transformatrices, non sans en vendre à haut prix le résultat.

Ébloui par ce don magnifique, Vascody quitta son bienfaiteur avec des larmes de reconnaissance.

En revenant le lendemain, 30 septembre 1887, il apprit avec douleur que le comte de Ruolz, emportant pour jamais le secret de sa dernière invention, était mort subitement d’une affection au cœur déjà ancienne.

Vascody publia un récit de sa suprême entrevue avec le défunt et, devant une assemblée choisie, donna pour un cachet élevé une séance d’extension métallique dans le salon d’un riche amateur de science, qui, ensuite, lui paya cher l’éblouissante dentelle formée sous ses yeux, dans la boîte en mica, par les tisons du plateau de tulle.

Pour ménager son pécule, apte seulement à lui fournir une aide passagère, l’ancien artiste continua sa vie de chanteur nomade, en accordant à son corps usé par l’âge plus de repos et de bien-être.

Cinq ans après, son magot s’épuisant, il se procura de nouvelles ressources en exploitant ailleurs le même moyen — et ne posséda plus dès lors que deux spécimens métalliques.

Plusieurs années passèrent, adoucies par l’appoint que fournissait à ses gains, sans cesse plus précaires, son abondante réserve. Il bénissait chaque jour la mémoire de Ruolz, sans lequel sa vieillesse n’eût connu que privations et tortures.

Au cours de ses pérégrinations, Vascody eut pour voisin de chambre certain ouvrier brutal et ivrogne, qui, veuf depuis peu, vivait seul avec un fils de six ans nommé Noël. À travers le mur on entendait crier l’enfant sous les coups du monstre, qui lui reprochait sa nourriture.

Le gamin, bien souvent, allait pleurer dans les bras du vieux musicien, prodigue de tendres consolations.

Révolté, Vascody offrit de s’adjoindre Noël, dont la grâce naïve pouvait l’aider à capter la foule. Acceptant joyeusement, la brute, sans une larme, se sépara du garçonnet, qui partit le jour même avec son sauveur.

Émerveillé de sa nouvelle vie, qu’il comparait à son enfer passé, Noël apprit du vieillard, dont la guitare lui donnait le rythme, quelques danses alertes qui firent croître les recettes chancelantes.

Plus tard, Vascody observa chez l’enfant, qu’il tentait d’orienter vers le chant, une complète absence de moyens vocaux. Poussé dans une autre voie, Noël fut initié par un bateleur aux principes de la vaticination, art qu’il perfectionna ensuite à sa manière.

Vascody vit un jour la fin de son second magot, dispersé peu à peu. Une troisième fois l’expérience coutumière lui octroya pour un laps important une aisance relative.

Mais, peu de temps après, le vieillard, dont la voix avait toujours gardé de claires notes émotionnantes, mourut presque centenaire aux premiers froids d’un hiver précoce, léguant à Noël, outre la somme récemment acquise, le dernier des quatre précieux rouleaux métalliques donnés par le comte de Ruolz.

Noël, atterré, vit avec effroi partir son bienfaiteur et unique ami. Secoué par les sanglots, il suivit seul, absolument seul, le corps du vieux musicien jusqu’au cimetière…

Puis il revint, tout chancelant, dans la chambre où avait agonisé son cher compagnon.

Désormais, Noël était maître de sa personne. L’année précédente, en repassant avec Vascody par la ville de leur première rencontre, il avait appris le décès de son père, peu a peu miné par l’alcool.

Il continua d’errer sans trêve en disant la bonne aventure et, pour égayer sa solitude, prit des bêtes qui, dressées par lui, corsèrent son répertoire. Tour à tour un chien, un chat et un singe, morts depuis, étonnèrent les curieux par leurs manigances divinatoires. En dernier lieu, Mopsus, ingénieusement éduqué, dépassa l’art de ses trois devanciers.

Noël tenait toujours en réserve le dernier spécimen métallique du comte de Ruolz.

En attendant l’occasion d’en tirer grandement profit, l’adolescent, avec un bref historique, l’exhibait à chaque séance ainsi que le plateau et la boîte, afin d’enrichir son programme.

Canterel ayant royalement payé à notre intention le spectacle de l’étrange mue et le prix de la future dentelle, Noël s’était muni pour aujourd’hui d’une petite provision de charbon.

Pendant l’exposé du jeune garçon, le spécimen métallique, échauffé par la braise, avait grossi progressivement dans la boîte, qu’à présent il remplissait presque de son rouleau mobile aux continuels glissements intérieurs.

Noël, jugeant l’épanouissement insuffisant, attendit que la dentelle, en se développant encore, touchât les six parois de mica.

Mettant, pour parer les brûlures, des gants d’hiver épaissement tricotés, il ouvrit et vida la boîte sans recourir aux anses non conductrices puis étendit la dentelle sur la table en vue d’un refroidissement plus rapide.

Un cri d’extase nous échappa devant cet ouvrage merveilleux, comparable aux plus ruineuses valenciennes. Malgré l’infinie ténuité du résultat, la matière composante restait métal et scintillait au clair de lune.

Le pesant réseau, qu’on put avant peu tâter sans crainte, nous stupéfia par sa parfaite souplesse, égale à celle des gazes vaporeuses.

Canterel prit la dentelle pour la remettre à Faustine, qui, rendue confuse par ce présent superbe, en essaya de suite l’effet sur sa poitrine. Le point fit merveille sur le fond rose du maillot, et chacun voulut palper de nouveau le miroitant volant, qui, refroidi entièrement, donna cette fois au toucher une impression de fraîcheur métallique.

Par les soins de Noël, tous les objets de la séance — livre d’éphémérides, tige d’acier, chapelet, boîte de fétus, sphère de cristal, paille rougie, dé, code stellaire, loupe, branche de sauge, feuille d’ivoire, chevalet, boîte en mica, sac de charbon et plateau de tulle dégarni de braise — réintégrèrent la hotte extensible, bientôt remise au dos de Mopsus, qui fut posé à terre.

Pliant sa table pour l’emporter, l’adolescent prit congé, non sans récolter à la ronde un lot spontané de pièces blanches et de paroles amicales.

Pendant qu’il s’éloignait, suivi du coq, le maître, qui avait obtenu de lui certaines confidences, nous renseigna sur le dé magique, dont la sagacité semblait inexplicable. Déchiffrant dans les yeux du sujet, empreints d’une dose subtile de précision ou de vague, de joie ou de tristesse, la double énigme concernant l’interrogation mentale, Noël savait, en manœuvrant par secousses furtives un poids intérieur, obliger le dé à retomber juste.

Puis Canterel, annonçant que tous les secrets de son parc nous étaient maintenant connus, reprit le chemin de la villa, où bientôt un gai dîner nous réunit tous.

Raymond Roussel

Locus Solus: Passage à vide

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