Raymond Roussel

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Raymond Roussel

Locus Solus

Refusant de s’avouer vaincu, le maître espéra que, dilatés par le phénomène d’horripilation — dit “chair de poule” ou “petite mort” — les pores deviendraient pénétrables.

Le froid n’ayant pu suffire, Canterel voulut mettre à l’épreuve les effets de quelque vive terreur — qu’il n’essaya pas d’inspirer à des noirs dès longtemps transplantés en Europe et trop confiants en nos lois, prohibitives de toutes violences.

Il se rappela une profonde impression personnelle ressentie, lors d’une récente exposition des œuvres de Vollon, devant la fameuse Danseuse aux fruits, considérée comme le chef-d’œuvre du grand peintre. Le catalogue formulait ainsi l’argument, inspiré par une coutume soudanaise :

« Chaque année, à Kouka, suivant une tradition quasi religieuse, quand les arbres nourriciers laissent ployer leurs branches surchargées, une première sélection de fruits, apportée par une danseuse, doit, à l’issue d’un pas difficultueux, être solennellement déposée en offrande aux pieds du souverain entouré de sa cour; si un seul fruit tombe durant la danse, la ballerine est mise à mort sur-le-champ, et une autre, qu’attend la même peine capitale en cas de brusque déficit analogue, recommence la figure. Selon une croyance superstitieuse qui explique une telle rigueur, si ce premier lot n’est pas remis intact au souverain, un passage de sauterelles ne peut manquer de détruire le restant de la récolte, non sans ravager en même temps toutes les cultures; or la chute d’un des fruits présentés constitue de suite une menace qui, se rapportant au fléau dévastateur, exige, pour être conjurée, le trépas immédiat de la délinquante. Dans l’effroi continuel qu’inspire en ces pays la fréquente famine due aux sauterelles, on n’hésite pas à immoler quelques danseuses, croyant sauver ainsi des vies par milliers. Exigeant forcément un suprême luxe, l’offrande au souverain comporte toujours un grand nombre de fruits, échafaudés en hautes pyramides dans trois corbeilles primitives, que l’almée, durant sa danse, complexe et assez vive, tient en menaçant équilibre au faîte de son chef et sur la face charnue de ses mains bien déployées. Ces conditions rendant le problème ardu, plu sieurs victimes souvent, sont sacrifiées sur l’heure pour allégement accidentel de leur charge, avant qu’une ait enfin la chance d’atteindre victorieusement le but. Aussi la plus cruelle frayeur étreint-elle les malheureuses pendants l’accomplissement de leur tâche. »

Joignant à son célèbre don de traiter prodigieusement les fruits une maîtrise incontestée dans l’exécution de ses personnages, Vollon avait trouvé là, pour son genre, un merveilleux sujet. Assez avisé pour adopter, de préférence à tout autre, le moment tragique où s’échappait un fruit — non sans choisir pour jouer le rôle de ce dernier une grosse baie rouge attirante — il avait imprégné d’une dramatique épouvante les traits de son héroïne, qui, voyant fondre sur elle deux exécuteurs prêts à frapper, gardait encore ses pieds gracieux croisés par un pas chorégraphique — nettement orienté vers le souverain, assis à droite parmi ses dignitaires. Les fruits des trois corbeilles instables avaient un miraculeux relief, et la pourpre de la baie fatale rutilait; tous les noirs personnages vivaient — et l’ensemble, stupéfiant de vérité, forçait l’admiration des moins connaisseurs. Canterel avait longuement contemplé l’illustre toile, étonné de voir certaines superstitions s’éterniser en dépit de tout chez les peuplades primitives. Souvent, en effet, les sauterelles, survenant malgré le plein succès de la danse, auraient dû détruire le credo — qui pourtant subsistait, comme par exemple la foi en l’immédiat pouvoir des faiseurs de pluie, dont les pratiques ne donnent assurément que de bien rares résultats, d’ailleurs fortuits.

Le maître songeait maintenant qu’à la vue d’une telle œuvre, appelée à frapper spécialement un œil barbare ignorant tout artifice pictural, quelque Soudanaise sortie victorieuse, après mille angoisses, de la terrible épreuve annuelle ressentirait, par contre coup, un effroi subit, capable de provoquer à la seconde opportune un violent phénomène d’horripilation.

Jugeant toute reproduction insuffisante, Canterel s’enquit de l’original, en vente chez un grand marchand qui, moyennant arrangement, lui en assura pour une imprécise date à venir la possession momentanée.

Par une correspondance explicite échangée avec le consul de France au Bornou, il apprit l’existence de la danseuse Siléis, qui, ayant cinq ans de suite mené à bien l’effrayant tour de force, non sans transes chaque fois grandissantes, était, la sixième fois, tombée, au moment de commencer, en de telles convulsions qu’on avait dû l’exempter à jamais du pas comminatoire; depuis lors, impressionnable à l’excès, Siléis évitait par un détour — n’en pouvant supporter même la vue, trop infestée pour elle de torturants souvenirs — le lieu réservé à la danse des fruits.

Muni par Canterel d’instructions pressantes jointes à un crédit illimité, le consul, taisant par ordre tout renseignement déflorateur pouvant nuire à l’intensité future du choc mental attendu, décida Siléis, alléchée par une forte prime, à partir vers Locus Solus, sous l’égide obligeante d’un trafiquant de coton prêt à quitter le Bornou pour Paris.

Après l’arrivée de Siléis, le maître, en vue d’un captivant procès verbal à signatures nombreuses, se promit d’illustrer de son mieux l’expérience, qui, basée sur un effet non renouvelable de surprise et d’illusion, serait forcément unique. Il importait que le pulvérin, pour agir de manière frappante, fît sauter quelque fragment de rocher, après s’être immiscé devant témoins, sans préparation intermédiaire dispensatrice de pouvoir explosif, du tréfonds de la peau noire jusqu’au trou de mine.

Comptant sur nos attestations et paraphes, Canterel, adoptant les abords d’une rivière aux berges rocheuses, prépara tout pour la fin d’une séance que nous donnerait Félicité — chargée de choisir au moment voulu, entre divers tarots, celui dont les émerauds, par l’entrain de leur musique spontanée, lui sembleraient le plus dispos; nu, un rectangle musical n’eût pas commodément recueilli les globules. À Luc devait échoir la tache de dévoiler brusquement, sur un ordre, le tableau de Vollon.

Depuis un moment, voyant que la mèche tirait à sa fin, Canterel avait accéléré son débit. Quand il se tut, le feu gagnait déjà l’intérieur du trou de mine.

Après une anxieuse attente, l’explosion espérée se produisit, forte et bruyante, disloquant le rocher, dont les éclats, lancés en tous sens, proclamèrent la réussite de l’expérience, pleinement concluante. Le maître, avec une écritoire fournie par Félicité, rédigea sur une large feuille un strict et rapide procès-verbal de l’événement, en appuyant sur l’irréfutable identité des globules, transportés directement sous nos yeux, sans substitution ni apprêt chimique, du fond de la peau béante jusqu’à l’excavation rocheuse. Tous nous signâmes sur sa demande.

Offert à notre attention par Canterel, le bras de Siléis, réagissant au placet, commençait à sécréter le pseudo-remède pour maladies cutanées.

Raymond Roussel

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